Le Tenancier n’avait pas vu paraître une des ses histoires
sur papier depuis quelques temps et il lui tardait de renouer avec la
publication en périodique voire plus si affinités. Ouvrons le bal avec un
nouvel opus dans une revue qui nous devient familière, le numéro hors-série de
l’Ampoule, parution annuelle où l’on trouvera la signature de votre serviteur.
La région de Bordeaux porte chance au Tenancier et, peut-être, le sujet de cette
histoire n’a sans doute pas laissé la rédaction de cette revue indifférente
puisqu’il est en partie question... d’œnologie. Quant à la chance, elle se
manifestera bientôt dans cette région sous une autre forme. Qu’on nous pardonne
de ne pas en délivrer plus pour l’instant, il nous arrive de céder à la superstition —
nous en parlerons plus tard, vers les beaux jours. En attendant, dégustez donc
cette histoire intitulée L’assemblage de
l’ingénieur Canti. Hélas, le texte n’a pas bénéficié de l’illustration de
Céline Brun-Picard, mais la sobriété du cliché de Charlie Ambrose convient
également à l’esprit de ce que nous avons voulu conter.
lundi 17 décembre 2018
L'assemblage de l'ingénieur Canti
samedi 8 décembre 2018
lundi 3 décembre 2018
Keepsakes
[...] Il y avait au couvent une
vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à
la lingerie. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une ancienne
famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au
réfectoire à la table des bonnes soeurs, et faisait avec elles, après le
repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage.
Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir.
Elle savait par coeur des chansons galantes du siècle passé, qu'elle
chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des
histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos
commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu'elle
avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne
demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de
sa besogne. Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées
s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à
tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres,
troubles du coeur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au
clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des
lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours
bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze
ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets
de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses
historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait
voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long
corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude
sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la
campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.
Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations
enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne
d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure,
pour elle, se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse
de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans
l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne,
Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de
Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des
assiettes peintes où Louis XIV était vanté.
À la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il
n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones, de
lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient
entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la
note, l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales.
Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes
qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une
affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles
reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des
auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes,
au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des
gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la
page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en
court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche,
portant une aumônière à sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes
des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille
rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait
d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier
sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits
postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un
billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à
demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue,
becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique,
ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de
leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et
vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles,
aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous
surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous
montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un
lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des
ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; – le tout encadré d'une
forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil
perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures
blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui
nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.
Gustave Flaubert : Madame Bovary
Illustration : Célestin Nanteuil
Le Keepsake était un type d'ouvrage collectif offert en étrennes ou pour les anniversaires à la période romantique. Certains de ces volumes étaient illustrés par des artistes connus : Achille Devéria, Celestin Nanteuil, Gavarni, Gustave Doré, Grandville, etc. Les grands auteurs romantiques - et de moins célèbres désormais - s'y sont essayés. Beaucoup furent imprimés chez Mame, à Tours et fréquemment habillés de cartonnages polychromes. Ils sont fort prisés encore à notre époque. Tous ne concernaient pas la littérature ou la poésie mais également les sciences naturelles et la géographie... Le papier de soie auquel fait allusion Gustave Flaubert était intercalé entre les pages qui contenaient des gravures. Le libraire nomme cela une serpente.
Billet originellement paru sur le blog Feuilles d'automne en juillet 2009
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