Le cocktail éditorial ne figure pas dans les fréquentations
de votre serviteur. Outre que son ancienne activité de libraire le rendait
inutile voire tricard dans ce genre de manifestation, les prétextes pour s’y
rendre restaient somme toute assez minces. Toutefois, le hasard aidant, le vice
travaillant également au complot, il m’est arrivé de me trouver dans un coin à
contempler la prise d’assaut du buffet, occasion d’ailleurs, où votre serviteur
mit en pratique au moins une fois sa théorie tirée de la technique du môle et
de l’enroulement pratiquée au rugby. Il n’existe pas de connaissance sotte,
sauf si elle se révèle inutile. Mes compagnons (ce jour-là, salariés d’une
start-up de vente de livre, rare fierté de ce passage) se gobergèrent, moi itou, revanche des obscurs
et des sans-grade à ces banquets qui n’avaient rien de platonicien par
ailleurs.
Le bénéfice dérisoire de picoler un champagne de médiocre
qualité par-dessus des denrées trop sucrées et trop salées montre vite ses
limites, on le concevra. Restait l’observation de la faune habituelle des
attachées de presse et d’autres personnages plus ou moins liés à la maison
d’édition et plus sûrement au contenu de la bouffe servie à table. Pas besoin
d’être un habitué pour deviner à quel point cette compagnie ne s’élève pas
au-dessus du comice agricole. On aurait dû le savoir : si le Salon du
Livre de Paris sent l’écurie, ce n’est sans doute pas entièrement redevable au
Salon de l’agriculture qui le précède. Alors quoi, n’y avait-il rien à tirer de
ces rassemblements. Eh bien, presque. Parfois, avec un peu de chance, on voyait
une catégorie de types se faufiler dans ces cocktails et il faut avouer qu’ils
avaient plus l’air de s’y sentir à l’aise que ma pomme. À la personne bien
informée qui avait réussi à me faire rentrer, je me risquais à demander, « Qui
c’est ce type-là ? »
Et l’autre qui répond : « Qui ça ?
— Eh bien, le gars avec l’imperméable mastic…
— Où ?
— Là… tu vois, avec les cheveux plaqués en arrière,
bien dégagés sur les oreilles, les petites lunettes façon écaille. Bon, il a
quitté son pardingue ou son imper, maintenant, il a le petit costard bien
ajusté, carrossé par Perrier, tu vois ?
— Avec le nœud pap’ ?
— Yes, monsieur.
— Connais pas personnellement, il fréquente Untel, il
paraît qu’il a écrit des articles. Pas lu, pas le temps de tout lire. C’est un
ancien khâgneux. Il a pas trente ans.
— Tu ne me l’aurais pas dit, hein…
— Ah non, mais attend, ce n’est pas le pote de Untel.
C’est celui de Duchmol…
—…
— Mais siii,
tu sais, Duchmol de la Revue de la Nouvelle Nation. Cela dit avec l’ami
d’Untel, c’est un peu du kif.
— Qu’est ce qu’il fait là ?
— Ben comme toi, il profite de l’événement, sauf que
toi, c’est pour picoler un coup. Lui — à moins que ce soit le pote d’Untel —
fait le siège de mon directeur de collection pour placer sa biographie.
— Drieu, Brasillach ?
— Ouais, un truc dans ce goût-là, mais tu sais, c’est
en perte de vitesse, ces conneries, le lecteur potentiel se raréfie, ça
bavoche, ça sucre les fraises... Dans le style réac qui peut nous faire de la
distance, ce serait plutôt Houellebecq. Avec les vieux fachos, tu peux pas nous
la refaire revival façon Claude
François, hop, un p’tit coup de lustre sur la pierre tombale et c’est reparti
pour un tirage. Vu que le client est occupé à passer le polish sur la
sienne, ça déchaîne pas des fièvres.
— Houellebecq, il lui faudrait une bonne guerre.
— Ah, m’en parle pas, quel tirage ça ferait ! Mais
l’autre, là, avec les fringues qu’il a dû piquer à grand-papa, je ne lui donne
pas une chance. Pourtant il s’est soigné ! Ça marchait dans les années
quatre-vingt, ce genre ‘petit-crevé’ enfin plutôt petite crevure, si tu vois le genre…
— Genre ‘Européen’, c’est ça ? Du nostalgique.
— Exactement : à faire le voyage aller, en
quarante-quatre, au milieu des valoches et en camion Mercedes vers les bords du
Danube, et à revenir en truck Ford débâché avec la biroute au cirage, direction
Fresnes, si t’es malchanceux.
— Bah ! il aurait vu du pays, en tout cas. Tiens, je me
rappelle un type qui a eu son petit succès dans les années quatre-vingt,
justement, avec son Journal. Je l’avais servi brièvement dans une librairie où
j’ai fait un passage éclair, et pour cause… La taulière, une vieille catho
versaillaise — et c’est pas une image, crois-moi — se pâmait littéralement ! Tu
parles, le clone sous-alimenté de Brasillach !
— C’est marrant, tout de même, ces garçons qui
s’adonnent à cette marotte. Tu noteras qu’avec son allure de collabo, il fait un
peu le vide autour de lui.
— Il a l’air d’aimer ça.
— On le remarque. C’est fait pour. Il s’imagine qu’il
emmerde tous les juifs qui sont forcément dans l’édition. Ça ne lasse même
plus. Tu sais, je parie même que sa biographie n’est même pas écrite et qu’il
serait un peu emmerdé sur les bords si on la lui demandait.
— Pourquoi tu ne lui fais pas le coup.
— Déconne-pas, veux-tu ? Si je me trompe…
— Ouais, c’est un risque. Curieux, quand même, j’aurais
pensé que l’espèce s’était éteinte.
— Mais qu’est-ce que tu veux mon vieux, il reste des
jeunes Français patriotes point oublieux de nos aînés, hein ! »
Le type se rapprocha de nous. Je m’esquivais tandis que
j’entendais mon pote dire que non, en fin de compte, le directeur de collection
avait eu un empêchement et que c’était bien dommage…
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