Patrick
Denieul écrit des romans, Patrick Denieul chronique dans 813, Patrick
Denieul rêve, Patrick Denieul enseigne, Patrick Denieul reste jovial,
Patrick Denieul imagine (et cela déborde !), Patrick Denieul se
promène dans la vie avec des ailes minuscules dans le dos.
Si
nous passons de vie en vie pour apprendre des choses, alors c’est
toujours
Mozart qui me fait renaître. Dans tous les cas, j’essaie de boire le
moins
possible l’eau du Léthé. J’ai quatre ans. Je suis allongé sur cet
affreux
canapé marron en cuir, strié comme si un chat fabuleux avait fait ses
griffes,
ou comme si l’artisan l’avait collé par erreur, puis déplié dans un
ultime
geste pathétique. Sur la vieille platine disque, il y a ce 45 tours,
« la petite
musique de nuit », Mozart donc. Et je me réveille de mon sommeil
éternel.
La moquette est grisâtre, les murs sont peints en une sorte de vert
débile et,
dans mon dos, je le sais, je le sens, il y a une collection intégrale
de grands
livres rouges, avec un planète sur le dos. Je me lève, je vais changer
le
disque, je suis très fort ou mes parents totalement inconscients et
absents,
plus sûrement la deuxième hypothèse. Les Tout L’univers — quand je
saurai lire,
je l’apprendrai — sont les seuls livres de la maison. Bien des années
plus
tard, ma mère achètera les volumes, rouges encore, de « l’Aventure
Mystérieuse », par quel cheminement, voilà ce qui m’intrigue à
rebours,
mais dans mes enfances, il n’en est rien. Si je veux lire, j’ai les
Tintin et
les Astérix, offerts à mes sœurs à chaque Noël et anniversaire, et les
petits
livres d’images des années 60. C’est tout. Et donc, les Tout l’Univers.
Pour
les attraper, il faut se hisser sur le canapé, puis tirer fortement sur
le
volume que l’on veut lire. Pas simple, je suis jeune, gros, pas
tellement
costaud, tout le contraire d’aujourd’hui où je suis vieux, toujours
gros et
nettement plus imposant. Mais j’y arrive. J’aime caresser leur
couverture
granuleuse avant de les ouvrir et de plonger dedans. Les dessins, les
schémas
me fascinent. Je me souviens d’une page double où j’apprenais que si on
tuait
son père jeune en remontant dans le temps, cela pouvait créer un
paradoxe. On
pouvait ne pas se rencontrer plus tard. Je ne voulais pas tuer mon
père. Il est
d’ailleurs mort tout seul comme un grand. Mais cela m’intriguait. Quel
type
avait pu écrire ça ? Et c’était qui, ce Einstein, qui avait eu
cette idée
débile ? Dans la même page, on apprenait aussi qu’un astronaute
dans
l’espace vieillissait moins vite qu’un type resté sur Terre, preuve à
l’appui.
Moi, je voulais rester jeune, pas trop à cette époque, je comptais les
demis
entre deux anniversaires. Mais quand même, je le trouvais tarte, le gus
enfermé
dans sa capsule. Tout ça pour gagner des années et être plus jeune que
son
fils. Il y a des gens bien compliqués.
Je
me souviens aussi de la page des dinosaures, bien sûr. De celle des
Aztèques,
qui avaient mis les bouts mystérieusement après avoir assassiné des tas
de
jolies filles dans des temples mal fichus. À bien y réfléchir, il y
avait quand
même de sacrés tarés dans les pages de Tout l’Univers. Des Goths, des
Huns, des
Empereurs Romains qui en trucidaient d’autres, des Papes. Même
Napoléon. Pas de
quoi pavoiser. La Vie s’annonçait rude.
Mais
mon chat Nouchka et moi, on s’en fichait, en fin de compte. J’avais
sept ans,
je jouais de la flûte traversière parce qu’un connard avait jugé que
j’avais
les doigts trop courts pour faire de la guitare ou du piano comme tout
le
monde. Mon prof polonais parlait mal le français et mon chat détestait
la flûte
dans ses oreilles, mais comme il m’aimait bien, il restait sur mes
genoux par
sympathie. On buvait des laits-fraises et pendant que Papa matait le
Tour de
France, j’épluchais systématiquement de A à Z, les volumes, même les
plus
abscons, la liste des addendas, par exemple. Je savais tout de la
Troisième
République, du Congo Belge, de Nostradamus, du Phylloxera et du
Commerce du
Bois d’Ébène. Si le Tout L’Univers était un virus, alors je l’ai
attrapé. Ça
m’a donné une culture générale de malade. J’en souffre encore
aujourd’hui quand
personne ne comprend ce que je raconte.
Nouchka
a fini par mourir, sans doute écrasé par la bagnole de mon père et ma
mère,
toujours prévenante, m’a assuré avoir vu un type le ramasser pour
vendre sa
peau, car il avait une fourrure duveteuse et sombre. Ce salaud-là, je
l’ai
longtemps guetté dans la chambre de ma sœur, la seule chambre qui
donnait sur
la rue, en vain. Puis je suis tombé sur les disques discos de ma sœur,
j’ai
découvert que je pouvais aller à la Bibliothèque du Château,
j’ai mis
les pieds dans le premier bibliobus de ma vie, j’ai lu « Pas de
bisous
pour maman » de Tomi Ungerer, premier choc esthétique, je suis
tombé
amoureux d’Agnès, puis de Marie-Lise, puis de Marie-Pierre, puis de
Mathilde,
puis d’Ingrid, mais ça n’a pas duré, puis de Catherine, puis de Muriel,
puis de
Vin-Tran, mais je me la suis faite souffler, puis de Stéphanie, à
nouveau de
Stéphanie, encore de Stéphanie, jamais la même, toujours une autre,
puis j’ai
eu mon bac, j’ai quitté la maison, j’ai oublié que j’avais lu autrefois
Tout
L’Univers, et l’Univers s’est vengé : un matin, ça avait disparu.
La
colonne de gauche était vide. Le tableau de biches dans le sous-bois rapporté
d’Algérie par un oncle traumatisé avait été jeté. On avait changé le
canapé, et
plus encore, il n’y avait plus de cloison entre le salon et ma chambre.
Ma
chambre d’enfant s’était volatilisée. À la place, une vieille commode à
côté de
la fenêtre qui donnait sur le mur de la maison d’à-côté, où j’avais
tant
fantasmé. Les choses avaient repris leur place. La cloison montée à la
va-vite,
si sonore que je pouvais suivre de mon lit les émissions de télé comme
à la
radio, avait été abattue. L’espace précaire où on avait logé mon
existence
imprévue s’était démantelé, exactement comme le type resté sur Terre,
face à
son père astronaute qui se baladait dans le ciel. Et quand le mien a
disparu,
j’y ai vu une drôle de coïncidence. Comme si toute chose était vouée au
changement. Ma mère a vendu la maison, j’ai soldé mon souvenir de
l’encyclopédie mythique, le canapé vert, mon chat Nouchka, mais jamais,
jamais
je n’ai oublié la petite musique de nuit obsédante de Mozart. Tome 12,
page
584. Entre Michel-Ange et le Mozambique.
Patrick Denieul