Voici le
mécanisme de la hausses des « premières »
éditions : un livre nouveau, épuisé en originale chez l’éditeur,
n’est pas
forcément épuisé chez tous les libraires. Une maison qui a souscrit
cent grands
papiers les écoule moins vite qu’une maison qui s’en est fait réserver
cinq ou
six. D’où résultent, presque à la sortie, pour les livres à succès, des
différences de prix entre les détaillants. Si vous vous adressez à un
libraire
qui a souscrit un gros paquet, il a encore de nombreux exemplaires sur
ses
rayons et vous vend le volume au prix de l’édition. Si vous commandez à
son
voisin, qui n’a pas eu confiance et a passé ses commandes sur vente
assurée,
celui-ci est obligé de rechercher votre volume, c'est-à-dire de le
racheter à
un confrère ou à un amateur. Le confrère qui, lui, a couru le risque de
souscrire en quantité, vendra l’ouvrage au prix fort, et l’amateur
entendra
réaliser lui aussi un bénéfice. D’où l’inévitable majoration et hausse
instantanée du libre demandé. La Musique
intérieure de Maurras, en « cahier vert » fut vendue, à
la
sortie, 80 francs au lieu de 10.
Certains s’imaginent assez naïvement que le métier de
libraire de luxe est facile : « Le commerçant, se disent-ils,
achète
à l’éditeur de beaux livres avec une remise ; il les revend au
prix fort
et empoche la différence ; ou bien il met “en cave” les auteurs
qui
doivent “monter” et, les ressortant (après un délai normal) au double
ou au
triple du prix marqué, réalise à coup sûr des bénéfices
considérables. »
La réalité est un peu différente. En effet, tout libre
numéroté est vendu à « compte ferme », c'est-à-dire sans
possibilité
de retour des invendus. Or aucun libraire ne peut savoir d’avance le
nombre
d’exemplaires qu’il écoulera. Les nouveautés d’auteurs cotés étant — au
dire
des éditeurs — entièrement souscrites le jour même où elles sont
annoncées, le
détaillant doit obligatoirement passer sa commande ferme
avant d’avoir pris connaissance de l’œuvre nouvelle, de
connaître la critique et d’avoir reçu aucun ordre de ses clients.
Qu’arrive-t-il ? Ou le libraire est prudent et il s’engage au
minimum,
c'est-à-dire qu’il souscrit approximativement le nombre de volume
correspondants à la demande habituelle. En ce cas, sitôt servis ses
principaux
clients, il manquera la vente pour tous les retardataires. Ou le
libraire, audacieux,
souscrit une quantité supérieure à son débit assuré, et si le livre
n’est pas
un succès, il lui restera une quantité d’invendus qui mettront des mois
à
s’écouler ou qui resteront pour compte alors qu’ils ont été payés cash à l’éditeur. Un des principaux
libraires de luxe de Paris disait : « Nous réalisons un
chiffre
d’affaires très important, mais le bénéfice n’existe jamais en espèces,
notre
bénéfices, ce sont les livres qui nous restent. » Et il
ajoutait :
« Habituellement invendables ».
Aux amateurs qui, d’autre part, sont persuadés que tous les
libraires de luxe spéculent en mettant « en cave » des
milliers de
volumes, je révélerai que le cas est peu fréquent, parce que cette
méthode
exige un coup d’œil presque infaillible, un goût du risque peu répandu
et
qu’elle nécessite des investissements considérables.
L’attribution des prix littéraires n’a qu’une influence
temporaire sur la cote des livres. Il y a d’ailleurs dans ces
opérations une
cuisine assez bizarre : académies et jurys s’efforcent de faire le
plus
d’heureux possibles. Il y a donc ce qu’on appelle « les coups de
chapeau » : les jurés, après s’être mis d’accord sur un nom,
organisent en toute tranquillité des tours prétendus
« précédents »
pour distribuer aux divers postulants mentions honorables et accessits.
L’influence du Goncourt varie suivant les titres et les
auteurs. Il a imposé au grand public Proust, qui ne pouvait espérer
qu’une
audience restreinte, donné des beaux tirages à Béraud et à
Constantin-Weyer,
mais on n’a jamais révélé les tirages de Lucien Fabre, de Maurice Bedel
ou de
Thierry Sandre. Et, en général, le prix ne fait vendre qu’un titre, pas
un
auteur.
Le plus curieux c’est que, sans aucun prix, certains livres
d’inconnus sont lancés en quelques jours par la publicité orale :
ce fut
le cas du fameux Hôtel du Nord
d’Eugène Dabit.
Une catégorie de spéculateurs disparut assez
rapidement : tous les profanes qui, vers 1926, achetaient par
tonnes des
beaux papiers sans s’inquiéter des valeurs littéraires, les fervents de
« poésie pure » et les gros malins qui entassaient Bazin sur
japon ou
Valéry sur héliotrope. Lorsqu’ils désirèrent « réaliser » ces
amateurs s’adressèrent aux libraires, leur offrant leurs pannes au
double de la
valeur d’achat. En vain. Les amateurs baissèrent leurs prétentions,
mais, même
à moitié de la valeur d’achat, les libraires ne se laissèrent pas
tenter.
Alors, les stockeurs imprudents s’avouèrent vaincus et disparurent du
marché, à
la satisfaction générale, se retirant dans leur « Cimetière
marin »
ou à l’ombre de leur « Garçonne » sur papier hygiénique.
La librairie de luxe retrouva alors sa véritable clientèle,
celle des amateurs de belles œuvres bien présentées, qu’ils retiennent
à
l’avance ou recherchent patiemment, sans fébrilité ni surenchère
inutile. Les
bibliophiles authentiques se retrouvèrent entre eux, enfin débarrassés
des
spéculateurs à la petite semaine. Tout se tassa. On fit la révision des
valeurs
et l’on se félicita de ne pas s’être laissé entraîner par contagion
dans tel ou
tel passager coup de bourse.
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