dimanche 13 juillet 2014

Vanne pourrie

Eût-il été encore vivant, William Styron aurait certainement averti les athlètes des conditions climatiques des derniers J.O. d'hiver, lui qui a tant glosé sur le froid de Sotchi.

George W.F. Weaver

samedi 12 juillet 2014

Les nouvelles servitudes volontaires



Exposé d'Annie Le Brun au Colloque sur Jacques Hassoun qui s'est déroulé à l'Ecole Normale Supérieure de Paris en mars 2009

Pas d'affolement, tout est sous contrôle...

La société industrielle récente n’a pas réduit, elle a plutôt multiplié les fonctions parasitaires et aliénées (destinées à la société en tant que tout, si ce n’est à l’individu). La publicité, les relations publiques, l’endoctrinement, le gaspillage organisé ne sont plus désormais des dépenses improductives, ils font partie des coûts productifs de base. Pour produire efficacement cette sorte de gaspillage socialement nécessaire, il faut recourir à une rationalisation constante, il faut utiliser systématiquement les techniques et les sciences avancées. Par conséquent, la société industrielle politiquement manipulée a presque toujours comme sous-produit un niveau de vie croissant, une fois qu’il a surmonté un certain retard. La productivité croissante du travail crée une surproduction grandissante (qui est accaparée et distribuée soit par une instance privée soit par une instance publique) laquelle permet à son tour une consommation grandissante — et cela bien que la productivité tende à se diversifier. Cette configuration, aussi longtemps qu’elle durera, fera baisser la valeur d’usage de la liberté ; à quoi bon insister sur l’autodétermination tant que la vie régentée est la vie confortable et même la « bonne » vie. C’est sur cette base rationnelle et matérielle que s’unifient les opposés, que devient possible un comportement politique unidimensionnel. Sur cette base, les forces politiques transcendantes qui sont à l’intérieur de la société sont bloqués et le changement qualitatif ne semble possible que s’il vient du dehors.
Refuser l’État de Bien-Être en invoquant des idées abstraites de liberté est une attitude peu convaincante. La perte des libertés économiques et politiques qui constituaient l’aboutissement des deux siècles précédents, peut sembler un dommage négligeable dans un État capable de rendre la vie administrée sûre et confortable. Si les individus sont satisfaits, s’ils sont heureux grâce aux marchandises et aux services que l’administration met à leur disposition, pourquoi chercheraient-ils à obtenir des institutions différentes, une production différente de marchandises et de services ? Et si les individus qui sont au préalable conditionnés dans ce sens, s’attendent à trouver, parmi les marchandises satisfaisantes, des pensées, des sentiments et des aspirations, pourquoi désireraient-ils penser, sentir et imaginer par eux-mêmes ? Bien entendu, ces marchandises matérielles et culturelles qu’on leur offre, peuvent être mauvaises, vides et sans intérêt — mais le Geist et la connaissance ne fournissent aucun argument contre la satisfaction de besoins. 

Herbert Marcuse : L'homme unidimensionnel (1964)

Habiller un mec

Habiller un mec : C'est prendre en flagrant délit un malfaiteur. (Argot de la Police municipale)

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

vendredi 11 juillet 2014

Les perles de l'Amérique (1)

Parfois, et même assez fréquemment en vérité, l'Otto que je suis aime aller à baguenauder dans divers pays, histoire de découvrir leurs attraits supposés ou réels. Il y a peu, en mai dernier pour être précis, ce sont les Etats-Unis que j'ai explorés. Un long et beau voyage. Mais, pour venir encombrer les pages de notre cher Tenancier, je ne raconterai pas ma vie, je vous épargnerai le "road trip" entre Chicago et Austin, le festival de rock psychédélique ou les aspects factices d'Hollywood. Parce que l'un des plus beaux moments de ce voyage a eu rapport avec les livres. À ma grande surprise : mes amis à Los Angeles nous avaient proposé (à ma douce et à moi) de visiter le Huntington Garden. Un endroit absolument fabuleux, avec des jardins japonais, chinois, des bonsaïs, d'immenses étendues boisées ou fleuries et, surtout un incroyable jardin (plus de dix hectares, quand même…) de cactées, de toutes les couleurs, formes, tailles, un endroit totalement hors du temps, comme un paysage extra-terrestre.
 

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A l'abri d'un kiosque du jardin chinois,
une musicienne joue un air traditionnel

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La surprise, j'y viens, c'est qu'au beau milieu de cet immense parc se dresse l'une des bibliothèques les plus fascinantes qu'il m'ait été donné de visiter. (photo n°4).
En lui-même, le bâtiment n'a rien d'impressionnant, ni de l'extérieur, ni à l'intérieur (photo n°5). Mais ce sont les ouvrages exposés qui coupent le souffle, alors que, pourtant, seule une centaine des plus de neuf millions de volumes (!) que contient la bibliothèque sont exposés au regard du public. Mais quels volumes !


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Dans une première salle se trouvent des ouvrages "classiques", en premier lieu une bible de Gutenberg (photo n°6), une édition de 1521 du Passional Christi und Antichristi de Martin Luther (photo n°7), une édition du début du XVe siècle du Livre des heures (photo n°8), une originale des œuvres de William Shakespeare (photo n°9), un manuscrit de Jack London (photo n°10) (qui côtoyait du reste un "tas de cendres" du même : un manuscrit qu'il avait mis dans le coffre d'une banque parce qu'il craignait les incendies qui détruisaient régulièrement les maisons en bois du coin où il vivait – et c'est la banque qui a brûlé…) et de multiples autres volumes pour la plupart dotés d'enluminures somptueuses (photo n°11) (j'ai "intelligemment" oublié de noter le titre de ce livre…).


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Une seconde salle est pour sa part réservée aux ouvrages scientifiques et médicaux au fil des siècles. On peut ainsi y voir une édition de 1279 du Grand livre de Ptolémée (photo n°12), une originale de 1609 de l'Astronomia Nova de Johannes Kepler (photo n°13), un Arabum medicorum principis d'Avicenne de 1595 (photo n°14)… Et un immense espace est réservé à Charles Darwin, où figurent plusieurs dizaines d'éditions différentes de son Origine des espèces (photo n°15).


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Le plus ahurissant, dans toute cette richesse culturelle et historique, c'est dans un vague couloir dirigeant vers la sortie qu'on le trouve : alors que tous les autres ouvrages sont protégés sous verre, trône dans ce passage un volume de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, feuilletable à loisir ! (photo n°16) Certes, comme me l'a fait remarquer à juste titre notre cher Tenancier, cette encyclopédie n'est pas rarissime et un livre doit "vivre". Mais quand même ! Un ouvrage de 1765 dont tout un chacun peut tourner les pages à volonté, ça ne se voit pas partout. Et c'est plutôt émouvant.
Et l'endroit est absolument à voir pour qui se rend à Los Angeles. Absolument !
 
Otto Naumme
 
NB : le lecteur pardonnera la piètre qualité des photos, prises sans flash dans un souci de respecter ces ouvrages. Et non traitées avec un logiciel de retouche, parce que je suis un flemmard.

Gabarit

Gabarit : Mesure. Cette femme-là, c'est mon gabarit.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

mercredi 9 juillet 2014

Quand culture rime avec censure (Mise à jour)

Pourquoi s’embêter à rédiger soi-même un billet sur l’éviction brutale d’Alain Veinstein de son émission sur France Culture alors que George WF Weaver, sur son blog en avait fait un qui résumait parfaitement la situation ? Le voici in extenso avec sa permission, précédé d’un appel à pétition dont George est également à l'origine...

Mise à jour du 9 juillet : Si l'émission n'a pas été diffusée sur les ondes de France Culture, sa direction a néanmoins choisi de la mettre à la disposition de l'auditeur sur son site avec une "justification" de la part de celle-ci. Vous pouvez donc l'écouter ici.

Auditeurs de France Culture depuis plusieurs années, nous sommes de plus en plus consternés par la baisse régulière du niveau de cette chaîne, qui ne produit quasiment plus de culture radiophonique ni ne s'attache à recueillir les témoignages de grands acteurs de la culture du siècle présent ou passé mais se borne, au mieux, à faire la promotion de spectacles culturels ou d'ouvrages littéraires liés à l'actualité, en réduisant l’essentiel de ses programmes à de simple entretiens dépourvus d'intérêt autre que conjoncturel.
L'un des derniers artisans de l'âge d'or de France Culture (des années soixante-dix à la fin des années quatre-vingt-dix), qui n'avait pas peu contribué à forger l'esprit vivifiant et créatif de cette époque, vient d'être "remercié" sans ménagements par la direction de France Culture : il s'agit d'Alain Veinstein, encore producteur de l'émission "Du jour au lendemain" (minuit-minuit trente en semaine), qui en 2009 s'était déjà vu sèchement signifier la suppression de sa tranche 22h-minuit, "Surpris par la nuit" (anciennement "Nuits magnétiques", depuis 1979).
Certes, "Du jour au lendemain" est une émission consacrée à l'actualité littéraire, mais ce n'est jamais celle des têtes de gondoles, et surtout la manière inimitable dont Alain Veinstein conduit ses entretiens — tout en suggestions feutrées et n'hésitant pas à laisser grande part aux silences productifs de l'interlocuteur — en fait un exercice de création de haute voltige à part entière.
Prenant acte de cette décision unilatérale, justifiée selon la direction de la chaîne par la nécessité de laisser la place aux jeunes générations, Alain Veinstein avait décidé de conduire seul sa dernière émission, dans la nuit du 4 au 5 juillet 2014.  
Las ! Une heure avant la diffusion, un mail du directeur de la station, Olivier Poivre d'Arvor, a averti le producteur que son enregistrement ne serait pas diffusé — et de fait il fut remplacé par la rediffusion d'un numéro consacré au prix Goncourt 2013, sans aucun égard ni prévention à l'endroit des auditeurs déjà prévenus de cette émission testamentaire.  
Sans nous faire trop d'illusions sur l'éventuelle réintégration d'Alain Veinstein dans l'équipe de producteurs de la chaîne, nous réclamons à tout le moins la diffusion de cette dernière émission, qui pour l'instant se trouve accablée, ultime outrage, sous le boisseau d'une chose qui ne porte qu'un nom : "Censure".

Pour la pétition, suivez ce lien ci-après :


Signer la pétition : Contre la suppression de Du jour au lendemain, le limogeage d'Alain Veinstein, et les dérives de...

On a appris avec pas mal de dépit voici une dizaine de jours, par un entrefilet dans Télérama, que l'un des derniers piliers historiques de France Culture, un de ceux qui avaient contribué à forger l'esprit des années d'or de la chaîne (1975-1999), Alain Veinstein, était limogé sans ménagement : l'émission Du jour au lendemain  qu'il avait enfantée voici presque trente ans, en septembre 1985, ne sera pas reconduite à la rentrée 2014.
Pourquoi ?
La direction avait d'abord avancé des raisons d'âge — Veinstein approche les 72 ans, l'âge de la momification, non ? et sans doute sur le point de sucrer les fraises — mais en fait, non (sans doute s'est-on rappelé que Juppé compte se présenter en 2017 ?), question de budget : contraction l'an prochain.
Bon sang mais c'est bien sûr ! d'autant que deux micros dans un studio avec un technicien aux manettes, c'est sans doute l'émission la plus coûteuse de cette chaîne qui ne regarde pas à la dépense lorsqu'il s'agit d'envoyer des journalistes à l'autre bout du monde pour des émissions spéciales !
Coup de pute sur le gâteau : Veinstein, apprenant cette poignarderie à la Iago, modifie la programmation de l'émission de la nuit du 4 au 5 juillet — qui sera donc la dernière — pour proposer un ultime opus, seul pour la deuxième fois en 29 ans (la première, c'était ici, magnifique hapax).
Mais il a commis l'erreur d'annoncer la chose dans un billet de présentation de l'émission, ceux de la haute ont fait dans leur froc et nous ont balancé en lieu et place une banale rediffusion rassurante, sans bien évidemment rien annoncer aux auditeurs plus attentifs qu'attentistes — « Rien à branler de ces connards d'oreilleux ! », doit-on se dire dans les sphères de la Maison Ronde…
Allez boum ! Censure directe, à sec avec du sable !
Bon, pfff…, encore une histoire lamentable qui témoigne de la beauté fulgurante de notre époque ; rien à ajouter en fait à ce qu'a déjà bien mieux dit l'ami Fañch sur son excellent blogue (et l'on peut aussi se rapporter à ce fil de discussion).

Mais fouchtra ! il va sacrément me manquer, ce passage du jour au lendemain, et ces « Mmmh » qui suggéraient tout !
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En complément, l'article d'Amaury da Cunha paru dans Le Monde daté 6-7 juillet 2014 :

C'était un rendez-vous nocturne, incontournable pour les amateurs de littérature, de radio, de silences et de confidences. A minuit, sur France Culture, du lundi au vendredi, depuis 1985, Alain Veinstein incarnait la voix intime de l'intervieweur dans son émission « Du jour au lendemain ». Petite musique de jazz en préambule, lecture d'un extrait de l'auteur invité, l'échange pouvait commencer. Vendredi 4 juillet, cette aventure s'est achevée. Avec une voix suave et mélancolique, Alain Veinstein, homme de radio, mais aussi poète, prenait son temps. Pas question de précipiter ou de provoquer artificiellement les choses. Dans son studio feutré de la Maison de Radio France, il a reçu 6 800 écrivains, des plus notables (Marguerite Duras, Pascal Quignard…) aux plus confidentiels. Parce qu'il inspirait la confiance et l'amitié, il a réussi à convaincre les plus secrets d'entre eux – comme Louis-René des Forêts – à s'entretenir avec lui. Car, dans ce face-à-face, il ne se posait jamais en critique dépositaire d'une quelconque autorité littéraire. Il restait à l'écoute, à distance ; sans jamais vouloir prendre le dessus sur l'échange. «A la radio, l'exigence se partage entre l'autre et soi. On n'imagine pas le trapéziste sans le porteur », écrivait-il récemment sur Twitter. Quant à sa technique d'intervieweur, elle reposait sur des questions qui plaçaient toujours l'écriture sur le fil de la vie, mais aussi sur des silences, comme des « amorces de réponses », selon les mots de son ami Yves Bonnefoy. Fin juin, la direction de France Culture a décidé de mettre fin à l'émission pour des raisons de restrictions budgétaires. « Ce fut un coup brutal, mais je m'y attendais, explique Alain Veinstein. L'an dernier, on m'avait déjà souligné mon âge. Encore un an, monsieur le bourreau, avais-je demandé ! » Pour sa dernière émission, à 71 ans, Alain Veinstein avait choisi d'être seul, face à lui-même. Comme s'il reprenait la parole après l'avoir donnée aux autres pendant toutes ces années. Vendredi, à minuit, dans une émission préenregistrée, on aurait dû entendre les derniers moments de « Du jour au lendemain », rebaptisé pour la circonstance en «  Du jour sans lendemain ». Pendant les trente-cinq minutes de cet enregistrement, Alain Veinstein se lançait dans un étrange et émouvant monologue : fustigeant la violence du monde de la radio, tout en rendant hommage à ces grands moments de conversations enregistrées.
« Censure rare à la radio » C'est un homme brisé qui s'est exprimé, soudain privé de ce rendez-vous de minuit qu'il avait fini par identifier à sa propre vie. Mais, une heure avant la diffusion de cette émission, Alain Veinstein a reçu un mail d'Olivier Poivre d'Arvor, le directeur de France Culture, lui expliquant qu'elle n'aurait finalement pas lieu : « Nous avons écouté l'émission de ce soir, et nous avons décidé de ne pas la diffuser. (…) Outre qu'elle ne correspond en rien à l'objet de ton émission, elle ne te rend pas hommage. Trente-cinq minutes de récits subjectifs, et de discussions internes ne regardent en rien l'auditeur. » Pour Alain Veinstein, stupéfait, cette décision est un choc supplémentaire : « Une telle censure est rarissime à la radio, confie-t-il. Je n'ai rien fait de mal, je n'ai fait que tirer un trait sur vingt-neuf années d'émissions. »

Et un extrait de la dépêche AFP du 5 juillet :

France Culture a fait valoir que la radio « s'était entendue avec Alain Veinstein sur l'arrêt de son émission depuis plus d'un an » et que « ce dernier avait accepté le principe d'un nouveau rendez-vous annuel de 40 émissions pour la grille d'été » de 2015. « Nous en étions à convenir des modalités de cette nouvelle collaboration quand Alain Veinstein a choisi de rompre le contrat et de transformer la dernière émission de Du jour au lendemain — censée accueillir un écrivain — en un monologue de 35 minutes sur sa propre situation professionnelle », ajoute la station. « Une radio de service public n'est ni une antenne privée, ni le lieu de plaidoyer pro-domo, et ce pas plus pour Alain Veinstein que pour aucun d'entre nous (...). Assurer le renouvellement des générations à l'antenne, c'est aussi conforter l'avenir de France Culture », poursuit-elle.
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Pour ceux qui veulent réécouter les émissions d'Alain Veinstein, incitons le lecteur à se transformer en auditeur attentif en consultant
cette adresse...

Les assiettes de Picasso

Continuons notre jeu estival.
Puisque certains de nos lecteurs sont adeptes de la contrepèterie, nous allons simplement demander à qui appartient cette citation :

Je préfère subir les assauts des pique-assiettes que les assiettes de Picasso.

Le Tenancier n'est pas loin de partager cet avis...

Une historiette de Béatrice


La dame avec sa tenue griffée et sa bague « mon revenu annuel » passe 20 minutes à me détailler les défauts du livre ancien qui l’intéresse. Ah la la quel dommage, le relieur va me coûter plus cher que le livre. Et oui madame.
Je reste ferme, avec le sourire.
Ses 15€ elle me les a réglés avec son reste de monnaie, en comptant à voix haute, il me manque un euro, pièces jaunes, il me manque 20 cents.
Pas de cadeau, et mon plus beau sourire. Je suis de bonne humeur.

 Cette historiette a été publiée pour la première fois en septembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Eau à ressort

Eau à ressort : Siphon à l'eau de Seltz.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

lundi 7 juillet 2014

Enigme

Puisque ce sont les vacances, on ressort les jeux.
Et comme nous sommes en quelque sorte un salon aimable fréquenté par de gentes personnes, nous allons verser dans la distraction d'ancien régime, comme les énigmes.
Celle-ci est de Voltaire :
Cinq voyelles, une consonne
En français composent mon nom
Et je porte sur ma personne
De quoi l'écrire sans crayon.
Bien évidemment, elle est fort réputée et le Tenancier demande à ceux qui la connaissent de réfréner leur ardeur jusqu'à demain soir pour en donner la clef...

samedi 5 juillet 2014

Une historiette de George

Une petite dame assez mal fagotée me demande :
— « Dites voir, combien vous achetez le genre de livres que vous avez là, sur les étagères juste derrière vous ? parce que j'en ai tout un tas chez moi et il faut que je fasse de la place.
— Ah, vous parlez de la Bibliothèque de La Pléiade ? Eh bien, ça dépend de l'état et des auteurs : disons qu'en général, c'est entre dix et quinze euros pièce.
— Parfait, dans ce cas je reviendrai demain vous en apporter. »

Le lendemain, en effet, la dame revient, traînant un caddie de marché empli à ras-bord… de «Sélection du Reader's Digest» cartonnés.

dimanche 22 juin 2014

Annie Le Brun sur Jarry



Conférence d'Annie Le Brun sur Alfred Jarry au Banquet de Lagrasse le 11 novembre 2012

Hongre

Hongre : Homme châtré.

Marie-François Le Pennec : Petit glossaire du langage érotique aux XVIIe et XVIIIe siècles (1979)

The Strongest of the Strange



On peut trouver le texte du poème ici,
et la traduction .

Rouleur

Rouleur, s. m. Ouvrier typographe qui roule d'imprimerie en imprimerie sans rester dans aucune, et qui, par suite de son inconduite et de sa paresse, est plutôt un mendiant qu'un ouvrier. Aucune corporation, croyons-nous, ne possède un type aussi fertile en singularités que celui dont nous allons essayer d'esquisser les principaux traits. Les rouleurs sont les juifs errants de la typographie, ou plutôt ils constituent cet ordre mendiant qui, ennemi juré de tout travail, trouve que vivre aux crochets d'autrui est la chose la plus naturelle du monde. Il en est même qui considèrent comme leur étant due la caristade que leur alloue la commisération. Nous ne leur assimilons pas, bien entendu, les camarades besogneux dont le dénuement ne peut être attribué à leur faute : à ceux-ci, chacun a le devoir de venir en aide, dignes qu'ils sont du plus grand intérêt.
Les rouleurs peuvent se diviser en deux catégories : ceux qui travaillent rarement, et ceux qui ne travaillent jamais. Des premiers nous dirons peu de chose : leur tempérament ne saurait leur permettre un long séjour dans la même maison; mais enfin ils ne cherchent pas de préférence, pour offrir leurs services, les imprimeries où ils sont certains de ne pas être embauchés. Si l'on a besoin de monde là où ils se présentent, c'est une déveine, mais ils subissent la malchance sans trop récriminer. De plus, détail caractéristique, ils ont un saint-jean, ils sont possesseurs d'un peu de linge et comptent jusqu'à deux ou trois mouchoirs de rechange. Afin que leur bagage ne soit pour eux un trop grand embarras dans leurs pérégrinations réitérées, ils le portent sur le dos au moyen de ficelles, quelquefois renfermée dans ce sac de soldat qui, en style imagé, s'appelle azor ou as de carreau. Un des plus industrieux avait imaginé de se servir d'un tabouret qui, retenu aux reins par des bretelles, lui permettait d'accomplir allègrement les itinéraires qu'il s'imposait. Ce tabouret, s'il ne portait pas César, portait du moins sa fortune.
Mais passons à la seconde catégorie. Ceux-là ont une horreur telle du travail, que les imprimeries où ils soupçonnent qu'ils en trouveront peu ou prou leur font l'effet d'établissements pestilentiels ; aussi s'en éloignent-ils avec effroi, bien à tort souvent ; car le dehors de quelques-uns est de nature à préserver les protes de toute velléité d'embauchage à leur endroit. D'ailleurs, si les premiers ne se présentent pas souvent en toilette de cérémonie, les seconds, en revanche, exposent aux regards l'accoutrement le plus fantaisiste. C'est principalement l'article chaussure qui atteste l'inépuisable fécondité de leur imagination. L'anecdote suivante, qui est de la plus scrupuleuse exactitude, pourra en donner une idée : deux individus, venant s'assurer dans une maison de banlieue que l'ouvrage manquait complètement et toucher l'allocation qu'on accordait aux passagers, étaient, l'un chaussé d'une botte et d'un soulier napolitain, l'autre porteur de souliers de bal dont le satin jadis blanc avait dû contenir les doigts de quelque Berthe aux grands pieds. Des vestiges de rosette s'apercevaient encore sur ces débris souillés d'une élégance disparue.
Au physique, le rouleur, n'a rien d'absolument rassurant. La paresse perpétuelle dans laquelle il vit l'a stigmatisé. Il pourrait poser pour le lazzarone napolitain, si poser n'était pas une occupation. Sa physionomie offre une particularité remarquable, due à la conversion en spiritueux d'une grande partie des collectes faites en sa faveur : c'est son nez rouge et boursouflé.
Lorsque, contre son attente, le rouleur est embauché, il n'est sorte de moyens qu'il n'emploie pour sortir de la souricière dans laquelle il s'est si malencontreusement fourvoyé : le plus souvent, il prétexte une grande fatigue et se retire en promettant de revenir le lendemain. Il serait superflu de dire qu'on ne le revoit plus.
Il est un de ces personnages qu'on avait surnommé le roi des rouleurs, et que connaissaient tous les compositeurs de France et de Navarre. Celui-là n'y allait pas par trente-six chemins. Au lieu de perdre son temps à de fastidieuses demandes d'occupation, il s'avançait carrément au milieu de la galerie, et, d'une voix qui ne trahissait aucune émotion, il prononçait ces paroles dignes d'être burinées sur l'airain : « Voyons! y-a-t-il mèche ici de faire quelque chose pour un confrère nécessiteux ? » Souvent une collecte au chapeau venait récompenser de sa hardiesse ce roi fainéant ; souvent aussi ce cynisme était accueilli par des huées et des injures capables d'exaspérer tout autre qu'un rouleur. Mais cette espèce est peu sensible aux mortifications et n'a jamais fait montre d'un amour-propre exagéré.
Pour terminer, disons que le rouleur tend à disparaître et que le typo laborieux, si prompt à soulager les infortunes imméritées, réserve pour elles les deniers de ses caisses de secours, et se détourne avec dégoût du parasite sans pudeur, dont l'existence se passe à mendier quand il devrait produire.

Eugène Boutmy - Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

Une historiette de Béatrice


A propos des petits cadres, posés par-ci par-là parmi les livres.
« — Quel joli dessin! c'est votre boutique ?
— Oui, ma nièce l'a dessinée quand elle avait 8 ans.
— Et ce dinosaure est très drôle !
— Mon neveu, vous voyez ma famille regorge d'artistes en herbe !
— Et ce monsieur sur la photo ici, c'est votre père ?
— Ah non, lui c'est Samuel Beckett. »

 Cette historiette a été publiée pour la première fois en août 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Cubilo

Cubilo : Poële.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

Une historiette de George

Un grand type entre, l'air jovial — mais du genre bipolaire en phase maniaque.
— « Bonjour ! Auriez-vous du Jack London ?
— Oui, je viens justement de rentrer quelques 10/18, regardez par là-bas.
— Ah, très bien [aucun regard vers l'étagère en question]. Et… du Jean d'Ormesson ?
— Attendez, je vais voir. »
Pendant que je farfouille dans les bacs de poches de drouille, je vois le gars compulser fébrilement (et sans ménagements, le saligaud !) sur le comptoir une belle demi-reliure de 1856 du Reisebilder de Heine que je viens de tarifer à 30 €, puis il sort trifouiller dans l'étalage extérieur et revient avec un roman Grasset au premier plat jaune un peu gondolé, prix d'origine 12 €.
— « Tenez, je vais vous prendre ça ! Mais vous pourriez pas me faire un prix ? Il est un peu défraîchi…
— Ben oui, c'est pour ça qu'il est à 2 €. »

Bon, après moult hésitations il l'a tout de même acheté.
C'est toujours ça de pris.

Avoir de l'uranium dans le greffier

Avoir de l'uranium dans le greffier : Être porté sur la chose.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

samedi 21 juin 2014

Un p'tit tour chez Emmaüs

Généralement, un libraire ne révèle jamais les endroits où il se procure les livres. Il craint que la concurrence ne s’abatte sur le lieu et le vide tel un nuage de sauterelles en Afrique subsaharienne. On pourrait volontiers faire une exception en citant Emmaüs. Vous en trouverez toujours un près de chez vous, plus ou moins garni de ce que vous cherchez.
Celui qui est à côté de chez moi possède un ancien hangar agricole bourré de livres. Il ouvre le samedi, le dimanche et le mercredi, il est à une petite dizaine de kilomètres de ma librairie.
Voici comment on procède pour y faire ses emplettes :
Rendez-vous une demi-heure voire trois-quarts d’heure avant l’ouverture devant la grille de la Communauté locale, à se geler ou cuire selon les saisons, histoire d’être bien placé. Rassurez-vous, vous ne marinez pas seul. Vous vous retrouvez avec des brocanteurs, des bouquinistes ou des mères de famille sans le sous et qui viennent habiller leurs mioches à peu de frais. On piétine, on lie conversation, parfois, rarement avec les gens qui sont dans la même branche, de choses très vagues en tout cas. Vers 14h25, la tension a monté d’un cran, on se masse contre la grille, on sent les starting-blocks qui frémissent sous les talonnettes. On se tait, on envisage l’adversaire potentiel.
Il va y avoir une longue course à faire.
14h30 : ouverture des grilles, c’est la ruée. Le sprint dure une centaine de mètre dans une ancienne ferme en forme de U. On fait attention à ne pas renverser les poussettes, à ne pas bousculer les quelques personnes âgées aussi.
14h31 : Arrivée dans le hangar en question, on grimpe au premier étage, là où sont censées se trouver les plus belles pièces.
Sauf que…
Sauf que je ne cours plus et que je ne vois pas un intérêt particulier à aller à cet étage pour un « chopin » potentiel ou simplement pour avoir la satisfaction d’être le preum’s.
D’abord, je dis bonjour aux membres de la Communauté qui s’y trouvent et je commence mon petit tour dans le hangar.
Lorsque l’on cherche, il convient d’être méthodique, commencer son tour en haut à gauche pour finir en bas à droite de l’entrepôt. On fait chaque rayon livre par livre. On réserve une main pour le tas de bouquins que l’on constitue au fur et à mesure de la progression entre les travées, l’autre pour retirer les ouvrages du rayonnage ou se moucher, car vous évoluez dans le royaume de la poussière. Lorsque votre bras fatigue, vous le déposez (le tas de livre, voyons !) au bureau au fond ou un membre de la Communauté vous le met de côté, et vous reprenez là où vous aviez abandonné.
Avec cette méthode, il faut faire fi des déconvenues. Tel sale type est passé devant vous avec une pile de Louis Guilloux que vous auriez pu prendre si vous étiez allé tout de suite devant le rayonnage où sont entreposés les Gallimard. Tel autre vient de prendre un tome d’Autour d’une vie de Pierre Kropotkine sans se soucier de prendre son pendant, or celui-ci est un bouquiniste… donc du métier, mais la chose n’a pas l’air de l’effleurer. Vous maugréez. Mais tant pis, vous prenez le tome qui reste, pour Kropotkine (une édition de 1921), pour les moments enchantés qu’il a procuré à sa lecture qui est moins un manifeste qu’un ouvrage d’une immense modestie. Ce tome II attendra sûrement longtemps son acquéreur.
Les heures passent, vous êtes toujours dans la poussière qui volète autour de vous. Peu vous chaut, vous n’avez pas mis de chemise blanche mais une vieille limouille de circonstance.
Au bout de la journée, la foule qui remplissait l’entrepôt s’est clairsemée. C’est le moment où, parfois arrivent quelques livres que des Compagnons ont été débarrasser dans la région. Un Gracq en édition courante, un livre sur la Maison du Docteur Blanche, etc. vont rejoindre le lot.
Ça y’est, vous êtes arrivé au bout de votre pérégrination entre l’espoir et la fatalité. Vous avez rempli un carton, voire deux. Ça vous coûte une trentaine, une cinquantaine d’euros, tout dépend. Vous y avez passé l’après-midi et vous êtes lessivé.
Mais content.
Oh ! Vous ne l’êtes pas vraiment pour ce que vous avez acheté mais parce que vous vous êtes prêté à une sorte de quizz sans buzzeur, exercé votre mémoire et votre sagacité à acheter quelques bouquins, lesquels ne constitueront pas les plus belles pièces de votre fonds, loin s’en faut. Seulement, vous les avez choisis, vous en ferez un descriptif, les insérerez dans vos listes, leur redonnerez une seconde chance. Dans le lot, vous avez récupéré une trentaine de numéros de la NRF des années 30, un livre de Jacques Bens, un autre de Dominique Rolin… rien de très bibliophilique, mais la librairie comme je la pratique est faite aussi de cela, de quelques ouvrages un peu moins huppés, mais dont le contenu est attrayant.
Comment ?
Je ne vous ai pas dit ou cet Emmaüs se trouvait ?
Ça va pas la tête ?

Quelques années ont passé depuis la rédaction de ce billet. Je ne retourne qu’exceptionnellement à cet Emmaüs puisque mon intérêt professionnel a désormais disparu et que mon accumulation de livres à des fins personnelles se fait plus ciblée. De plus, il me semble que la foule s’est densifiée, pouls inquiétant de l’état de crise durable que traverse notre société où l’on a aménagé aux plus pauvres une sorte de niche précaire qui est la fable de « l’auto entrepreneur ». Ainsi, il y a de plus en plus de monde à acheter pour revendre : de tout, du n’importe quoi et pour ce qui concerne les livres vraiment du n’importe quoi… au point qu’il est encore possible de trouver de très bon livres délaissés par ignorance. C’est un système qui s’autodétruit car le gisement de livres d’occasion est en train de s’épuiser de par la grande quantité de revendeurs en concurrence. Les seuls à gagner de l’argent sont les sites de ventes par internet et les organisateurs de vide greniers, illustrant l’adage que « c’est toujours le croupier qui gagne ». Naturellement, je commente ce que je connais, à savoir la vente de livres. Peu importe, d’ailleurs. Parce que la politique publique continue de nous faire croire que, selon feu Raymond Barre, « Les chômeurs n’ont qu’à créer des entreprises », continuité logique du slogan de Guizot, de plus en plus de personnes dans la dèche se bricolent une vie de merde sur un petit praticable à attendre le clille sur le bord du trottoir, fût-il virtuel. Le fait est que cette précarisation est désormais fortement intégrée, admise aussi bien par nos concitoyens que par l’État qui a organisé ce gigantesque bouclard. Tout à coup, je me déclare soulagé de ne plus en faire partie, de ne plus courir et de tenter de penser dans un autre sens. De ces passages à Emmaüs, me reste la mémoire des hommes qui s’y trouvaient, de ce type, marqué et mutique que je ne revis plus presque du jour au lendemain, mort brutalement, de ces personnes détruites par l’alcool, des accidentés de toute sorte. Peut-être trouveront-ils la force de dire « merde », le début de la dignité, ce qui manque à tant de nous, à jouer au marchand…

La première partie de ce billet a été publiée en juin 2008 sur le blog Feuilles d'automne

Cul

Cul : Homme bête et grossier.

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

Cul : Derrière. Avoir un beau cul, etc.

Cul : Homme bête et grossier; Ex. : Quel cul, ce mec-là !

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l'argot moderne (1953)

Cul
:
En tant qu'appât érotique.

Quand on va boire à « l'Écu »,
N'faut pas tant tortiller des fesses,
Quand on va boire à « l'Écu »,
N'faut pas tant tortiller du cul.
(Rétif, chanson citée dans les Contemporaines.)

Remuer le cul ou lever le cul : Pratiquer l'acte de chair.

Je te désire autant décus
Qu'on remue à Paris de culs

(Cabinet satirique)

Blaise et Margot à merveille
Ensemble ont toujours vécu ;
Blaise hausse la bouteille
Et Margot lève le cul.
(Collé.)

Marie-François Le Pennec : Petit glossaire du langage érotique aux XVIIe et XVIIIe siècles (1979)

vendredi 20 juin 2014

Où le Tenancier pense très fort à quelqu'un (mais ça peut très bien s'appliquer à pas mal de monde)

[…] Entendre chanter une personne enrouée, voir danser un paralytique, cela est pénible : mais surprendre une tête bornée en train de philosopher, la chose est insupportable. Pour dissimuler leur manque d’idées réelles, beaucoup s’abritent derrière un appareil imposant de longs mots composés, de phrases creuses embrouillées, de périodes à perte de vue, d’expressions nouvelles et inconnues, toutes choses dont le mélange donne un jargon d’aspect savant des plus difficiles à comprendre. Et, avec tout cela, il ne disent rien. On n’acquiert aucune idée, on n’accroît aucunement sa connaissance, et l’on doit se contenter de dire en soupirant : « J’entends bien le claquet du moulin, mais je ne vois pas la farine. » Ou bien l’on constate que trop clairement quelles idées pauvres, communes, plates et rudimentaires, se dissimulent derrière l’ambitieux pathos. Oh ! si l’on pouvait inculquer à ces philosophes pour rire une notion du sérieux redoutable avec lequel le problème de l’existence s’empare du penseur et l’ébranle jusqu’au plus profond de son être ! Alors ils ne pourraient plus être des philosophes pour rire, élucubrer sans sourciller des bourdes vaines comme celle de l’idée absolue ou de la contradiction qui doit exister dans toutes les notions fondamentales, ni se délecter avec une satisfaction enviable de noix creuses telles que celles-ci : « Le monde est l’existence de l’infini dans le fini » et « l’esprit est le réflexe de l’infini dans le fini » etc. Ce serait fâcheux pour eux ; car ils veulent absolument être des philosophes et des penseurs tout à fait originaux. Or qu’un cerveau ordinaire ait des idées non ordinaires, cela est juste aussi vraisemblable qu’un chêne produisant des abricots. Mais les idées ordinaires, chacun les possède lui-même, et n’a que faire de les lire. En conséquence, comme il s’agit en philosophie seulement d’idées, non d’expériences et de faits, les cerveaux ordinaires ne peuvent rien accomplir sur ce terrain. Quelques-uns, conscients de la difficulté, ont emmagasiné une provision d’idées étrangères le plus souvent incomplètes et toujours plates, qui dans leur tête, ajoutons-le, courent sans cesse [le] danger de se volatiliser uniquement en phrases et en mots. Ils les poussent ensuite en divers sens et cherchent à les accorder les unes avec les autres comme des dominos. Ils comparent ce qu’a dit celui-ci, puis celui-là, puis un autre, puis un quatrième encore, et s’efforcent d’y voir clair. On essaierait en vain de trouver chez ces gens-là une vue fondamentale solide reposant sur une base apparente, c’est-à-dire absolument cohérente, des choses et du monde. Aussi n’ont-ils sur rien une opinion nette ou un jugement fermement établi ; mais ils tâtonnent comme dans le brouillard, avec leurs idées, leurs vues et leurs exceptions apprises. Ils ne se sont en réalité consacrés à la science et à l’érudition que pour les enseigner eux-mêmes. Soit. Mais, alors, au lieu de jouer au philosophe, ils doivent au contraire apprendre à séparer le bon grain de l’ivraie.

Schopenhauer : Contre la philosophie universitaire (1851)