Illustration de R. Kikuo Johnson
[…] Il
parlait sans hésitation, le souffle court, sans
rechercher la précision. Apparemment, elle était désormais superflue
pour lui.
— Depuis deux cent cinquante ans, la machine a entrepris de remplacer l’Homme en détruisant le travail manuel. La poterie sort de moules et de presses. Les œuvres d’art ont été remplacées par des fac-similés. Appelez cela le progrès si vous voulez ! Le domaine de l’artiste est réduit aux abstractions ; il est confiné dans le monde des idées. Son esprit conçoit et c’est la machine qui exécute. Pensez-vous que le potier se satisfasse de la seule création mentale ? Supposez-vous que l’idée suffise ? Qu’il n’existe rien dans le contact de la glaise elle-même, qu’on n’éprouve aucune jouissance à voir l’objet croître sous l’influence conjuguée de la main et de l’esprit ? Ne pensez-vous pas que cette croissance même agisse en retour pour modifier et améliorer l’idée ? — Vous n’êtes pas potier, dit le Dr Calvin. — Je suis un artiste créateur ! Je conçois et je construis des articles et des livres. Cela comporte davantage que le choix des mots et leur alignement dans un ordre donné. Si là se bornait notre rôle, notre tâche ne nous procurerait ni plaisir ni récompense. « Un livre doit prendre forme entre les mains de l’écrivain. Il doit voir effectivement les chapitres croître et se développer. Il doit travailler et retravailler, voir l’œuvre se modifier au-delà du concept original. C’est quelque chose que de tenir les épreuves à la main, de voir le texte imprimé et le remodeler. Il existe des centaines de contacts entre un homme et son œuvre à chaque stade de son élaboration… et ce contact lui-même est générateur de plaisir et paie l’auteur du travail qu’il consacre à sa création plus que ne pourrait le faire aucune autre récompense. C’est de tout cela que votre robot nous dépouillerait. — Ainsi font une machine à écrire, une presse à imprimer. Proposez-vous de revenir à l’enluminure manuelle des manuscrits ? — Machines à écrire et presses à imprimer nous dépouillent partiellement, mais votre robot nous dépouillerait totalement. Votre robot se charge de la correction des épreuves. Bientôt il s’emparera de la rédaction originale, de la recherche à travers les sources, des vérifications et contre-vérifications de textes, et pourquoi pas des conclusions. Que restera-t-il à l’érudit ? Une seule chose : le choix des décisions concernant les ordres à donner au robot pour la suite du travail ! Je veux épargner aux futures générations d’universitaires et d’intellectuels de sombrer dans un pareil enfer. Ce souci m’importait davantage que ma propre réputation, et c’est pour cette raison que j’ai entrepris de détruire l’U.S. Robots en employant n’importe quel moyen. — Vous étiez voué à l’échec, dit Susan Calvin. — Du moins me fallait-il essayer, dit Simon Ninheimer. Susan Calvin tourna le dos et quitta la pièce. Elle fit de son mieux pour ne point éprouver un élan de sympathie envers cet homme brisé. Nous devons à la vérité qu’elle n’y parvint pas entièrement. |