Zèbre (Filer comme un) : Courir vite. C'est un drôle de zèbre : un curieux individu.
Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)
Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)
(Index)
Auteur
est un nom générique qui peut, comme
le nom de toutes les autres professions, signifier du bon et du
mauvais,
du respectable ou du ridicule, de l’utile et de l’agréable ou du
fatras de rebut. Ce nom est tellement commun à des choses différentes,
qu’on dît également l’Auteur de la nature, et l’auteur
des chansons du Pont-Neuf, ou l’auteur de l’Année littéraire. Nous croyons que l’auteur d’un bon ouvrage doit se garder de trois choses, du titre, de l’épître dédicatoire, et de la préface. Les autres doivent se garder d’une quatrième, c’est d’écrire. Quant au titre, s’il a la rage d’y mettre son nom, ce qui est souvent très dangereux, il faut du moins que ce soit sous une forme modeste ; on n’aime point à voir un ouvrage pieux, qui doit renfermer des leçons d’humilité, par Messire ou Monseigneur un tel, conseiller du roi en ses conseils, évêque et comte d’une telle ville. Le lecteur, qui est toujours malin, et qui souvent s’ennuie, aime fort à tourner en ridicule un livre annoncé avec tant de faste. On se souvient alors que l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ n’y a pas mis son nom. Mais les apôtres, dites-vous, mettaient leurs noms à leurs ouvrages. Cela n’est pas vrai ; ils étaient trop modestes. Jamais l’apôtre Matthieu n’intitula son livre, Évangile de |
saint Matthieu ; c’est un hommage qu’on lui
rendit depuis.
Saint
Luc lui-même, qui recueillit ce qu’il avait entendu dire, et qui
dédie son livre à Théophile, ne l’intitule point Évangile
de Luc. Il n’y a que saint Jean qui se nomme dans l’Apocalypse
; et c’est ce qui fit soupçonner que ce livre était de
Cérinthe, qui prit le nom de Jean pour autoriser cette production. Quoi qu’il en puisse être des siècles passés, il me paraît bien hardi dans ce siècle de mettre son nom et ses titres à la tête de ses oeuvres. Les évêques n’y manquent pas ; et dans les gros in-quarto qu’ils nous donnent sous le titre de Mandements, on remarque d’abord leurs armoiries avec de beaux glands ornés de houppes ; ensuite il est dit un mot de l’humilité chrétienne, et ce mot est suivi quelquefois d’injures atroces contre ceux qui sont, ou d’une autre communion, ou d’un autre parti. Nous ne parlons ici que des pauvres auteurs profanes. Le duc de La Rochefoucauld n’intitula point ses Pensées, par Monseigneur le duc de La Rochefoucauld, pair de France, etc. Plusieurs personnes trouvent mauvais qu’une compilation dans laquelle il y a de très beaux morceaux soit annoncée par Monsieur, etc., ci-devant professeur de l’Université, docteur en théologie, recteur, précepteur des enfants de M. le duc de..., membre d’une académie, et même de deux. Tant de dignités ne rendent pas le livre meilleur. |
-1- |
-2- |
On
souhaiterait qu’il
fût plus court, plus philosophique, moins
rempli de vieilles fables:
à l’égard des titres et qualités, personne ne s’en
soucie. L’épître dédicatoire n’a été
souvent présentée que par la bassesse intéressée,
à la vanité dédaigneuse.
De
là vient cet amas d’ouvrages
mercenaires ;
Qui croirait que Rohault, soi-disant physicien, dans sa
dédicaceau duc de Guise, lui dit que « ses ancêtres
ont maintenu aux dépens de leur sang les vérités politiques,
les lois fondamentales de l’État, et les droits des souverains ?
» Le Balafré et le duc de Mayenne seraient un peu surpris
si on leur lisait cette épître. Et que dirait Henri IV ? On ne sait pas que la plupart des dédicaces, en
Angleterre, ont été faites pour de l’argent, comme les capucins
chez nous viennent présenter des salades, à condition qu’on
leur donnera pour boire. Les gens de lettres, en France, ignorent aujourd’hui ce
honteux avilissement ; et jamais ils n’ont eu tant de noblesse dans
l’esprit, excepté quelques malheureux qui se disent gens de lettres, dans le même sens que des barbouilleurs se vantent d’être de la
profession de Raphaël,
et que le cocher de Vertamont était
poète. Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires, Où toujours le héros passe pour sans pareil, Et, fût-il louche et borgne, est réputé soleil. |
Les préfaces sont un autre écueil. Le moi est haïssable, disait Pascal. Parlez de vous le moins que vous pourrez, car vous devez savoir que l’amour-propre du lecteur est aussi grand que le vôtre. Il ne vous pardonnera jamais de vouloir le condamner à vous estimer. C’est à votre livre à parler pour lui, s’il parvient à être lu dans la foule. « Les illustres suffrages dont ma pièce a été honorée devraient me dispenser de répondre à mes adversaires. Les applaudissements du public.... » Rayez tout cela, croyez-moi ; vous n’avez pas eu de suffrages illustres, votre pièce est oubliée pour jamais. « Quelques censeurs ont prétendu qu’il y a un peu trop d’événements dans le troisième acte, et que la princesse découvre trop tard dans le quatrième les tendres sentiments de son coeur pour son amant ; à cela je réponds que.... » Ne réponds point, mon ami, car personne n’a parlé ni ne parlera de ta princesse. Ta pièce est tombée parce qu’elle est ennuyeuse et écrite en vers plats et barbares ; ta préface est une prière pour les morts, mais elle ne les ressuscitera pas. D’autres attestent l’Europe entière qu’on n’a pas entendu leur système sur les compossibles, sur les supralapsaires, sur la différence qu’on doit mettre entre les hérétiques macédoniens et les hérétiques valentiniens. Mais vraiment je crois bien que personne ne t’entend, puisque personne ne te lit. |
-3- |
-4- |
On est inondé de ces fatras et de ces continuelles répétitions, et des insipides romans qui copient de vieux romans, et de nouveaux systèmes fondés sur d’anciennes rêveries, et de petites historiettes prises dans des histoires générales. Voulez-vous être auteur, voulez-vous faire un livre ; songez qu’il doit être neuf et utile, ou du moins infiniment agréable. Quoi! du fond de votre province vous m’assassinerez de plus d’un in-quarto pour m’apprendre qu’un roi doit être juste, et que Trajan était plus vertueux que Caligula! vous ferez imprimer vos sermons qui ont endormi votre petite ville inconnue! vous mettrez à contribution toutes nos histoires pour en extraire la vie d’un prince sur qui vous n’avez aucuns mémoires nouveaux! Si vous avez écrit une histoire de votre temps, ne doutez pas qu’il ne se trouve quelque éplucheur de chronologie, quelque commentateur de gazette qui vous relèvera sur une date, sur un nom de baptême, sur un escadron mal placé par vous à trois cents pas de l’endroit où il fut en effet posté. Alors corrigez-vous vite. Si un ignorant, un folliculaire se mêle de critiquer à tort et à travers, vous pouvez le confondre ; mais nommez-le rarement, de peur de souiller vos écrits. | Vous attaque-t-on sur le style, ne répondez jamais ; c’est à votre ouvrage seul de répondre. Un homme dit que vous êtes malade, contentez-vous de vous bien porter, sans vouloir prouver au public que vous êtes en parfaite santé ; et surtout souvenez-vous que le public s’embarrasse fort peu si vous vous portez bien ou mal. Cent auteurs compilent pour avoir du pain, et vingt folliculaires font l’extrait, la critique, l’apologie, la satire de ces compilations, dans l’idée d’avoir aussi du pain, parce qu’ils n’ont point de métier. Tous ces gens-là vont le vendredi demander au lieutenant de police de Paris la permission de vendre leurs drogues. Ils ont audience immédiatement après les filles de joie, qui ne les regardent pas, parce qu’elles savent bien que ce sont de mauvaises pratiques. Ils s’en retournent avec une permission tacite de faire vendre et débiter par tout le royaume leurs historiettes, leurs recueils de bons mots, la vie du bienheureux Régis, la traduction d’un poème allemand, les nouvelles découvertes sur les anguilles, un nouveau choix de vers, un système sur l’origine des cloches, les amours du crapaud. Un libraire achète leurs productions dix écus; ils en donnent cinq au folliculaire du coin, à condition qu’il en dira du bien dans ses gazettes. |
-5- |
-6- |
Le folliculaire prend leur argent, et dit de leurs opuscules tout le mal qu’il peut. Les lésés viennent se plaindre au juif qui entretient la femme du folliculaire ; on se bat à coups de poing chez l’apothicaire Lelièvre ; la scène finit par mener le folliculaire au For-l’Évêque ; et cela s’appelle des auteurs! Ces pauvres gens se partagent en deux ou trois bandes, et vont à la quête comme des moines mendiants ; mais n’ayant point fait de voeux, leur société ne dure que peu de jours ; ils se trahissent comme des prêtres qui courent le même bénéfice, quoiqu’ils n’aient nul bénéfice à espérer ; et cela s’appelle des auteurs! Le malheur de ces gens-là vient de ce que leurs pères ne leur ont pas fait apprendre une profession: c’est un grand défaut dans la police moderne. Tout homme du peuple qui peut élever son fils dans un art utile, et ne le fait pas, mérite punition. Le fils d’un metteur en oeuvre se fait jésuite à dix-sept ans. Il est chassé de la société à vingt-quatre, parce que le désordre de ses moeurs a trop éclaté. Le voilà sans pain ; il devient folliculaire ; il infecte la basse littérature, et devient le mépris et l’horreur de la canaille même ; et cela s’appelle des auteurs! Les auteurs véritables sont ceux qui ont réussi dans un art véritable, soit dans l’épopée, soit dans la tragédie, soit dans la comédie, soit dans l’histoire, ou dans la | philosophie
; qui ont enseigné ou enchanté les hommes. Les autres dont nous avons parlé sont parmi les gens de
lettres ce que les frelons sont parmi les oiseaux. On cite, on commente, on critique, on néglige,
on oublie, mais surtout on méprise communément un auteur
qui n’est qu’auteur. A propos de citer un auteur, il faut que je m’amuse à raconter une singulière bévue du révérend P. Viret, cordelier, professeur en théologie. Il lit dans la Philosophie de l’histoire de ce bon abbé Bazin, que «jamais aucun auteur n’a cité un passage de Moïse avant Longin, qui vécut et mourut du temps de l’empereur Aurélien. » Aussitôt le zèle de saint François s’allume: Viret crie que cela n’est pas vrai ; que plusieurs écrivains ont dit qu’il y avait eu un Moïse ; que Josèphe même en a parlé fort au long, et que l’abbé Bazin est un impie qui veut détruire les sept sacrements. Mais, cher père Viret, vous deviez vous informer auparavant de ce que veut dire le mot citer. Il y a bien de la différence entre faire mention d’un auteur et citer un auteur. Parler, faire mention d’un auteur, c’est dire: « Il a vécu, il a écrit en tel temps. » Le citer, c’est rapporter un de ses passages: « Comme Moïse le dit dans son Exode, comme Moïse a écrit dans sa Genèse. » Or l’abbé Bazin affirme qu’aucun écrivain étranger, aucun même des prophètes juifs n’a jamais cité un seul passage de Moïse, quoiqu’il soit un auteur divin. |
-7- |
-8- |
Père
Viret,
en vérité, vous êtes un auteur bien malin ; mais on
saura du moins par ce petit paragraphe que vous avez été
un auteur. Les auteurs les plus
volumineux que l’on ait eus en France,
ont été les contrôleurs généraux des
finances. On ferait dix gros volumes de leurs déclarations, depuis
le règne de Louis XIV seulement. Les parlements ont fait quelquefois
la critique de ces ouvrages; on y a trouvé des propositions erronées,
des contradictions : mais où sont les bons auteurs qui n’aient pas
été censurés ? |
|
La langue verte
7
mai 1874
Nous recevons la lettre suivante : « Monsieur Bernadille, « Je suis étranger. J’ai appris le français sous un maître excellent, ancien professeur au lycée de Tours, auteur de livres de grammaire qui font autorité. Je me suis perfectionné en lisant Bossuet, Corneille, Racine, Boileau, madame de Sévigné et tous vos auteurs classiques ; puis on m’a conseillé de venir passer six mois à paris, centre du beau langage, pour compléter mon éducation. « J’y suis depuis le mois de novembre. Je cause avec mon coiffeur, les garçons de l’hôtel et les cochers de fiacre ; j’écoute tout ce qu’on dit dans la rue ; j’assiste à toute vos premières représentations et à toutes vos reprises. J’étais hier à la Vie de bohème, avant-hier à Orphée aux enfers ; il y a trois jours, au Carnaval d’un merle blanc ; il y a quatre jours, à la Petite Marquise, comme au Magot et aux Merveilleuses il y a trois semaines. Le matin, je partage mon temps entre la lecture assidue des bons auteurs et celles des quelques journaux qu’on m’a désignés comme parlant français. Je ne manque pas un feuilleton de M. Paul de Saint-Victor. Je me suis essayé, la sueur au front, à MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville. J’ai acheté tous les dictionnaires, l’Académie, Littré, Bescherelle, Dochez, Dupiney de Vorepierre, Larousse, Boiste, Richelet, Trévoux, Furetière, etc., etc., sans compter les vocabulaires spéciaux et techniques, pour comprendre les oeuvres de M. Théophile Gautier. Je viens de louer au cabinet de lecture le Quatre-vingt-treize de M. Victor Hugo ; je n’en suis qu’à la page 20 : « par exemple, la momignarde qui tette fameusement gouliafre », et je me sens déjà devenir fou. |
||||
|
||||
« Partout il en est ainsi.
Chaque mot que j’entends me plonge dans
des perplexités terribles. Je
n’ose plus causer avec mon cocher. J’ai d’abord
cru qu’il me parlait une langue inconnue ; on m’a assuré que
c’était le
plus pur parisien. Je m’en suis
bien aperçu d’ailleurs. Ainsi, au moment où je remontais en voiture
après la
première représentation de Jean de
Thommeray, mon cocher m’a dit en clignant de l’oeil :
« Eh bien,
monsieur, ils viennent de remporter une rude veste ! »
Comme je levais la tête d’un air interrogateur,
deux hommes décorés sortaient derrière moi en échangeant leurs
impressions : « C’est un fameux four,
disait le premier au second. — Une veste,
vous voyez bien », fit triomphalement mon cocher. Et il m’apprit
que ces
messieurs étaient deux illustres critiques. Il paraît que les cochers
disent veste et les critiques disent four.
« Décidément, monsieur, mon professeur m’a-t-il trompé ? Dois-je croire qu’il ne m’a pas appris le français ? Cependant j’entends à merveille Racine et Boileau. Je suis les séances de réception à l’Académie, et j’ai compris d’un bout à l’autre les discours de M. Saint-René Taillandier et de M. Nisard. Ou bien y a-t-il deux langues françaises ? Éclairez-moi, je vous prie, monsieur, et veuillez me croire, etc. » Courte réponse du chroniqueur au noble étranger : Monsieur, votre candeur m’étonne, me désarme et me ravit. Vous ne me dites pas quelle est votre nationalité, mais vous devez être d’un pays grave et naïf, où l’on n’a point l’habitude de plaisanter avec les choses sérieuses, où l’on pratique peu l’argot, et où l’on ignore complètement ce que le Figaro, en vrai journal d’avant-garde, dont le rôle est d’aller toujours au delà, appelle des fumisteries, et ce que nous avons l’habitude d’appeler plus simplement des farces de fumiste. Croyez bien que je suis loin de vous en blâmer. Oui, il y a deux langues françaises ; il y en a même plus de deux. Il y a la langue de Bossuet, qui ne change pas, et la langue de Commerson, qui change tous les six mois, — heureusement. Il y a la langue de Racine, faite avec les grammaires et les dictionnaires, et celle de Victor Hugo, — le Hugo des Misérables, de l’Homme qui rit, de Quatre-vingt-treize, — qui refait les dictionnaires et les grammaires. Il y a la langue de l’Académie et la langue de la rue ; la langue du salon et celle de l’antichambre ; la langue des classiques et celle des journaux. Il ne suffit pas d’avoir étudié l’une pour connaître l’autre. Votre professeur et vos livres vous ont appris la première ; la fréquentation des cochers de fiacre, des garçons d’hôtel, du Tintammarre, des vaudevillistes et même des chroniqueurs pourra seule vous apprendre la dernière, si vous avez la faiblesse d’y tenir. Votre étonnement, mon cher étranger, me rappelle l’histoire bien connue de ce fils d’Albion qui écrivait de paris à sa femme : « Ma bonne amie, je me perfectionne beaucoup dans la langue française. J’apprends maintenant les verbes irréguliers, qui sont très-nombreux et très-difficiles. Ainsi, pour vous en donner un exemple, croiriez-vous que le verbe s’en aller se conjugue ainsi à l’indicatif présent : « Je m’en vas, — tu pars, — il file, — nous nous poussons de l’air, — vous vous esbignez, — ils se la cassent. » Ce brave Anglais eût pu ajouter divers autres spécimens non moins caractéristiques : « J’ai de l’argent, — tu as de la braise, — il a le sac, — nous avons des monarques, — vous avez des balles, — ils ont des roues du derrière. Imparfait : J’avais du quibus, — tu avais de l’os, — il avait des monacos, — nous avions de la mitraille, — vous aviez de la douille (que les lecteurs délicats me pardonnent !), — ils avaient des noyaux. » Ou bien tout le contraire : « Je suis dans la débine, — tu es dans la panne, — il est dans la dèche... « Ou encore : Je suis ivre, — tu es gris, — il est dans les vignes... » Je m’arrête. Celui-là pourrait se conjuguer aisément ainsi à tous les temps et à toutes les personnes. Mais les académiciens qui me lisent ne me pardonneraient pas d’aller jusqu’à l’infinitif. Le Mont-de-Piété, particulièrement, a donné naissance à une foule de ces locutions familières. Le peuple ne hait pas le Mont-de-Piété. Au contraire, ce temple de la Reconnaissance, comme l’appelait Roger de Beauvoir, obtient celle des gens qu’il gruge légalement, mais qui le trouve commode. On a pour lui des égards du dissipateur pour l’usurier qui lui permet de se ruiner joyeusement. On a inventé à son usage toute une série de gais synonymes, de petits mots d’amitié, de pseudonymes ingénieux : mettre en plan, mettre au clou (avec les dérivés clouer, surclouer, déclouer), porter chez ma tante... Le poëte a dit un vers célèbre :
Un oncle est un
caissier donné par la nature.
Je comprendrais donc qu’on appelât le Mont-de-Piété mon oncle, puisqu’il est du genre masculin. Pourquoi ma tante ?... Mystère ! A moins que ce ne soit pour exprimer une nuance plus affectueuse encore. En tout cas, le mot prouve bien que l’homme du peuple considère cet ami dangereux de ses mauvais jours comme étant de la famille. Il existe encore d’autres locutions non moins pittoresques : — Quelle heure as-tu ? dit un étudiant à son ami. — Ne me le demande pas, répond celui-ci en tirant de son gousset un cordon veuf de toute espèce de savonnette. Ma montre retarde de vingt-cinq francs. Vous ne trouverez pas cela non plus dans Bossuet. Que voulez-vous ? Une langue est une matière toujours en mouvement, toujours en formation, en transformation et en déformation. Il se produit sans cesse des bouillonnement, des écumes et des scories à la surface. Ou, si vous voulez changer de métaphore, sur ce vieux tronc immuable poussent des multitudes de branches folles, des végétations bizarres, des excroissances parasites. Les idées nouvelles ; moins que cela : les besoins nouveaux ; moins que cela encore : les habitudes, les caprices, les modes créent des images, des tournures, des mots qui naissent et meurent avec eux. Chacun greffe à l’envi et fait sa petite bouture sur le tronc. A l’automne, tout cela tombe, s’envole ou s’entasse au pied de l’arbre comme des couches de feuilles mortes. Le gommeux succède au petit crevé, qui avait succédé au gandin, qui avait succédé au fashionable, qui avait succédé au lion, qui avait succédé au dandy, qui avait succédé au freluquet, qui avait succédé au merveilleux, à l’incroyable, au muscadin, qui avait succédé au petit maître, etc., etc. S’il fallait vous expliquer l’étymologie et les procédés de formation de ces mots naissant comme des champignons dans le ruisseau, poussant comme des moisissures sur la muraille ou comme des fleurs sur le fumier, grouillant comme des myriades d’insectes éclos en vertu d’une génération plus ou moins spontanée dans un liquide en fermentation, nous n’en finirions pas, et cette réponse, mon cher étranger, se changerait en in-folio. Le peuple est pour beaucoup dans cette continuelle éruption de la langue qui se couvre à la surface de boutons, de rougeurs et de pustules ; les journalistes y sont bien pour quelque chose aussi, étant, hélas ! des gens pressés, qui n’ont pas toujours le temps d’être suffisamment difficiles en fait de beau langage, et condamnés d’ailleurs, par état, à parler la langue du jour à des lecteurs d’un jour. les meilleurs s’efforcent, tout en suivant le courant, de ne pas se laisser entraîner, et même de le remonter quelquefois pour se retremper à la source ; les autres vont en avant, travaillent des pieds et des mains pour en élargir le lit, et y vident de pleins tonneaux de termes frelatés pour en grossir le cours. En dehors des journalistes, les grands écrivains eux-mêmes se mettent de la partie, non pas seulement par l’argot, mais par l’emphase, la boursouflure, l’envie d’éblouir, le besoin de créer ; Vous vous êtes arrêté à la momignarde de Victor Hugo, page 20 ; poursuivez jusqu’à la page 62, vous aurez la colère de l’inanimé, l’inattendu de la houle, les coups de coude de l’éclair, le combliau, la braque fixe, le vaigrage, et cette chose farouche, terrasser la colère, colleter l’éclair. Argot pour argot, quel est le pire ? Vous voyez qu’on peut être un homme de génie et parler argot. Tout ceci, mon cher étranger, sans même en excepter peut-être « le fragile se colletant avec l’invulnérable », appartient à la langue verte, — encore un terme d’argot que vous ne comprenez pas, bien qu’il s’explique de soi. La langue verte, c’est la langue en décomposition, — mais une décomposition qui s’épanouit en fleurs, comme celle qu’a chantée le poëte Baudelaire. C’est à la fois une corruption et un raffinement : une langue faisandée et bourrée de truffes, — pareille à ces perdreaux qui soulèvent l’estomac des hommes de la nature, mais qui réveillent les palais blasés. Heureux ceux qui ne le comprennent ni ne la parlent ! Tenez-vous-en, mon cher étranger, à la langue de Bossuet : c’est la meilleure. Seulement, retournez chez vous, renoncez aux boulevards et ne lisez plus (on peut vivre sans cela) ni Quatre-vingt-treize, ni M. Commerson, ni même les chroniques de Bernadille. Esquisses et croquis parisiens — Petite chronique du temps présent, par Bernadille E. Plon et Cie — 1876 |