vendredi 21 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — VI

Il me manquait une base. Je m’installai donc dans un hôtel dépourvu d’ascenseur, situé dans les Quarantièmes Rues Ouest, à proximité de Times Square. Dans la chambre voisine logeait une fille à la beauté déchirante. Lush Life était le nom qu’elle avait pris, mais sur les chèques de l’aide sociale elle s’appelait Geraldo Cruz.
C’est Sasha qui la vit le premier. Ou bien elle qui le vit lui. Nous venions de garer le taxi à carreaux. Assise sur le perron de l’hôtel, Lush Life peignait ses ongles en rose passion. Elle portait une robe de soie jaune, brodée de dragons rampant, moulante comme une seconde peau et fendue jusqu’au haut de la cuisse, une allure piratée chez Suzie Wong. Mais son visage (de hautes pommettes à l’espagnole, des yeux noirs dévorants, des cheveux tourbillonnants d’un noir bleuté aussi luisants que l’aile du corbeau) était exactement celui d’Ava Gardner. Et ses jambes, celles de Cyd Charisse.
Sasha fut perdu dès le premier regard. Avant même qu’il soit descendu du taxi, Lush Life avait posé son flacon et traversé la rue en ondulant des hanches comme une danseuse de hula-hoop. Les lèvres rouges encadrées dans sa vitre ouverte elle souffla sur lui, une seule fois, un parfum de cannelle et de clou de girofle.
— Un petit dévergondage ?
Au bout de dix minutes, Saha revint seul. Sur sa joue, la tache en forme de cimeterre était si incandescente qu’elle semblait prête à prendre feu en une combustion spontanée.
— Joli carton ? demandai-je.
Yob Tvoyou Mat ! Révisionniste ! siffla-t-il.
Et, déchargeant toutes mes affaires, il les abandonna en tas sur le trottoir et s’éloigna sans dire au revoir.
L’hôtel était tenu par deux frères grecs, Mike et Petros Kassimatis, tous deux trapus, larges et chauves, des bouches d’incendie sur pieds, dans le style Tony Galento Deux-Tonnes. Tous les poils qui leur manquaient au sommet du crâne poussaient ailleurs en quantité incroyable, comme pour se faire pardonner. D’impénétrables jungles noires jaillissaient de leurs poignets et de leur cou, s’échappaient à la taille de sous leurs sweat-shirts et, comme les vrilles de la vigne, remontaient même sur les jambes de leur pantalon. Mike portait des lunettes et un tas de chaînes en or, Petros avait une verrue sur le nez. Autrement, ils ressemblaient à deux travailleurs à la chaîne.
— Deux pisses dans un même pot, comme disait Sasha.
En remplissant ma fiche, Mike m’examina des pieds à la tête puis de la tête aux pieds et cracha par terre. Mais quand il vit ma machine à écrire, il recula comme le comte Dracula devant un crucifix.
— Vous êtes écrivain ? gronda-t-il. Vous allez écrire des choses sur l’hôtel ?
Je répondis par un grognement prudent.
— Je vous préviens, ne dites pas de mal de l’hôtel, parce que si vous dites du mal de l’hôtel, vous écrirez les mains cassées.
— Non, corrigea Petros. Il n’écrira pas les mains cassées, il n’aura plus de mains du tout.
Comparée au voisinage, ils tenaient un maison impeccable : il y avait un évier et des couvertures dans toutes les chambres, on changeait les serviettes chaque semaine, fumer du crack était laissé à la discrétion de chacun et tout client pris en train de dessiner des graffitis dans les couloirs sortait aussitôt les pieds devant. Cinq étages, vingt-sept chambres, un seul téléphone. CHAMBRES INTIMES POUR LES CONNAISSEURS, disait la note effacée, ronéotée, punaisée contre ma porte.
La mienne, un cellule de deux mètres cinquante sur trois, ne manquait pas de charme. Sous l’ampoule nue, il y avait des fleurs, de petits bouquets bleus et roses s’épanouissaient sur le papier peint et des marguerites montraient timidement le bout de leurs pétales sous les taches du couvre-lit. Certes, ma fenêtre donnait sur une colonne d’aération, un mur de béton et des tuyauteries. Mais en avançant la tête assez loin et en tendant le cou, je parvenais, à force de contorsions, à apercevoir un morceau de ciel.
Dans la mythologie de Times Square, cet endroit était connu sous le nom d’hôtel Moose (Élan). Personne ne savait pourquoi, sinon qu’il y avait aussi un hôtel Elk (Cerf) sur la Huitième Avenue. « Et c’est pas ici. »
 
Nik Cohn : Broadway, La Grande Voie Blanche – 1992
(Trad. Élisabeth Peellaert)

jeudi 20 novembre 2014

Quantès

Quantès ? Corruption de Quand est-ce ? Lorsqu'un compositeur est nouvellement admis dans un atelier, on lui rappelle par cette interrogation qu'il doit payer son article 4 ; c'est pourquoi Payer son quantès est devenu synonyme de payer son article 4. Cette locution est usitée dans d'autres professions.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883



Quantès ou Quand est-ce ? (Le) : Tournée payée par le nouvel arrivant à ses camarades de bureau ou d'atelier.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

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Napoléon et Paris (et puis les chats, aussi...)

Pas question de pause pour le moment dans ce présent blog, comme il est fait allusion ci-dessous. Mais cette réédition est l'occasion de rapprocher ces deux billets dominés par le coq-à-l'âne. Ils ont été publiés respectivement en juin et en juillet 2008 sous des titres différents dans notre site précédent...

L'auteur de ce blog, jugeant que sa production est un peu élevée et que la moindre panne d'inspiration pourrait nuire au rythme imposé par lui, a décidé de lever un peu le pied avant que de subir d'une manière trop pregnante le vertige du prompt palpitant (équivalent électronique de l'angoisse de la page blanche).
En conséquence, le soussigné va emmagasiner quelques articles et les publier à raison d'un ou deux textes par semaine. Au bout d'un an cela fera tout de même une belle quantité.
Reste que l'envie d'être lu demeure.
Sinon, l'on ne ferait pas de blog.
N'ayant pas les ressources immodérées du marketing, nous nous bornerons à faire preuve d'une astuce qui a déjà fait ses preuves.
C'est François Valorbe, publiant son ouvrage intitulé Napoléon et Paris, qui donne la voie à suivre. L'auteur, ayant décidé d'être lu, s'était renseigné sur les titres les plus vendeurs, d'où icelui nommé ci-dessus - n'ayant du reste aucun rapport avec le contenu.
Désormais, ni Napoléon ni Paris ne font autant recette qu'en 1959, année de parution du livre, chez Losfeld.
Restent les chats.
Nous intitulerons donc ce bref article : «Les Chats de Napoléon à Paris» ce qui va rendre ce blog éminemment populaire et consensuel. Bien entendu, nous mettrons également une photo.





Il y a quelques articles de là, je faisais allusion à François Valorbe…
Voici ce que j’ai retrouvé :
« […] De toute façon Valorbe mérite de passer à la postérité pour un canular digne des meilleurs d’Alphy. Il m’avait apporté des contes qui me séduisirent d’emblée : malheureusement aucun des titres de ces contes ne pouvaient donner son titre à l’ouvrage. Le lendemain, il imagina une préface – stratagème qui était en fait un alibi pour le titre trouvé, Napoléon et Paris :
« Il était une fois un homme qui s’appelait Napoléon. Cet homme habitait Paris. Pour plus de précision, disons que notre héros avait Napoléon pour patronyme et ceci est assez rare, contrairement au prénom fort répandu un peu partout. Le sien de prénom devait être quelque chose comme Bonaparte. Pour plus de précision encore, il est bon d’ajouter que ce Bonaparte Napoléon habitait la petite ville du Kentucky qui répond au joli nom de Paris… Le présent texte n’est qu’un prétexte : celui de donner un titre au recueil. Un de nos amis, des mieux informés en la matière, nous ayant assuré que, best-sellers mis à part, les titres les plus aisément négociables sur le marché de la librairie sont, dans l’ordre, les nominatifs « Napoléon » et « Paris », nous avons pensé qu’il serait vraiment trop bête de passer à côté d’une affaire si belle et si facile. »
Ce livre, à cause de son titre, eut l’insigne honneur de figurer en bonne place dans la vitrine, consacrée à l’épopée impériale, d’un libraire voisin de l’École Militaire. »
On trouvera cet extrait dans :
Eric Losfeld : Endetté comme une mule, ou : La passion d’éditer – Belfond, 1979



Bien sûr, tout le livre est à lire intégralement et plusieurs fois !
Nous y reviendrons un jour, Eric Losfeld est un Personnage qui ne peut pas laisser indifférent…
Je ne possède pas le livre de Valorbe, bien que j’ai croisé ce volume plusieurs fois dans ma carrière professionnelle. Mais je ne désespère pas d’en retrouver un pour ma bibliothèque.
P.S. : Il est généralement d’usage de donner également la page ou se trouve l’extrait. Eh bien non, vous ne l’aurez pas. 
Z’avez qu’à lire le livre en entier !

Une historiette de Béatrice

Devant le coin romans (classement alphabétique) :
— « Et comment je fais pour trouver un roman écrit par un anonyme ?
— Quel titre cherchez-vous ?
— Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée. »

Cette historiette a été publiée pour la première fois en novembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

On pave !

On pave ! Exclamation pittoresque qui exprime l'effroi d'un débiteur amené par hasard à passer dans une rue où se trouve un loup. Le typo débiteur fait alors un circuit plus ou moins long pour éviter la rue où l'on pave.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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mercredi 19 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — V

La dernière fois que j’étais venu dans la 42e rue, c’était pendant une vague de chaleur. Maintenant il faisait un froid de canard. J’avais les mains dans les poches, mon manteau boutonné jusqu’au ras du cou et je regrettais de n’avoir pas pensé à mettre des gants et un cache-nez. Le ciel était de divers tons de gris, et la neige annoncée par la météo allait certainement finir par tomber.
Malgré tout, la rue ne semblait guère avoir changé. les gamins qui se tenaient par petits groupes sur les trottoirs portaient des vêtements un peu plus épais mais on ne pouvait quand même pas dire que leurs tenues étaient de saison. Ils remuaient sans doute un peu plus, sautillaient sur place pour se réchauffer mais, en dehors de ça, ils étaient a peu près comme avant.
Je parcourus le pâté de maisons dans les deux sens, en marchant d’un côté de la rue, puis de l’autre, et quand un gamin noir me demanda « Envie de fumer ? », au lieu de l’envoyer promener en secouant négativement la tête, j’indiquai du doigt l’entrée d’un immeuble et je m’y rendis. Il m’y suivit aussitôt, et ses lèvres remuèrent à peine quand il me demanda ce que je voulais.
— Je cherche TJ, répondis-je.
— TJ, fit-il. Ben, si j’en avais, c’est sûr que je vous en vendrais. Je vous ferais même un bon prix.
— Tu le connais ?
— Parce que c’est quelqu’un ? je croyais que c’était une marchandise, vous savez.
— Ça ne fait rien, dis-je en me détournant pour m’en aller. Son bras m’arrêta.
— Hé doucement. On est en pleine conversation. Qui c’est ce TJ ? C’est un disc-jockey ? TJ le DJ, c’est pas chouette, ça ?
— Si tu ne le connais pas…
— Quand on parle de TJ, ça me fait penser à ce vieux qui était lanceur de l’équipe des Yankees. Tommy John ? Il a pris sa retraite. Si vous voulez quelque chose de la part de TJ, vous feriez mieux de me le demander.
Je lui donnai ma carte.
— Dis-lui de m’appeler.
— Hé, de quoi j’ai l’air, mec, d’un putain de garçon de course ?
J’eus une demi-douzaine de variantes de cette conversation avec une demi-douzaine d’autres citoyens modèles. Certains me dirent qu’il connaissaient TJ, d’autres qu’ils ne le connaissaient pas, et je n’avais aucune raison de croire les uns ou les autres sur parole. Aucun d’entre eux ne savait avec certitude ce que j’étais vraiment, mais j’étais forcément un exploiteur potentiel ou une éventuelle victime, quelqu’un qui essaierait de les mettre au pas ou quelqu’un qu’ils pourraient faire marcher.
L’idée me vint que je ferais peut-être aussi bien d’engager quelqu’un d’autre, plutôt que de m’efforcer à trouver TJ — qui n’était après tout qu’un autre petit voyou débrouillard puisqu’il s’était débrouillé pour soutirer cinq dollars sans effort à un vieux type aguerri et madré de mon espèce. Si je voulais distribuer des billets de cinq dollars, la rue était pleine de gamins qui seraient ravis de prendre mon argent.
En outre, ils étaient tous plus faciles à trouver que TJ qui pouvait très bien ne pas être libre. Cela faisait six mois que je ne l’avais pas vu, et six mois, ça faisait très longtemps dans ce petit bout de rue. Il avait pu décider d’exercer ses talents dans un autre quartier. Il avait peut être trouvé un emploi. A moins qu’il ne soit en train de faire un séjour en taule.
Il se pouvait aussi qu’il soit mort. Quand cette possibilité m’apparut, j’observai les jeunes dans la rue et je me demandai combien d’entre eux fêteraient leur trente-cinquième anniversaire. La drogue en tuerait certains, la maladie en tuerait d’autres, une bonne partie du restant trouveraient le moyen de s’entre-tuer. Je ne m’attardai pas sur cette pensée qui avait de quoi vous ficher le cafard. La 42e rue était suffisamment déprimante quand on considérait les choses au présent. Y penser au futur était intolérable.
 
Lawrence Block : Une danse aux abattoirs — 1991
(Trad. Rosine Fitzgerald)

Naïf

Naïf s. m. Patron. Le vieux pressier resta seul dans l'imprimerie dont le maître, autrement dit le naïf, venait de mourir. (Balzac.) N'est plus guère usité ; aujourd'hui on dit le patron.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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mardi 18 novembre 2014

Une historiette de George

Deux types entrent, la cinquantaine, voûtés, l'air fatigué.
— « Bonjour, est ce que vous achetez des livres ?
— Désolé, pas pour l'instant.
— Ah... Non, mais sinon, vous en reprenez ?
— Non, je ne peux rien racheter pour l'instant.
— Ah... Donc, pas pour l'instant ?
— Non.
— Bon, eh bien... au revoir.
— Au revoir. »

Macabre

Macabre, s m. Un mort - Ce mot paraît venir de ces danses macabres que les artistes du moyen âge peignaient sur les murs des cimetières. La Mort conduisait ces chœurs funèbres. On dit plus souvent Macchabées.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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lundi 17 novembre 2014

Originale, mon oeil

Il y en a un au fond de la classe qui n’a pas l’air d’avoir suivi :
- « Pourquoi parlez-vous "d’originales" et non d’originaux quand vous parlez de certains livres ? »
Pfff…
- Parce que je parle d’éditions originales et que c’est au féminin, tiens ! Y’en a, j’vous jure !
Les originaux, ce sont souvent les amateurs d’originales. Il y aurait des portraits à faire, chaque librairie possédant sa propre collection. Cette originalité, qui plus est, ne se transmet pas de la même façon d’une librairie à l’autre alors que c’est la même personne qui la véhicule. Nous avons affaire ici à une idiosyncrasie symbiotique interactive entre l’amateur d’originale et le libraire… une sorte d’araignée au plafond portable, quoi.
Il y a les originales, les vraies.
Et puis, il y a également celles que l’on aimerait nous faire passer pour telles.
Je ne parle pas du tout venant en provenance d’Ebay, où il m’a été donné de voir des rééditions récentes passer pour originales (Le Voleur, de Darien, en édition Pauvert, par exemple). On ne tire pas sur les ambulances. Enfin, surtout lorsqu’elles sont vides.
Je veux parler plutôt d’une manie développée il y a déjà pas mal de temps dans les catalogues et qui s’est perpétuée jusque dans les descriptifs sur Internet. Cela consiste à prendre un ouvrage quelconque et lui accoler un Mention fictive d’édition ou Année de l’originale, etc. Et alors, me diriez-vous, nous voici avertis, pas besoin de s’agiter pour autant ? J’agréerais volontiers cette remarque si ces livres ne subissaient également une montée appréciable de leur prix par rapport aux mêmes ouvrages n’ayant pas reçu l’honneur de ces mentions. Sans doute est-ce la proximité mythique de l’originale qui déclenche cette subite inflation, mais, à mes yeux, rien ne la justifie.
Une édition originale est le premier tirage de la première édition. On comprend dans celle-ci, la déclinaison de tous les papiers : tirage de tête, second papier, tirage d’édition, service de presse, tirages hors commerces, réservés, pourvu que ceux-ci comportent les mêmes spécifications de tirages et les mêmes dates.
Or, ce n’est certes pas le cas d’un ouvrage publié la même année que l'originale et qui, par le fait, ne fait pas partie du même tirage. Ainsi,l’achevé d’imprimer fait souvent foi, la justification du tirage également, parfois le papier utilisé ou même la couverture, et une infime différence est bien souvent déterminante. Tout autre mention impliquant une différence avec l'originale, même une correction typographique dans le texte témoigne du fait que nous ne sommes pas en présence du premier tirage de la première édition. Ainsi, si vous avez un ouvrage en main, avec un bon achevé d'imprimer, correspondant à la première édition, la même apparence qu'une édition originale mais avec la mention de "deuxième édition" ou "quatrième édition" sur la couverture, il nous faudra une preuve objective que cette mention a été ajoutée par l'éditeur sur le premier tirage. Cette preuve n'existe généralement pas, car la plupart des libraires n'ont pas accès aux archives des éditeurs si tant est qu'elles existent. Les seules sources sont encore les bibliographies spécialisées qui demeurent souvent muettes sur la question.
Quant à la « mention fictive » si chère à quelques confrères, je conçois mal qu’elle soit si souvent sur la page de titre, ce qui signifie que l’on aurait refait un tirage à part d’un cahier, retiré l’ancien pour le remplacer par le nouveau, tout ceci après avoir débroché les quelques milliers d’exemplaires.
C’est, cela, oui…
Cela aurait été prémédité dès le début par l‘éditeur ? En bibliographie, ce genre de chose doit être vérifié et j’aimerais beaucoup en connaître les sources, dans ces cas précis.
J’arrête d’ironiser.
Je veux seulement ici évoquer une dérive courante du catalogage qui peut, dans les mains les plus indélicates, être un moyen d’écouler des ouvrages en un état médiocre avec le prestige d’une « presqu’originale ». Si le libraire peut – et doit – alimenter le fétichisme de ses clients, il est des perversions qu’il serait souhaitable d’éviter. Ainsi, créer une sorte de classe intermédiaire et indéterminée d’ouvrages ne sert qu’à rendre anodin le concept d’édition originale et détourner l’attention de l’amateur de bien d’éditions courantes dans un meilleur état.
Il ne me vient certes pas à l’idée de vouloir réglementer d’une quelconque manière ce genre de pratique. Je souhaite seulement que les quelques lecteurs de ce blog aient conscience de cette petite manie et que, en s’y prêtant, ils risquent simplement de prendre des vessies pour des lanternes.
Comme je l'écrivais à l'un des mes camarades de jeux, chez Henri Lheritier (son blog ne semble plus exister), ce n’est pas l’année qui compte mais le plaisir qu’on en tire. Et si vous tenez réellement à une édition originale, ne confondez pas bibliophile et bibliomane, les deux sont compulsionnels, subissent des bouffées délirantes, mais l’un des deux, au moins, est un maniaque de l’exactitude.
Alors, originale ou pas ? C'est à vous de choisir, les motivations des bibliophiles, et des amateurs de livres en général, sont infinies. En achetant ces ouvrages on achète une part de fantasme : "Le premier, rare, avec la faute à la page 165 et sans la couverture de relais !!! Celui-là et rien d'autre, même pas le tirage sur beau papier fait une semaine après, ça compte pas !" Pour ceux-là, la "mention fictive" de tirage, d'édition ou autre faribole ne sert qu'à discréditer le libraire.
Personnellement, bien qu’un peu bibliophile, je préfère souvent ranger dans ma bibliothèque un volume en bon état et agréable plutôt qu'une ruine glorieuse...
Enfin, ce codicille : il est vrai que certains ouvrages ont fait l’objet d’une mention fictive d’édition ou de mille. Le fait est avéré dans quelques rares cas. Mais comment le savoir ? Dans ces cas là, il n’y a qu’une seule réponse : faire preuve de prudence, de modestie, et se taire.

Ce billet est paru en juillet 2008 sur le blog Feuilles d'automne.

L'absinthe ne vaut rien après déjeuner

L'absinthe ne vaut rien après déjeuner. Locution peu usitée, que l'on peut traduire : Il est désagréable, en revenant de prendre son repas, de trouver sur sa casse de la correction à exécuter. Dans cette locution, on joue sur l'absinthe, considérée comme breuvage et comme plante. La plante possède une saveur amère. Avec quelle amertume le compagnon restauré, bien dispos, se voit obligé de se coller sur le marbre pour faire un travail non payé, au moment où il se proposait de pomper avec acharnement. Déjà, comme Perrette, il avait escompté cet après-dîner productif.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

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Balades dans la Cité de la nuit — IV

Pour pouvoir mener de front la multitude de rackets et d’affaires plus ou moins louches dont il s’occupait, il fallait que Rothstein ait de solides appuis politiques. Il était à tu et à toi avec de gros manitous de Tammany Hall tels que Jimmy Hines et Thomas Foley, et son influence s’étendait jusqu’aux sergents de villes et aux agents de la prohibition. A la fin des années vingt, il consacrait le plus clair de ses activités à ses affaires de drogues.
Il entretenait une ancienne actrice, Inez Norton. Sa femme finit par se lasser et demanda le divorce.
Le 4 novembre 1928, Rothstein emmena Inez Norton dîner au Colony. Il la laissa ensuite dans un cinéma et se rendit au Lindy’s. Cette brasserie située sur Broadway entre la Quarante-neuvième et la Cinquantième Rues était le quartier général favori de Rothstein. Assis dans un box devant un verre de jus d’orange, il recevait l’un après l’autre les quémandeurs qui venaient solliciter un prêt, un service ou un conseil. c’est au Lindy’s qu’il accepta de commanditer un homme comme Lucky Luciano… et une opérette comme La Rose Jaune d’Abie. Ce dimanche soir là, il était assis dans son box habituel et bavardait à voix basse avec Meehan. Un peu après dix heures, on le demanda au téléphone. Il alla prendre la communication à la caisse, puis il revint à sa table et tendit à Meehan un calibre 38 en lui disant :
— Garde-moi ça, McManus me demande de passer le voir au Parc Central.
L’hôtel du Parc, qui s’appelle aujourd’hui le Parc Sheraton, se trouvait dans la Cinquante-sixième Rue, pas très loin du Lindy’s. Une demi-heure environ après avoir confié son pistolet à Meehan, Arnold Rothstein était devant la porte de service de l’hôtel avec une balle dans l’estomac. il tenait encore debout et quand un groom voulut l’aider, il lui dit :
— Appelez-moi un taxi, on vient de me tirer dessus.
 
Ron Goulart : Les 13 César — 1967
(Trad. Noël Chassériau)