« — Pauvres fous, se disait Vendredeuil, que ceux qui
croient que la prochaine révolution, cette révolution fatale pourtant, sera un
grand mouvement de transformation sociale. Mais l’argent a déjà prouvé, et
prouve tous les jours, l’inanité des conceptions socialistes, l’absurdité des
théories des soi-disant réformateurs… Tous les systèmes et toutes les
doctrines, sauf une, sont jugés par lui, à l’heure qu’il est, et condamnés —
heureusement. — L’égalité des collectivistes rouges, la fraternité des
socialistes chrétiens, toutes les égalités et fraternités possibles ? Ah !
non, alors… Et d’abord, que voulez-vous lui faire, rénovateurs, à cette Société ?
La renverser selon la formule. Bon ; et sans lui faire trop de mal n’est-ce
pas ? Parce que, si vous étiez brutaux, vous risqueriez de faire disparaître
les quelques fragments d’Idéal dont le peuple ne peut plus guère se passer,
soyez-en sûrs — et grâce à vous.
Et puis ? Mettre quelque chose à sa place,
naturellement. Ce quelque chose ne peut
valoir un peu mieux que ce qui existe qu’à une seule condition : c’est que
ce soit une hiérarchie sévère avec, au sommet, une aristocratie basée sur l’Argent.
Vous rêvez autre chose ? Eh bien, il faut en prendre votre parti,
voyez-vous, et la laisser manger tout doucement par le vieux chancre d’imbécillité
qui la ronge, cette Société, jusqu’au jour où tout finira ; et, surtout,
ne pas vous figurer que vous avez à recommencer 89, à préparer, par l’Idée, une
Révolution. Car cette révolution se fera brutalement, sauvagement, en dehors de
tout concept, narguant vos prévisions et bafouant vos systèmes. Et ce ne sera même
point, s’il faut tout dire, une Révolution : ce sera une Destruction…
Vous comptez sur la misère pour faire accepter vos théories,
d’abord, et les appliquer ensuite. Vous avez tort. Elle est grande, la misère,
c’est vrai ; seulement, la misère actuelle, ce n’est plus l’ancienne
misère. L’Argent aussi l’a transformée. Ce n’est plus la misère soudaine,
imprévue, avec ses à-coups, ses hauts et ses bas ; c’est la misère lente,
mathématiquement réglée par les exploiteurs et réglementée dogmatiquement par
les agitateurs platoniques, la misère qui discute ses droits et qui vote, la
misère qui croit savoir et qui se regarde souffrir — qui, par conséquent, n’agira
pas. — elle n’est plus dirigeable, cette misère-là. Elle a trop d’envie — et
trop d’orgueil. — Elle n’a plus de cœur et fait semblant d’avoir un cerveau.
Comme si le raisonnement pouvait encore être un levier, on ne parle plus aux souffrants : on leur
démontre… Pour les soulever, à
présent, il ne faudra plus, comme à des disciples, leur démontrer. Il faudra
leur parler, simplement, comme à des brutes — lorsque le jour sera venu — de la
possibilité de détruire… »
Georges Darien : Les pharisiens (1891)