Votre Tenancier s’amuse
parfois à rédiger des papiers pour des petits journaux. En voici un qui
ne fut pas publié et dont il ne sait que faire, sinon le
diffuser dans ce blogue. Vous savez déjà tout ça ? Tant pis pour vous.
Quel est le point commun
entre Crébillon, Fougeret de Monbron, Ranpo Edogawa et… Paul Claudel ?
Peut-être une certaine conception du mobilier…
Hirai Taro (1894-1965) adopte dès 1923 le pseudonyme de Ranpo
Edogawa en hommage à Edgar Allan Poe. Inversons le nom et le prénom et
nous obtiendrons une approximation de la prononciation japonaise de
l’initiateur de la littérature policière… En disciple, Edogawa
s’illustre par nombre de ses nouvelles du genre, dans les revues tout
au long des années 1930 avec un succès certain. La matière se
révèle encore neuve et nombre de ses récits comportent des éléments
fantastiques.
Une chaise qui a tout du
fauteuil
En 1925, paraît dans la revue japonaise Kuraku, la nouvelle La chaise humaine, qui narre
l’entreprise d’un artisan, évidant un fauteuil de sa création afin d’y
prendre place. Installé dans le couloir d’un hôtel, notre personnage se
livre à des cambriolages nocturnes. Survient un trouble délicieux pour
cet homme laid et contrefait : de belles touristes européennes
viennent de temps à autre s’asseoir à leur insu sur ses genoux. On
imagine facilement son émoi et sa fascination. Ainsi, de rat d’hôtel,
le voici, de par sa position, assigné au rôle de voyeur, de jouisseur
captif. Certes, la population féminine ne constitue pas uniquement sa
fréquentation. Facétieux, Edogawa introduit un personnage éminent de la
littérature française :
« Un jour l’ambassadeur en poste au Japon d’une grande puissance
européenne fit une brève halte dans notre hôtel et se retrouva assis un
moment dans le fauteuil. L’homme imposant qui s’appuyait de ton son
poids sur mes genoux n’était pas seulement un diplomate, mais également
un des plus grands poètes de son temps… »
Ainsi, Paul Claudel fait une station inattendue dans une
nouvelle dont la perversité joue avec la censure de son époque !
Quel héritage !
Edogawa se montre le continuateur d’une modernisation de la
littérature japonaise, bien que ses récits ne négligent pas les
spécificités de sa culture. L’intrusion d’un fauteuil, objet plutôt «
occidental » dans sa formulation nous met sur la voie d’autres sources
où l’on rencontre le procédé, dans une utilisation un peu plus
frénétique.
D’abord, a-t-il lu l’une des fantaisies orientales et
scandaleuses de Crébillon fils (1707-1777), Le Sopha, ou le narrateur ne sera
délivré de sa transformation que lorsqu’un couple s’appariera sur lui ?
L’ouvrage est-il parvenu au Japon ? Ou alors est-ce le cas du Canapé couleur de feu de
Louis–Charles de Fougeret de Monbron (1706-1760), autre conte de fées
licencieux qui partage avec Crébillon le même postulat narratif ?
Coïncidence ou malice
littéraire
Alors qu’à l’époque de la rédaction de la nouvelle
d’Edogawa, l’on redécouvre tout juste les écrits libertins et
licencieux en France — grâce notamment à Fernand Fleuret et Louis
Perceaux à la Bibliothèque des Curieux, où figure Crébillon
fils —, la tentation reste grande de penser à une simple
coïncidence de thèmes. Seulement, la présence de Claudel dans le
fauteuil du narrateur nous incite à songer que le diplomate et écrivain
a pu rencontrer notre auteur et évoquer en sa compagnie ces libertins
français tout juste sortis des limbes. L’hypothèse demeure séduisante,
à imaginer le nouvelliste japonais qui ferait son miel de certaines
conversations et affublant son interlocuteur du rôle de complice
involontaire dans une turpitude peu claudélienne.
Le court récit trouve enfin une étrange résonnance dans un roman
rédigé par un auteur japonais : L’homme-boîte
de Kôbô Abe (1924-1993) où, confiné dans un lieu clos et étouffant, le
protagoniste installe une petite étagère de provisions, tout comme
l’occupant du fauteuil. Les deux personnages contemplent en secret les
agissements de leurs contemporains.
Ranpo Edogwa : La chaise humaine, traduction de
Jean-Christian Bouvier, in La
chambre rouge, Éditions Philippe Picquier (1990).