samedi 16 janvier 2021

Un mécénat à 1000 %


« Une circonstance tout à fait inattendue vint augmenter les revenus de Conrad. John Quinn, le collectionneur américain, souhaitait acheter des manuscrits de Conrad et d’Arthur Symons. Par l’intermédiaire d’Agnes Tobin, poète américain très proche de Symons, Quinn prit contact avec Conrad et lui proposa de lui acheter des manuscrits, puis, par la suite, des dactylogrammes et divers brouillons. Quinn offrait des prix assez substantiels pour un auteur vivant : quarante livres pour une nouvelle, cent à cent cinquante livres pour les œuvres plus longues. Ces transactions profitèrent aux deux hommes ; à Quinn qui admirait beaucoup l’œuvre de Conrad, et à celui-ci qui gagna plusieurs centaines de livres à une époque où il était loin de rouler sur l’or. La première transaction eut lieu le 24 août [1911], Conrad envoyant à Quinn le manuscrit d’Un Paria [des îles] (516 pages) et celui de « Freya », encore inédit (226 pages). Conrad aurait voulu envoyer également La Folie Almayer, mais il s’aperçut que tout le chapitre 9 manquait. Comme compensation, il envoya le manuscrit de la préface supprimée du Nègre du Narcisse. C’est ainsi que la collection Conrad de John Quinn débuta, et la correspondance entre les deux hommes deviendra assez volumineuse. Ils ne se rencontreront cependant jamais, Conrad évitant par la suite Quinn d’une manière assez visible, et lorsque Conrad abandonnera Quinn pour vendre ses manuscrits à Thomas Wise, leurs rapports tourneront à l’aigre. Mais la vraie rupture aura lieu lorsque Quinn fera un bénéfice de 1000 % sur la vente de la collection Conrad en 1923. La vente de ce matériau, dont la plus grande partie alla à A.S.W. Rosenbach, rapporta à Quinn cent dix mille dollars environ, pour dix mille dollars d’achat. Lorsqu’on lui demanda de verser à Conrad une partie de ses gains, Quinn refusa catégoriquement. À vrai dire, Quinn aussi bien que Conrad étaient à ce moment-là au seuil du trépas. »

Frederick R. Karl
 : Joseph Conrad — Trois vies (1979) Traduction de Philippe Mikriammos

mercredi 13 janvier 2021

Vieilles lunes et jeunes cons

Une tendance naturelle voudrait que nous attribuions aux effets de la nouveauté certains travers bien plus anciens. C’est le cas des « Fake News » dont la forme anglomaniaque semble garantir la novation, alors que nous nous trouvons confrontés à une vieille lune de la connerie humaine. En effet, dès l’apparition du papier et de celle de l’imprimerie, une production abondante de littérature de colportage et de canards va se diffuser dans les villages d’Europe. À ce titre d’ailleurs, une historienne comme Elizabeth L. Eiseinstein nous rappelle dans son ouvrage La révolution de l’imprimé, que nous ne devons pas sous-évaluer l’alphabétisation de la population aux xive et xve siècles, au moment de la révolution de l’imprimerie. Canards et almanachs (qui contiennent souvent des nouvelles très exagérées) nous content des événements extraordinaires : apparitions de comètes, prodiges, monstres et contes moraux sont reproduits sur des brochures, voire des placards, dont les illustrations sont souvent des réemplois d’autres documents (Il en va de même avec la production de livres à la même époque, comme le souligne encore Eiseinstein…) La pratique du canard perdure jusqu’au xixe siècle. L’éditeur Pierre Horay a publié en 1969 un recueil in-folio (Canards du siècle passé) pour cette époque. Bien entendu de tels documents originaux sont d’une rareté insigne, car leur fragilité et leur nature éphémère ne garantit pas leur pérennité. 


Feuille imprimée en 1712
(Tiré du livre chez Pierre Horay)

Nous faisions allusion à la terrible connerie humaine au début de ce billet. Atténuons notre jugement au sujet du lectorat ancien, pas encore intégré à notre vision du monde, inspirée de Descartes (*). La pensée magique y règne et ne se révèle pas choquante. De même la pénétration d’idées nouvelles poursuit toujours un cheminement lent, d’autant que le livre reste également un média lent…
La pensée magique perdure dans notre société, ce qui nous pousse de ce côté de l’écran à songer que la faute ne provient pas d’un média trop prompt à fasciner mais bel et bien de l’inculture crasse et de la sottise de nos contemporains. Et de cela, aucune raison et aucun média ne peut y remédier. Le Tenancier est misanthrope aujourd’hui. Il fatigue. On reviendra un jour sur ces publications.
Pour le plaisir de la documentation et par perversité aussi, on se reportera à la page de Gallica pour approfondir ses connaissances sur le sujet.
 
(*) Lisons Descartes et soyons surpris par la « banalité » du raisonnement, pour une simple raison : nous l’avons intégré dans notre système de pensée, ce qui n’est pas le cas de la plupart de ses contemporains.

dimanche 10 janvier 2021

Une historiette de Béatrice

Bonjour madame, vous êtes bien coiffée et vêtue. Mais ce n'est pas la raison de ma venue, vous vous en doutez bien. On m'a offert il y a quelque temps un livre de cette taille (il me montre avec ses mains) et de cette épaisseur (il me montre encore). C'est un ouvrage qui a été édité à un nombre très limité d'exemplaires, à l'occasion d'une exposition au Casino Bellevue de Biarritz. Il comprend une très riche iconographie et traite d'ethnopsychiatrie chez les indiens d'Amérique du Sud. J'aimerais savoir s'il serait susceptible de vous intéresser.

vendredi 8 janvier 2021

RB


Signalons aux curieux nantis d'un accès à Facebook l'existence d'une page dédiée : Coup de sombrero à Richard Brautigan et aux plus austères l'existence d'un site officiel pas très beau consacré à l'auteur : American Dust.

Merci qui ? Merci Tenancier !

mercredi 6 janvier 2021

Blague à part...

Ce petit coup de gueule fut publié sur Facebook (et l'on pardonnera le style relâché) le 1er novembre 2020. La sottise de certaines personnes criant à « l’atteinte à la liberté » parce que l’on demandait aux libraires de fermer quelques temps devenait quelque peu encombrante. Le propos ne soutient en rien, précisons-le, la politique absurde en vigueur concernant l’épidémie qui nous touche tous (et dont j’ai été atteint), mais s’interroge sur un certain fétichisme autour du livre…


Blague à part, je suis sidéré parce que je lis en ce moment autour de l'ouverture des librairies, et en général tout ce qui touche le livre. J'ai commencé dans le métier (parce que j'y suis toujours, malgré tout) en 1979 et je me trouve loin du fétichisme affiché par beaucoup ici. En effet, je considère cette étrange passion de continuer à baguenauder dans les rayons assez frelatée, comme si, du point de vue du lecteur, de l’acheteur de livre, nous nous relevions d’une privation de quatre ans. Et encore, si tel était le cas, frémirait-on de plaisir à enfin découvrir des voix venues d’ailleurs comme l’étaient en leur temps tous les écrivains amerloques débarqués par rayon entiers sur nos rivages. Là, on demande aux professionnels de fermer un mois et de se débrouiller pour livrer, afin de compenser comme ils peuvent leur manque à gagner. Ils s’organisent. Eux-mêmes le signalent. Je pense que nous survivrons tous à cette suspension partielle de la vente des livres parce que, c’est vrai, la librairie n’est pas vitale. On peut tout à fait survivre sans livre (on s’emmerde, c’est vrai) mais on ne peut pas survivre sans bouffer. Alors oui, d’autres commerces restent ouverts et je serais pour qu’on les ferme aussi, ou qu’ils se débrouillent comme les libraires. Parce que vous savez quoi ? Eh bien comme le dit un éditeur de ma connaissance, je préfère me priver d’un bouquin et sauvegarder une vie. Nous voici confrontés à problème de santé publique qui constitue une menace immanente sur les plus faibles, à notre merci du fait de notre inconscience ou de notre impéritie... Tout cela pour complaire cette sorte d’attachement malsain autour d’un métier où le fantasme — je suis bien placé pour la savoir — d’un certain public reste omniprésent. Eh, les gens, si vous vous voulez tant de reconnaissance, ne faites pas librairie, c’est chiant, on fait des factures, on déballe des cartons et en plus on doit se gaufrer des clients qui viennent baver des « C’est merveilleux votre métier on lit tout le temps », sous-entendu qu’ils aimeraient aussi. Toujours cette envie de reconnaissance, parce que, aux yeux de beaucoup le livre garantit une sorte de prestige, alors que… Musso, Lévy, Tesson et les merdouilles du genre, ça c’est la vérité de la librairie. Et vous voudriez que ça reste ouvert pour que ce robinet à connerie ne se tarisse pas. Oui, je sais, il y a les autres, les obscurs, les sans-grades. Ne vous alarmez pas pour eux, ils ne vendront pas plus que si tout restait ouvert, ou bien la différence reste si infime : un ou deux exemplaires à décompter, peut-être. J’exagère à peine. Mais non, prendre position pour ou contre la fermeture (et ce n’est pas du Marthe Richard), c’est prouver qu’on est concerné, que cela a de l’importance. Mais pas du tout, en définitive. Si vous voulez un livre, c’est bon, bigophonez au libraire. Si vous voulez vous valoriser par le livre en manifestant ou en pétitionnant, allez-y, je ne vous retiens pas, mais vous devriez sans doute penser au radio-crochet pour tenter de vous donner de l’importance, parce qu’on risque de regarder vos achats de plus près, et ça risque aussi de ne pas être glorieux. Autrement, les gens, vous êtes toujours au courant, la pandémie, les malades, les vieux qui crèvent dans les mouroirs industriels que sont les ehpad, non ? Vous devriez… et demander qu’on reconfine encore plus strict. En plus ce serait chouette de votre part, il y aurait encore moins de circulation et de cons en liberté. Le printemps serait joli. Ah mais oui, le dernier rempart contre le fascisme, j’oubliais : le livre ? Comme ceux de Houellebecq, le Céline de la petite bourgeoisie centriste ? Bon courage pour la victoire finale, alors…

lundi 4 janvier 2021

... et ils parcourent le monde à volonté.


There's a race of men that don't fit in,
A race that can't stay still;
So they break the hearts of kith and kin,
And they roam the world at will.

Robert W. Service

dimanche 3 janvier 2021

Truffes


La seule maltraitance que j’inflige aux livres, c’est de les « truffer », parfois jusqu’à les déformer. J’aime que certains d’entre eux — on pourrait, comme dans les bibliothèques publiques, les appeler des usuels — soient gonflées de souvenirs se rapportant à telle ou telle page, intercalés. Les cartes postales, de paysages ou de reproductions d’œuvres d’art, les étiquettes d’hôtel ou les tickets de tramway ou de bateau sont autant de décorations décernées.
 
Bernard Delvaille : Pages sur le livre (2004)