« Tu vois ce gars-là ?
— Ouais, eh bien ?
— Tu me crois si je t’affirme qu’il fait partie des
meilleurs romanciers contemporains ?
— Qu’est-ce qu’il a publié ?
— Trois romans, à ce que je sais.
— Ah, mais parce que tu ne les as pas lus ? Alors
comment peux-tu prétendre qu’il est bon ?
— Tout de même si, je peux. J’en ai parcouru des bouts,
quoi ! Il vérifie l’adage selon lequel il ne suffit pas d’avoir du talent.
Avoir du bol aide aussi. Son premier bouquin, comme attendu, ne rencontre pas
son public, comme on le glisse de façon pudique, pour consoler. Il faut avouer
que le jour du lancement correspond au début d’une série d’attentats dans la
ville…
— En effet, ça ne favorise pas.
— Il oublie son deuxième opus dans un taxi, une
photocopie. Je te rappelle que tout cela se passe avant l’informatique…
—… et le plantage des disques durs.
— Ouais. Il traîne avant de reproduire son original,
parce que ce genre de facétie coûte un peu et qu’il ne roule pas sur l’or. Le
temps que le manuscrit parvienne au comité de lecture, un bouquin paraît avec
de curieuses similitudes. Impossible de prouver l’antériorité. Il se retrouve
marron, avec un éditeur qui le soupçonne de magouiller.
— Je sens la suite : il abandonne et se remet à un
autre roman, juste ?
— C’est ça. Tout se déroule selon ses vœux. Le comité
de lecture se montre élogieux, il rencontre l’attaché de presse qui lui promet
des articles ici et là.
— Et alors ?
— Alors : liquidation judiciaire pour la maison
d’édition. Le boss est parti avec la caisse. Le bouquin, déjà imprimé, ne sort
pas de l’entrepôt, sauf une palette qu’il a achetée en empruntant. Il envoie
des exemplaires à des journalistes et rien en retour, ou alors un entrefilet du
genre : “livres reçus par notre rédaction”.
— Le prochain, je devine une invasion extraterrestre ou
une guerre atomique.
— N’exagérons pas. Il tombe amoureux et perd son style
en même temps, semble-t-il, que son pucelage. Le roman, retoqué partout, finit
en autoédition. Il renonce à racheter des exemplaires. Heureusement, il se
lasse de l’objet de son émoi et retrouve son écriture. Je te passe les Bérézinas
successives, ça nous attristerait. Pour une discussion d’apéro, cela ne sied
pas. Enfin, à force de patience, il parvient à entrevoir un moyen de vivre de
sa plume, en la mettant à louer.
— Adieu la création…
— Oh, ça limite, mais n’empêche en rien le travail pour
soi. Bref, on lui confie la réécriture du bouquin d’un boss de labo
pharmaceutique, du gré à gré, sans passer par un éditeur puisque publié par les
potards eux-mêmes.
— Bien.
— Ouais. Le livre rencontre un certain succès. Il faut
dire que le contenu de départ ne se révèle pas trop honteux par rapport à la
norme. Il est convoqué au bureau directorial afin de recevoir un petit tas de
talbins qui va lui permettre de travailler pour lui pendant quelques semaines.
Le boss est au téléphone et il invite notre gars à s’asseoir pendant que
l’engueulade continue dans le combiné. Passe-moi l’expression, mais ça chie
dans le ventilo. Le labo a produit un excédent de gélules anti diarrhéiques à
ne plus savoir qu’en faire. De plus la péremption arrive dans six mois. C’est
là que la grande idée lui apparaît.
— À qui ?
— Eh bien, à notre auteur ! Suis un peu ! Bref, il
propose au boss de le rémunérer avec ce stock en excédent : 10 000
gélules ! Tu parles, que celui-ci saute sur l’occasion ! Il lui cède même un bout
d’entrepôt, du moment que ça n’apparaît plus sur son bilan.
— Qu’est-ce qu’il compte en faire ?
— Pour lui, c’est l’idée du siècle : il va
refourguer ça comme des aphrodisiaques. Ne me questionne pas sur son
cheminement de pensée et comment il se retrouve devant un trafiquant de
médicaments deux semaines plus tard. L’affaire foire.
— Comment ça ?
— Ce n’est pas parce que tu fais dans la contrebande
pharmacologique en Afrique que tu deviens obligatoirement con. Le type connaît
très bien la marchandise. Il flaire l’arnaque. Lui, sa spécialité, c’est de
vendre du générique au prix du haut de gamme. Les marges restent serrées, mais
régulières. Il refuse tout net. L’autre, qui pensait aller sur du velours
manque se retrouver le bec dans l’eau, étant donné que sa fréquentation des
trafiquants de médocs ne se révèle pas étendue, loin de là. Comme par charité,
on lui propose de prendre la camelote au prix du transport pour l’amener au
port.
— Il accepte, bien sûr.
— Le moyen de passer outre ? Il perd tout en une seule
mise. Mais ce n’est pas tout.
— Il se fait serrer par les douanes ?
— Pas du tout. L’auteur rentre chez lui, catastrophé,
après avoir paumé son fric, très potentiel, bien entendu. Je te passe ses
affres. Pendant ce temps là, dans le pays natal du trafiquant, se déclenche une
épidémie de dysenterie mahousse. Celui-là arrive comme un sauveur providentiel
et… présidentiel, puisqu’il soigne le chef du gouvernement avec ses gélules
acquises à vil prix. Et ça marche ! Comme le médicament ne lui a rien coûté, il
offre son stock à la nation. Pour la peine, le voici promu ministre de la Santé
par un président qui préfère titulariser un sauveur plutôt que de le retrouver
dans l’opposition : voiture de fonction, secrétaire, appartement, et même
la possibilité de continuer ses trafics !
— Bien vu !
— N’est-ce pas ? 10 000 gélules, cela reste un peu bref
face à une épidémie. Je t’ai signalé qu’il connaissait son métier. Il remonte
jusqu’au labo et passe un contrat pour une fourniture régulière. Le boss, qui a
flairé l’histoire, se rappelle que tout cela a commencé avec l’idée saugrenue
de l’auteur. Pas chien, il lui alloue un revenu constant : une petite
somme, entendons-nous !
— C’est toujours ça. Il aurait pu jouer les ignorants.
— Ouais. Sauf que…
— La scoumoune, encore ?
— À ce point, on frise l’indécence. Trois mois plus
tard, le labo est poursuivi pour une tapée d’infractions au code des impôts,
des douanes et toutes ces choses. Bien sûr, l’émargement de notre auteur se
révèle injustifié.
— Mais il a réécrit un bouquin, tout de même !
— Pas déclaré !
— Le pauvre. Qu’est-ce qu’il fait, maintenant ?
— Il écrit des nouvelles. Ça ne paye pas plus, mais le
risque reste moindre. Sinon, il rédige des notices de motoculteurs. Pour
l’instant, R.A.S. Je te tiendrai au courant si jamais…»