Eh bien voilà : vous avez par mégarde arraché la couverture
de votre bouquin, ou alors vous l'avez fait tomber et le cartonnage s'est
déboîté. « Pas de problème, vous dites-vous, je vais le ré-pa-rer ! »
Et avec quoi, s'il vous plait ? Du ruban adhésif, c'est ça ?
Bravo.
Compliments, c'est réparé.
Vous l'avez bardé d'adhésif au dos, vous avez rapproché les lèvres béantes des
pages et bien lissé avec votre doigt la bande transparente qui doit les lier
pour l'éternité. Mieux encore, pour qu'il soit désormais protégé, vous l'avez
recouvert d'une couverture plastique ou, moindre mal, de papier cristal que
vous avez aussi fixé avec le même adhésif au revers.
Fier de votre œuvre, vous replacez votre prestigieux travail dans votre
bibliothèque et vous n'y pensez plus.
Vous avez raison de ne plus y penser.
J'envie votre manque de remords.
Car vous venez de tuer un livre.
Le ruban adhésif, autrement appelé « Scotch » — mais je préfère être
impartial et mettre cette cochonnerie sous son titre générique et non sous
l'une de ses marques — est le fléau du libraire et de l’amoureux du livre.
« Un pari de milliardaire », de Mark
Twain, une édition de 1925 bonne pour la poubelle...
Le livre que vous avez « restauré » il y a peu devient vraiment
solidaire du ruban adhésif au bout de peu de temps, c’est même le plus souvent
immédiat. Impossible de l'en séparer car le risque d’arracher le papier,
soit sa couche superficielle, soit de provoquer son déchirement, est inévitable.
Vous allez avoir le temps de macérer dans vos regrets. En effet, l'opération
qui suit est un peu plus lente mais tout aussi inéluctable. Par capillarité, le
papier va absorber la substance collante, laquelle a déjà commencé à changer de
couleur en virant au jaunâtre et bientôt au brunâtre. Enfin, la partie
transparente en matière vraisemblablement dérivée d'un plastique commence à se
rigidifier, à subir une sorte de vulcanisation, elle commence à se détacher
laissant sous elle une bande marron et parfois — c'est amusant ! — encore
collante ou bien poisseuse. Phénomène qui n'est pas sans intérêt : les livres
qui côtoient ces belles restaurations sont ainsi collés à celles-ci avec le
risque de voir un arrachage de la surface des couvertures... Ainsi, l'on
bousille trois bouquins d'un coup au lieu d'un en utilisant cette bombe à
retardement qu'est la dégradation progressive du ruban adhésif.
Si l'on est attentif, on verra la marque de
l'adhésif qui a traversé ce côté-ci de la couverture...
Ah, ces pages de garde collantes, parce que vous avez utilisé ces mêmes
adhésifs pour maintenir du papier cristal ! Mais pourquoi faire, Grands Dieux,
le cristal tient tout seul ! (Je vous ferai une démonstration, un de ces jours.
Bien sûr, la matière collante a traversé la couverture et vous vous retrouvez
avec des bandes brunes sur celle-ci. Y a-t-il un réconfort à tout cela ?
En toutes choses, il faut voir le
côté positif : vous avez des chances de garder cet ouvrage jusqu’à la fin de
votre vie, car aucun libraire n’en voudra. Ainsi, perpétuel compagnon de vos
regrets, il vous suivra jusqu’à votre sénescence, voire au-delà. Comme il n’est
nul luxe inutile — et le livre fait précisément partie de ces choses superflues
dont on ne saurait se passer (sauf ceux qui se gobergent de leur ignardise,
bien sûr) — je vous conseille de faire de vos expérimentations hasardeuses en
matière de restauration un joli bûcher in-octavo pour vous accompagner
aux cieux. Ainsi, ces mêmes remords se disperseront avec vos cendres.
On se demande ce que le bricoleur a voulu faire en
consolidant le bord du deuxième plat...
Où l'adhésif se décolle sans effort et laisse à découvert la substance collante
Mais ne restons pas sur ces funèbres considérations.
S’il n’y a guère de remède aux brunissures infligées par ces bandes adhésives,
il faut se dire que cela n’a guère d’importance pour un livre de poche. A
moins, bien sûr, d’y tenir pour des raisons sentimentales. Se pose également la
question de la pérennité de certains ouvrages apparemment courants à leur
sortie et qu’un quelconque purgatoire a raréfié. Ceux-là sont des victimes
potentielles. Le problème se pose de moins en moins au fur et à mesure que l’on
remonte cette hiérarchie mouvante du livre de valeur. Il est parfois des
exceptions...
Les alternatives aux adhésifs sont réduites. Si vous jugez que votre ouvrage
est digne de subir une restauration, adressez-vous à un relieur. Il saura vous
proposer une restauration certes un peu voyante, parfois, par rapport au
résultat immédiat et flatteur des rubans adhésifs. Il s'agira ici d'apposer une
bande de papier de soie enduite de colle à poisson. Mais ces restaurations ont
l’avantage d’être réversibles, la plupart du temps. Effectuée par un professionnel
le résultat de l‘intervention est même invisible. Très souvent, même,
l’habileté de l’artisan vous permettra de prolonger la vie de vos livres en
leur offrant des emboîtages … Enfin, si la colle à poisson et le papier de soie
ne vous satisfont pas alors que vous avez arraché malencontreusement une
couverture, posez-vous la question d’une reliure ou d’un bradel. Mais tout ceci
est déjà un autre sujet.
Billet légèrement revu, publié originellement en octobre
2008 sur le blogue
Feuilles d’automne.