— J’ai
toutes les originales d’Anatole France sur japon, me
disait un jour un grand bibliophile. … et il ajoutait avec une émotion non feinte, l’œil exorbité, la dextre levée et en enflant la voix : — ET NON COUPÉES ! Car il y a deux sortes de bibliophiles : ceux qui achètent des beaux livres parce qu’ils les aiment, et ceux qui n’achètent des bouquins que pour les mettre en portefeuille ainsi que des valeurs en Bourse, et les vendre au plus haut. Il serait plaisant de faire l’apologie des seconds qui, dans une œuvre de l’esprit n’apprécient que la qualité de la matière. Mais, sincèrement, je crois que ces gens-là sont dans l’erreur. Je connais bon nombre de libraires spécialistes parfaitement avertis,, qui se sont lourdement trompés et ont bu, comme on dit vulgairement, de sérieux bouillons. Comment l’amateur qui possède beaucoup moins de recoupements, réussirait-il où le professionnel échoue ? Je trouve absurde le quidam qui espère gagner des ors en faisant le commerce illicite du livre. C’est un fait que le livre de luxe fait figure de monnaie d’échange et troc pour beaucoup de gens. Telle personne jetterait à la porte le malotru qui proposerait de lui acheter le vaisselier de la salle à manger ou la bergère de son salon mais qui se montre grandement flatté que le même individu lui offre une somme importante pour tel volume de sa bibliothèque. Il y a cependant cent autres manières de devenir millionnaire et avec beaucoup moins de risques : pourquoi tenter la spéculation hasardeuse sur les bouquins de luxe alors qu’on peut, par exemple, s’installer boucher détaillant ou marchand de cercueils avec une certitude de remise et de gain que ne vous donnera jamais le livre ? Peut-être les spéculateurs du livre me diront-ils qu’ils ont le goût du risque ? Alors plutôt que d’acheter des livres pour les revendre, pourquoi ne jouent-ils pas tout bonnement aux courses ? Les ignorants déclarent qu’on perd toujours aux courses, mais les imbéciles après avoir gagné une ou deux fois se persuadent qu’ils vont gagner perpétuellement : ils remettent leur chance en jeu une fois de trop et, bien entendu, reperdent ce qu’ils avaient gagné, et même un peu plus. Il est cependant des gens qui ont gagné aux courses, et qui, leur gain réalisé, se sont retirés du turf et n’ont jamais remis les pieds sur une pelouse. Moi, par exemple. J’aurais même l’extrême gentillesse, puisque l’occasion s’en présente, de vous indiquer comment j’ai gagné aux courses. Peut-être personne avant moi n’y avait-il pensé : l’idée m’est venue tout simplement de lire tous les jours, pendant une semaine les pronostics des courses et de lire également les lendemains les résultats. Cette lecture m’a éclairé : je me suis aperçu que neuf sur dix des chevaux recommandés par les journaux n’étaient pas ceux qui arrivaient au poteau. Quelques minutes de réflexion m’ont alors permis de comprendre que si les chevaux, dits favoris, n’arrivaient presque jamais, c’était que personne — sauf les idiots qui les jouent — n’avait intérêt à ce qu’ils arrivassent ; à savoir : ni les journalistes sportifs qui ne seraient tout de même pas assez gourdes lorsqu’ils ont un bon tuyau pour le communiquer bénévolement à des milliers sinon des millions de lecteurs à seule fin de faire tomber la cote ; ni les book qui préfèrent évidemment payer une fois par hasard un fou les 400 pour dix d’un tocquard plutôt que 4000 fois les dix franc de prime d’un favori ; ni les propriétaires, les entraîneurs et les jockeys des favoris qui ont assez de modestie et de jugement pour jouer à coup sûr leurs rivaux. D’où je conclus que la seule façon de jouer aux courses était de prendre uniquement les chevaux absolument contre indiqués. Ayant raisonné de la sorte, je m’amusai à lire le matin des grandes épreuves, tous les journaux donnant les pronostics et à jouer gagnant les deux ou trois chevaux qui non seulement ne figuraient jamais dans les « Études » et les « Pronostics », mais n’étaient point cités ; ou même, dont la présence dans ces grandes épreuves était accueillie par les spécialistes comme une sorte de défi au bon sens, sinon à la plus élémentaire pudeur. Je prévoyais Lindbergh… Je jouai ainsi pendant un mois sans transiger sur mes principes, et mes gains me permirent par la suite de figurer assez honorablement dans la Grande Vie Parisienne. Quittons les chevaux et revenons vivement à nos moutons. S’il me paraît démontré qu’il est normal de gagner aux courses, rien ne me paraît moins probable que de pouvoir réaliser d’importants bénéfices en achetant au prix fort des livres et en les revendant. Peut-être n’y a-t-il là qu’un quiproquo. Dans un temps où les Français n’avaient plus aucune confiance en eux-mêmes, les économistes distingués conseillèrent au menu peuple d’acquérir n’importe quelle marchandise et d’aucuns eurent l’idée d’acheter des livres, alors que d’autres accumulaient des complets-vestons ou des mobiliers art-moderne. L’année suivante, nul de ces Français moyens (qui n’auraient eu qu’à garder des billets de Banque pour doubler leur capital contrairement aux conseils des crétins d’économistes) ne pensèrent à revendre avec bénéfice leurs complets-vestons ni leur mobilier art-moderne, tandis que les acheteurs de livres voulurent se persuader que leurs bouquins — achetés d’ailleurs sans aucun discernement — avaient pris, par suite de stabilisation monétaire, une valeur considérable. … Tant pis si les réalités ne correspondirent pas à leurs désirs et si bon nombre de spéculateurs « à la noix » se trouvèrent ruinés. Disons-le en toute sincérité : le plaisir du bibliophile consiste non pas à vendre mais à acheter. Acheter quand on a « de quoi » et encore plus quand il faut se priver du nécessaire pour s’accorder du superflu, voilà où réside le vrai bonheur. L’agrément du bibliophile authentique, c’est de désirer un livre rarissime, de le rechercher, de fouiner, de dépouiller des catalogues, et, le jour ou l’oiseau rare est enfin annoncé à l’horizon, de se précipiter dès potron-minet chez le marchand, le cœur battant, avec la crainte qu’un autre amateur se soit levé plus matin et ne l’ait enlevé ; de le trouver — Dieu merci ! — sur son rayon, de le prendre en main, de l’examiner, de l’échanger contre une poignée de petits billets crasseux, de rentrer chez lui en le tenant sur son cœur, et, seul avec lui, de le palper, de l’ausculter, de lui dénicher un place d’honneur dans la bibliothèque déjà comble et d’essuyer un reproche amer de la cher épouse qui eût préféré un renard argenté… |
Jean
Galtier-Boissière : Jouez donc
plutôt aux courses,
préface à Conseil aux bibliophiles, par Yvonne Périer (1930) |