Hanneton,
s. m. Idée fixe et quelquefois saugrenue.
Avoir un hanneton dans le plafond, c'est avoir le cerveau un peu détraqué. On dit aussi, mais plus rarement
Avoir une sauterelle dans la guitare et
une araignée dans la coloquinte.
Le hanneton le plus répandu parmi les typographes c'est, nous l'avons
déjà dit, la passion de l'art dramatique. Dans chaque compositeur il y a
un acteur. Ce hanneton-là, il ne faut ni le blâmer ni même plaisanter à
son sujet; car il tourne au profit de l'humanité. Combien de veuves,
combien d'orphelins, combien de pauvres vieillards ou d'infirmes
doivent au hanneton dramatique quelque bien-être et un adoucissement à
leurs maux ! Mais il en est d'autres dont il est permis de rire. Ils
sont si nombreux et si variés, qu'il serait impossible de les décrire
ou même de les énumérer; comme la fantaisie, ils échappent à toute
analyse. On peut seulement en prendre quelques-uns sur le fait. Citons,
par exemple, celui-ci: Un bon typographe, connu de tout Paris, d'humeur
égale, de moeurs douces avait le hanneton de l'improvisation. Quand il
était pris d'un coup de feu, sa manie le talonnant, il improvisait des
vers de toute mesure, de rimes plus ou moins riches, et quels vers !
Mais la pièce était toujours pathétique et l'aventure tragique ; il ne
manquait jamais de terminer par un coup de poignard, à la suite duquel
il s'étendait lourdement sur le parquet. Un jour qu'il avait improvisé
de cette façon et qu'il était tombé mort au milieu de la galerie de
composition, un frère, peu touché, se saisit d'une bouteille pleine
d'eau et en versa le contenu sur la tête du pseudo Pradel. Le pauvre
poète se releva tout ruisselant et prétendit à juste raison que « la
sorte était mauvaise. » C'est le hanneton le plus corsé que nous ayons
rencontré et on avouera qu'il frise le coup de marteau.
Un
autre a le hanneton de l'agriculture : tout en composant, il rêve qu'il
vit au milieu des champs ; il soigne ses vergers, échenille ses arbres,
émonde, sarcle, arrache, bêche, plante, récolte. Le
O rus, quando ego te aspiciam
? d'Horace est sa devise. Parmi les livres, ceux qu'il préfère sont la
Maison rustique et le Parfait Jardinier. Il a d'ailleurs réalisé en
partie ses désirs. Sa conduite rangée lui a permis de faire quelques
économies, et il a acquis, en dehors des fortifications, un terrain
qu'il cultive; malheureusement ce terrain, soumis à la servitude
militaire, a été saccagé par le génie à l'approche du siège de Paris.
Vous voyez d'ici la chèvre !
Un troisième a une singulière
manie. Quand il se trouve un peu en barbe, il s'en va, et, s'arrêtant à
un endroit convenable, se parangonne à l'angle d'un mur; puis, d'une
voix caverneuse, il se contente de répéter de minute en minute: « Une
voiture ! une voiture ! » jusqu'à ce qu'un passant charitable,
comprenant son désir, ait fait approcher le véhicule demandé.
Autre hanneton. Celui-ci se croit malade, consulte les ouvrages de médecine et expérimente
in anima sua
les méthodes qu'il croit applicables à son affection. Nous l'avons vu
se promener en plein soleil, au mois de juillet, la tête nue, et
s'exposer à une insolation pour guérir des rhumatismes imaginaires. —
Actuellement, son rêve est de devenir... cocher.
Un de nos
confrères, un correcteur celui-là, a le hanneton de la pêche à la
ligne. Pour lui, le dimanche n'a été inventé qu'en vue de ce passe-temps
innocent, et on le voit dès le matin de ce jour se diriger vers la
Seine, muni de ses engins. Il passe là de longues heures, surveillant
le bouchon indicateur. On ne dit pas qu'il ait jamais pris un poisson.
En revanche, il a gagné,
Sur les humides bords des royaumes du Vent,
de nombreux rhumes de cerveau.
Eugène Boutmy —
Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883
(Index)