jeudi 28 février 2019

Raconter le processus

Certes, l’auteur ne doit pas interpréter. Mais il peut raconter pourquoi et comment il a écrit. Les essais de poétique ne servent pas toujours à comprendre l’œuvre qui les a inspirés, mais ils servent à comprendre comment on résout ce problème technique qu’est la production d’une œuvre.
Poe, dans sa Genèse d’un poème raconte comment il écrit Le Corbeau. Il ne nous dit pas comment nous devons le lire, mais quels problèmes il s’est posé pour réaliser un effet poétique. Et je définirais l’effet poétique comme la capacité, exhibée par un texte, de générer des lectures toujours différentes, sans que jamais on en épuise les possibilités.
L’écrivain (ou le peintre ou le sculpteur ou le compositeur) sait toujours ce qu’il fait et ce que cela lui coûte. Il sait qu’il doit résoudre un problème. Les données de départ sont peut-être obscures, pulsionnelles, obsédantes, ce n’est souvent rien de plus qu’une envie ou un souvenir. Mais ensuite, le problème se résout sur le papier, en interrogeant la matière sur laquelle on travaille — matière qui exhibe ses propres lois naturelles mais qui en même temps amène avec elle le souvenir de la culture dont elle est chargée (l’écho de l’intertextualité).
Quand l’auteur nous dit qu’il a travaillé sous le coup de l’inspiration, il ment. Genius is twenty per cent inspiration and eighty per cent perspiration.
Lamartine écrivit à propos d’un de ses célèbres poèmes dont j’ai oublié le titre qu’il était né en lui d’un seul jet, par une nuit de tempête, dans un bois. À sa mort, on retrouva les manuscrits avec les corrections et les variantes : c’étaient le poème le plus « travaillé » de toute la littérature française !
Quand l’écrivain (ou l’artiste en général) dit qu’il a travaillé sans penser aux règles du processus il veut seulement dire qu’il travaillait sans savoir qu’il connaissait la règle.  Un enfant parle très bien sa langue maternelle et pourtant il ne saurait en écrire la grammaire. Mais le grammairien n’est pas le seul à connaître les règles de la langue parce que l’enfant, sans le savoir, les connaît très bien lui aussi : le grammairien sait pourquoi et comment l’enfant connaît la langue.
Raconter comment on écrit ne signifie pas prouver que l’on a « bien » écrit. Poe disait que « l’effet de l’œuvre est une chose et la connaissance du processus en une autre ». Quand Kandinsky ou Klee nous racontent comment ils peignent, ils ne nous disent pas si l’un des deux est meilleur que l’autre. Quand Michel-Ange nous dit que sculpter signifie libérer de son oppression la figure déjà inscrite dans la pierre, il ne nous dit pas si la Pietà du Vatican est plus belle que la Pietà Rondanini. Il arrive que les pages les plus lumineuses sur les processus artistiques aient été écrites par des artistes mineurs qui réalisaient des effets modestes mais savaient bien réfléchir sur leur propre processus : Vasari, Horatio Greenough, Aaron Copland…

Umberto Eco : Apostille au Nom de la rose

lundi 25 février 2019

Au fait...

















... il y a un ministre de la culture, en ce moment, en France ? (*)

























(*) Une réponse ici

lundi 11 février 2019

10/18 — André Pieyre de Mandiargues : Le musée noir




André Pieyre de Mandiargues

Le musée noir

Suivi de : Mandiargues ou les droits de l'imagination par Guy Dumur

n° 136

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18

187 pages (192 pages)
Dépôt légal : 3e trimestre 1963
Achevé d'imprimer le 25 septembre 1963


(Contribution du Tenancier)
Index

samedi 9 février 2019

10/18 — Geoffroy Chaucer : Les Contes de Cantorbéry




Geoffroy Chaucer

Les Contes de Cantorbéry
Introduction et traduction par Juliette Dor

n° 2153
Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Série « Bibliothèque médiévale »

254 pages (258 pages)
Dépôt légal : janvier 1991

Couverture : Tacuinum Sanitatis MS 1041 (XIVesiècle)
Bibliothèque de l'université de Liège
ISBN 2.264-01251-X
Volume quintuple


(Contribution du Tenancier)
Index

vendredi 8 février 2019

État de la misère, prémonition du « Mooc »...

Plus sérieux, et donc plus dangereux, sont les modernistes de la gauche […] qui revendiquent  une « réforme de structure de l’université », une « réinsertion de l’Université dans la vie sociale et économique », c'est-à-dire son adaptation aux besoins du capitalisme moderne. De dispensatrices de la « culture générale » à l’usage des classes dirigeantes, les diverses facultés et écoles, encore parées de prestiges anachroniques, sont transformées en usine d’élevage hâtif de petits cadres et de cadres moyens. Loin de contester ce processus historique qui subordonne directement un des derniers secteurs relativement autonome de la vie sociale aux exigences du système marchand, nos progressistes protestent contre les retards et défaillances que subit sa réalisation. Ils sont les tenants de la future Université cybernétisée qui s’annonce déjà ça et là. Le système marchand et ses serviteurs modernes, voilà l’ennemi.


(1966, pour le texte d'origine)

jeudi 7 février 2019

Prométhée

Dans nos existences quelconques, nous cherchons à fuir notre image, double terrifiant qui colle à notre squelette, nous faisant disparaître des miroirs, comme un vampire ou autre créature inquiétante. Imaginons le paroxysme : un esprit désolé que la lèpre de la solitude dévore. Imaginons Prométhée en créature désolée, au visage rongé de l’intérieur. Imaginons cette pauvre créature qui lit Emerson, sans doute Poe, peut être Shelley. Imaginons-le, mordu par les acides du fantastique, désertant les souterrains mais fuyant toujours la lumière. Imaginons-le en fantôme d’un opéra en plein air, à errer, errer encore et toujours jusqu’au cœur du monde, à chercher le cœur du monde dans le cœur des récits et devenir la matière d’une histoire sombre, celle d’une pauvre, pauvre créature devenue la substance de ce récit : un fantôme, un monstre perdu dans une bibliothèque de dix mille livres mais dont aucun ne lui conte la nature de son pacte, son déroulement, sa finalité. C’est l’histoire d’un monstre qui meurt et qui cachait une passion, celle du livre. C’est l’histoire d’une créature qui disparaît sur la banquise, dans les feux, ou d’un pieu. C’est la fin du récit. Et nous sommes ses démiurges.
Réflexion après coup auprès d'une lectrice du blog : Cet être me touche d'une certaine manière, comme dans un film de Franju, "Les yeux sans visage", ou comme le pathétique d'Éléphant man. Les monstres les plus mémorables provoquent une sorte d'empathie. Celui-ci vérifie l'étymologie du mot : la "monstration", le dévoilement, la nudité décharnée sous le masque, l'effroi, la fragilité, le vide, la peur. Nous sommes rentré depuis un certain temps dans le futur. Depuis quand des créatures sillonnent le monde autour de nous avec cet étrange parfum morbide ?
L'invasion a-t-elle commencée ?
Photos : Lon Chaney, M.J.
Billet paru en juillet 2009 sur le blog Feuilles d'automne

mardi 5 février 2019

La nostalgie n'est plus ce qu'elle était

Le cocktail éditorial ne figure pas dans les fréquentations de votre serviteur. Outre que son ancienne activité de libraire le rendait inutile voire tricard dans ce genre de manifestation, les prétextes pour s’y rendre restaient somme toute assez minces. Toutefois, le hasard aidant, le vice travaillant également au complot, il m’est arrivé de me trouver dans un coin à contempler la prise d’assaut du buffet, occasion d’ailleurs, où votre serviteur mit en pratique au moins une fois sa théorie tirée de la technique du môle et de l’enroulement pratiquée au rugby. Il n’existe pas de connaissance sotte, sauf si elle se révèle inutile. Mes compagnons (ce jour-là, salariés d’une start-up de vente de livre, rare fierté de ce passage) se gobergèrent, moi itou, revanche des obscurs et des sans-grade à ces banquets qui n’avaient rien de platonicien par ailleurs.
Le bénéfice dérisoire de picoler un champagne de médiocre qualité par-dessus des denrées trop sucrées et trop salées montre vite ses limites, on le concevra. Restait l’observation de la faune habituelle des attachées de presse et d’autres personnages plus ou moins liés à la maison d’édition et plus sûrement au contenu de la bouffe servie à table. Pas besoin d’être un habitué pour deviner à quel point cette compagnie ne s’élève pas au-dessus du comice agricole. On aurait dû le savoir : si le Salon du Livre de Paris sent l’écurie, ce n’est sans doute pas entièrement redevable au Salon de l’agriculture qui le précède. Alors quoi, n’y avait-il rien à tirer de ces rassemblements. Eh bien, presque. Parfois, avec un peu de chance, on voyait une catégorie de types se faufiler dans ces cocktails et il faut avouer qu’ils avaient plus l’air de s’y sentir à l’aise que ma pomme. À la personne bien informée qui avait réussi à me faire rentrer, je me risquais à demander, « Qui c’est ce type-là ? »
Et l’autre qui répond : « Qui ça ? 
— Eh bien, le gars avec l’imperméable mastic…
— Où ?
— Là… tu vois, avec les cheveux plaqués en arrière, bien dégagés sur les oreilles, les petites lunettes façon écaille. Bon, il a quitté son pardingue ou son imper, maintenant, il a le petit costard bien ajusté, carrossé par Perrier, tu vois ?
— Avec le nœud pap’ ?
— Yes, monsieur.
— Connais pas personnellement, il fréquente Untel, il paraît qu’il a écrit des articles. Pas lu, pas le temps de tout lire. C’est un ancien khâgneux. Il a pas trente ans.
— Tu ne me l’aurais pas dit, hein…
— Ah non, mais attend, ce n’est pas le pote de Untel. C’est celui de Duchmol…
—…
— Mais siii, tu sais, Duchmol de la Revue de la Nouvelle Nation. Cela dit avec l’ami d’Untel, c’est un peu du kif.
— Qu’est ce qu’il fait là ?
— Ben comme toi, il profite de l’événement, sauf que toi, c’est pour picoler un coup. Lui — à moins que ce soit le pote d’Untel — fait le siège de mon directeur de collection pour placer sa biographie.
— Drieu, Brasillach ?
— Ouais, un truc dans ce goût-là, mais tu sais, c’est en perte de vitesse, ces conneries, le lecteur potentiel se raréfie, ça bavoche, ça sucre les fraises... Dans le style réac qui peut nous faire de la distance, ce serait plutôt Houellebecq. Avec les vieux fachos, tu peux pas nous la refaire revival façon Claude François, hop, un p’tit coup de lustre sur la pierre tombale et c’est reparti pour un tirage. Vu que le client est occupé à passer le polish sur la sienne, ça déchaîne pas des fièvres.
— Houellebecq, il lui faudrait une bonne guerre.
— Ah, m’en parle pas, quel tirage ça ferait ! Mais l’autre, là, avec les fringues qu’il a dû piquer à grand-papa, je ne lui donne pas une chance. Pourtant il s’est soigné ! Ça marchait dans les années quatre-vingt, ce genre ‘petit-crevé’ enfin plutôt petite crevure, si tu vois le genre…
— Genre ‘Européen’, c’est ça ? Du nostalgique.
— Exactement : à faire le voyage aller, en quarante-quatre, au milieu des valoches et en camion Mercedes vers les bords du Danube, et à revenir en truck Ford débâché avec la biroute au cirage, direction Fresnes, si t’es malchanceux.
— Bah ! il aurait vu du pays, en tout cas. Tiens, je me rappelle un type qui a eu son petit succès dans les années quatre-vingt, justement, avec son Journal. Je l’avais servi brièvement dans une librairie où j’ai fait un passage éclair, et pour cause… La taulière, une vieille catho versaillaise — et c’est pas une image, crois-moi — se pâmait littéralement ! Tu parles, le clone sous-alimenté de Brasillach !
— C’est marrant, tout de même, ces garçons qui s’adonnent à cette marotte. Tu noteras qu’avec son allure de collabo, il fait un peu le vide autour de lui.
— Il a l’air d’aimer ça.
— On le remarque. C’est fait pour. Il s’imagine qu’il emmerde tous les juifs qui sont forcément dans l’édition. Ça ne lasse même plus. Tu sais, je parie même que sa biographie n’est même pas écrite et qu’il serait un peu emmerdé sur les bords si on la lui demandait.
— Pourquoi tu ne lui fais pas le coup.
— Déconne-pas, veux-tu ? Si je me trompe…
— Ouais, c’est un risque. Curieux, quand même, j’aurais pensé que l’espèce s’était éteinte.
— Mais qu’est-ce que tu veux mon vieux, il reste des jeunes Français patriotes point oublieux de nos aînés, hein ! »
Le type se rapprocha de nous. Je m’esquivais tandis que j’entendais mon pote dire que non, en fin de compte, le directeur de collection avait eu un empêchement et que c’était bien dommage…

vendredi 1 février 2019

Pourquoi et où il faut signer

Arrêtons un instant le cours paisible (trop peut-être, mais tant pis) de ce blog pour attirer l’attention du lecteur sur une pétition. D’ordinaire, on estime peu ce genre de phénomène sur internet qui consiste principalement aux sites qui les proposent de se faire un fichier de prospects à revendre et qui vous emmerdent à l’infinie avec des spams. Par ailleurs, cette demande de signature ne réclame aucunement une position politique sinon celle qui consiste à infléchir une politique patrimoniale (mais nous ne nous proclamons pas pour autant "apolitique"). On vous convie à soutenir le projet de sauvegarder les ruines du manoir de Saint-Pol-Roux. Vous en trouverez ci-dessous ainsi que l’adresse où apposer votre signature…

« Ce château par moi conçu, des équipes l’érigèrent, dont les bras multipliés devaient ressortir à mon buste, alors pareil au buste à greffes de Bouddha. Le rêve se fit chose et la chose personne, par osmose, dans un aller-retour si prompt de boomerang que les pilleurs d’épave de la dune se demandent si j’habite le Manoir ou si le Manoir m’habite, ou bien si l’on s’habite simultanément, nous interpénétrant de par l’inceste de la possession. »
Le nom de Saint-Pol-Roux, poète qui participa activement à la croisade symboliste à la fin du XIXe siècle et dont l’œuvre influença durablement André Breton et le surréalisme, est indissociable du Manoir qu’il se fit bâtir à partir de 1903 sur les hauteurs de Camaret (Finistère) et qui devint, dès l’été 1905, sa demeure irrévocable.
Saint-Pol-Roux l’avait conçu en poète, selon son rêve. Ce fut son Hauteville House. C’est pour le Manoir du Boultous – ainsi le nomma-t-il d’abord, avant de le rebaptiser Manoir de Cœcilian, du nom de son fils aîné mort sur le front à Vauquois en 1915  – que Segalen rapporta de Tahiti les bois de la Maison du Jouir de Gauguin. Le peintre Georges Rochegrosse y avait peint, à fresque, le poète en dieu de la mer. Saint-Pol-Roux y reçut de nombreuses personnalités littéraires et artistiques. Ainsi André Breton lui rendit-il visite en septembre 1923 ; puis vinrent régulièrement Max Jacob et Jean Moulin, alors sous-préfet de Châteaulin. Max Jacob et Jean Moulin dont la mort de Saint-Pol-Roux, le 18 octobre 1940, devait préfigurer le destin tragique.
Car le Manoir, auquel toute sa vie il resta attaché, fut aussi le témoin de l’Histoire et de ses catastrophes. Un soldat allemand y avait pénétré dans la nuit du 23 juin 1940 et, après avoir assommé le poète, y assassina Rose, la fidèle servante, et violenta Divine, la fille du poète. Quelques jours plus tard, la barbarie nazie fit de nouveau irruption dans le Manoir pour saccager, déchirer et brûler une grande partie des manuscrits inédits de Saint-Pol-Roux. Peut-être ne lui avait-on pas pardonné d’avoir, l’un des premiers, dénoncé dans sa Supplique du Christ en 1933 les violences antisémites de l’Allemagne hitlérienne. Ce fut le crime de trop et Saint-Pol-Roux en mourut à l’âge de 79 ans. Le Manoir de Cœcilian fut alors réquisitionné et occupé par les nazis, puis bombardé par les alliés en 1944.
Les ruines, après guerre, portaient les stigmates de l’Histoire, mais une restauration restait encore possible. Divine Saint-Pol-Roux, dans l’espoir de voir naître un jour un musée dédié à l’œuvre et à la mémoire de son père, fit don du Manoir à la municipalité de Camaret. Aucun projet ne se concrétisa et les années passant les ruines se ruinèrent davantage (voir des photographies des différents états du Manoir ici).
Aujourd’hui, il ne reste plus que quelques pierres et des vestiges de murs et de tourelles, offerts aux intempéries océaniques et aux piétinements des touristes. Aujourd’hui, comme hier, les pouvoirs publics n’envisagent aucune action pour sauvegarder ces ruines qui sont une part de la mémoire de Camaret, de l’Histoire et de la Poésie.
Nous refusons la fatalité et croyons qu’il est encore possible de sauver les ruines du Manoir de Cœcilian de la disparition.
Signons, nombreux, cette pétition afin d’alerter les pouvoirs publics et de commencer à agir, enfin !
Pour en savoir plus sur Saint-Pol-Roux, cliquez ici ou rendez-vous sur le site de la Société des Amis de Saint-Pol-Roux.

Et pour signer, allez donc voir par
 

jeudi 31 janvier 2019

Le Prince des poètes

Pour que M. le chef de bureau Grésille eût sollicité de M. le sous-secrétaire d’État cette audience immédiate, il fallait que la circonstance présentât un caractère exceptionnel de gravité et d’urgence, car Grésille est un des rares fonctionnaires qui continuent à maintenir haute et ferme, dans nos ministères, la tradition hiérarchique, et il n’est pas homme à déranger son ministre pour des balivernes…
— J’ai demandé à vous voir, monsieur le Ministre, déclara solennellement Grésille, aussitôt assis sur le bord du fauteuil en vieille tapisserie de Beauvais, que M. le sous-secrétaire Grivot lui avait désigné d’un geste cordial, j’ai demandé à vous voir parce que ça ne peut plus durer !...
— Et qu’est-ce qui ne peut plus durer, cher monsieur Grésille ?
— L’attitude, dans nos bureaux, de M. Baratin, commis principal. Certes j’admets que nos employés, en dehors du service, s’abandonnent à leur fantaisie, encore que cette fantaisie doive, évidemment, demeurer décente, et conciliable avec la dignité de la charge publique dont ils ont l’honneur d’être revêtus… Mais ce qui ne saurait être toléré, c’est qu’au ministère même et dans l’exercice de ses fonctions, un employé, fût-il M. Baratin en personne, affectât des allures que je persiste à considérer comme en contradiction formelle avec l’esprit, sinon avec la lettre, de nos règlements, et qui, en tout cas, apparaissent de nature à causer un préjudice moral, qui n’est pas douteux, au bon renom de nos administrations d’État… Bref, monsieur le Ministre, j’ai tenu à vous en laisser juge : est-il admissible qu’un employé de ministère se montre aux contribuables, se promène dans nos couloirs et, je le répète, dans nos bureaux, avec un chapeau de toréador et une cape traînant jusqu’à terre et doublée de rouge ? Est-il admissible que ce monsieur, lorsqu’il a un renseignement à me fournir ou une pièce à me faire signer, se présente à moi avec un pantalon bouffant et un justaucorps de velours violet, — je n’exagère pas, monsieur le Ministre, de velours violet, — et pas de linge…
— Ce monsieur Baratin est apparemment un artiste ? — sourit Grivot, plein de finesse et de bonhomie.
— Ah ! monsieur le Ministre, permettez-moi de vous dire que je vous attendais là. Il est exact, et je n’ai aucune raison de vous le cacher, il est exact que M. Baratin écrit des vers. Mais est-ce une raison pour ne pas s’habiller comme tout le monde ? Je connais des poètes, monsieur le Ministre, et vous en connaissez. Ets-ce que ces messieurs se croient obligés de se faire remarquer dans la rue, comme dans leurs écrits, par une mise plus ou moins excentrique ? M. Edmond Rostand, par exemple — je sais bien qu’aux yeux de M. Baratin, M. Rostand ne doit point passer pour un vrai poète, mais les jugements critiques de M. Baratin n’ont pas encore force de loi, l’opinion de M. Baratin ne modifiera pas la mienne, ni la vôtre, j’imagine, monsieur le Ministre, — eh bien ! est-ce que M. Edmond Rostand n’est pas toujours fort correctement, et, j’insiste sur ce point, fort convenablement habillé ? Et son fils, un poète lui aussi, quel élégant jeune homme, à en juger par les portraits de lui que j’ai pu voir dans les magazines !... Quant à M. Henri de Régnier, j’ai eu l’honneur de l’approcher quelquefois, du temps que son beau-père, M. de Hérédia, était bibliothécaire à l’Arsenal. Sans doute M. Henri de Régnier porte un monocle, petit sacrifice à l’excentricité, à la fantaisie : mais, à ce détail près, toujours en jaquette ou en redingote d’une coupe impeccable et sévère, M. Henri de Régnier, je le dis sans fausse modestie, pourrait très bien faire figure de chef de bureau !...
— C’est égal, cher monsieur Grésille, ce Baratin en justaucorps, vous m’avez donné envie de le voir ; voulez-vous, je vous prie, me le faire appeler ?
M. le chef de bureau Grésille pinça ses lèvres minces en un sourire sardonique :
— Le faire appeler, monsieur le Ministre ? Faire appeler M. Baratin ? Mais M. Baratin n’est pas là… M. Baratin n’est jamais là, ou, du moins, quand il daigne de venir, c’est toujours aux heures les plus irrégulières : un poète…
— Oh ! alors, si je ne peux pas même le voir, ce Monsieur, il ne m’intéresse plus, je vous l’abandonne, mon cher Grésille, je l’abandonne à votre juste ressentiment ; donc s’il vous plaît de le mettre en disponibilité pour échapper à la vision de ses costumes agressifs et exécrables, vous n’avez qu’à me présenter l’arrêté…
— Dès ce soir monsieur le Ministre !... — s’empressa M. Grésille, qui se retirait, courbé en deux, mais triomphant…
Le sous-secrétaire l’arrêta sur la porte :
— Au fait, dites-moi, mon cher Grésille, ce Baratin n’a pas d’attaches politiques ni parlementaires, et si nous lui tendons l’oreille, vous me garantissez que nous n’aurons pas d’embêtements ?...
— M. Baratin est entré ici par la voie du concours, et jamais, son dossier que j’ai consulté en fait foi, — jamais il n’a daigné faire intervenir en sa faveur le moindre homme politique intéressant : c’est un poète, vous dis-je…
— Dans ces conditions…
Et M. le sous-secrétaire d’État fait signe à M. le chef de bureau qu’il ne le retient plus.
— Décidément, murmure M. le sous-secrétaire aussitôt que M. le chef de bureau, rayonnant, s’est retiré, décidément, c’est la journée des poètes !...
Et M. Grivot tire de son buvard, pour s’en bien pénétrer, la petite note que le fidèle et informé Tarade lui a remise, sur l’œuvre et la personnalité du poète Valbois, dit Valboys.
Tout à l’heure, une délégation composée du secrétaire perpétuel de l’Académie française, du président de l’Association des étudiants, et du directeur du Gil Blas, doit venir recommander à M. le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts la candidature du bon poète Valbois, dit Valboys, à la crois de la Légion d’honneur.
Et comme le dictionnaire Larousse, même dans ses suppléments les plus récents, conserve un mutisme inexplicable mais obstiné à l’égard du poète Valbois ou Valboys, les renseignements du jeune Tarade sont intervenus à propos pour permettre à M. le sous-secrétaire des Beaux-Arts d’apparaître suffisamment renseigné.
— Nous disons donc : L e Cheveu d’Or, Les Paradis retrouvés, Le Gave, Sonate d’Hiver et La Chute de l’Ange Gabriel… Bon !... sentiment de la nature, magie du style, intimité… Parfait !... Ça suffit, et, maintenant, ces messieurs peuvent venir : j’en sais assez pour n’avoir l’air ni d’un ignorant, ni d’un imbécile…
Pourtant, quand ces messieurs sont venus, en effet, M. le sous-secrétaire Grivot, qui ne voulait pas risquer de manquer de mémoire, s’il tardait trop, et de perdre le bénéfice de son érudition toute fraîche, le prudent Grivot a cru bon de prendre les devants :
— Je sais, messieurs, au service de quelle noble cause, hautement artistique et littéraire, vous avez souhaité d’apporter le concours de votre autorité. Mais je tiens à vous le dire tout de suite : votre protégé, le poète Valboys, ne compte au sous-secrétariat des Beaux-Arts que des amis, et il n’a de plus sincère admirateur que le sous-secrétaire des Beaux-Arts… Oui, messieurs, autant que m’en laissent le loisir les durs soucis et les occupations multiples, héla ! de l’administration et de la politique, j’aime à venir retremper aux source radieuses et pures du Cheveu d’Or, ou du Gave, j’aime à en retrouver les sentiment de nature qu’expriment, avec tant de force et d’éclat, Les Paradis retrouvés ; je n’ai jamais pu relier sans émotion cette Sonate d’Hiver, toute parfumée d’une intimité exquise ; et quelle leçon de style, messieurs, même pour le profane que je suis, dans cette magique Chute de l’Ange Gabriel
L’énumération éloquente de M. le sous-secrétaire des Beaux-Arts ne semble pas avoir produit l’effet excellent qu’il en pouvait cependant légitimement escompter. Ces messieurs de la délégation se sont contentés d’un acquiescement léger, et même empreint de quelque gêne. Enfin, le président de l’Association des Étudiants s’est décidé à rompre le silence un peu pénible qui avait suivi :
— Certes, moonsieur le Ministre, nous rendons hommage aux mérites de M. Valboys ; la croix de M. Valboys, nous vous l’avions dit, et nous ne saurions nous en dédire, rencontrera un accueil des plus sympathiques. Mais nous avons le devoir de ne pas oublier que les suffrages presque unanimes des lettrés et, plus particulièrement de la jeunesse littéraire au nom de laquelle j’ai le grand honneur de parler, viennent de désigner, dans les réunions, dans les revues, dans les cafés, enfin partout, comme « Prince des Poètes », l’écrivain admirable et hautain qui signe Valentin Gy… Ce n’est pas à l’homme cultivé et averti, au véritable Athénien, qui est maintenant notre surintendant des Beaux-Arts, que l’on doit faire l’injure de vouloir rappeler les titres éminents de Valentin Gy… Pour ne citer qu’une œuvre qui, à elle seule, eût cent fois mérité toutes les distinctions, M. Grivot a certainement lu et relu le dernier recueil de Valentin Gy, cette série d’évocations fulgurantes et merveilleuses que Valentin Gy a intitulé : Les… — comment donc ?... Les… — Est-ce bête… J’ai le nom sur le bout de la langue : les
— Oui, oui, affirme Grivot inquiet : je vois très bien ce que vous voulez dire… Si je les ai lues !... Ah ! messieurs, quel sens exquis de l’intimité, quelle magie du style, et un sentiment de la nature qui, par endroits, — peut-être ne partagerez vous pas cet avis, mais c’est une impression très vive que j’ai ressentie, — par endroit ne laissait pas de me faire penser à certaines pages de Jean-Jacques Rousseau…
— Très ingénieux !... approuve le directeur du Gil Blas, cependant que le secrétaire perpétuel de l’Académie française hoche la tête et répète :
— Jean-Jacques Rousseau !
— Or Valentin Gy, monsieur le Ministre, dépend directement de votre administration, ce qui facilitera sans doute la faveur que nous sollicitons pour lui. Valentin Gy est employé au sous-secrétariat des Beaux-Arts….
— Diable ! ceci, au contraire, va, je le crains, compliquer les choses. Quel grade a-t-il ?
— Commis principal…
— Patatras !... je peux décorer un poète, mais pas un commis principal : il y a des règlements, une hiérarchie, qui s’y opposent formellement… Mais êtes-vous sûrs que Valentin Gy ?... Je connais à peu près tout mon personnel, et ce nom…
— C’est un pseudonyme, monsieur le Ministre : Valentin Gy se nomme en réalité….
— Baratin, n’est-ce pas ? Je parie qu’il s’appelle Baratin !... — s’écrie M. Le sous-secrétaire d’État soudainement illuminé. Mais alors, tout peut s’arranger. Vous permettez ?...
M. Grivot sonne ; M. le chef de bureau Grésille apparaît :
— Et cet arrêté de mise en disponibilité, M. Grésille ?
— Le voici, monsieur le Ministre.
— Eh bien ! non monsieur le chef de bureau, j’estime la mise en disponibilité insuffisante ; M. Baratin, à dater de ce jour, est rayé des contrôles de l’Administration des Beaux-Arts, vous entendez, Monsieur le chef de Bureau, je révoque….
M. Grésille exulte :
— Mesure sévère, mais juste, monsieur le Ministre, et qui ne manquera pas d’exercer la plus salutaire influence, et la plus efficace sur l’ensemble du personnel….
Mais au même instant, stupéfait, M. Grésille, officier de l’Instruction publique, entend M. le sous-secrétaire d’État qui explique :
— De cette façon puisqu’il n’est pas fonctionnaire, puisqu’il est révoqué, rien ne m’empêchera plus de proposer pour la croix M. Baratin, dit Valentin Gy, princes des poètes.

Franc-Nohain
 : Le Gardien des muses (1913)

mardi 29 janvier 2019

Autodafés en Espagne

Il y a quelques jours de cela, Floréal, dans son blog, reproduisait un long article sur les cas d’autodafés perpétrés pas les nationaliste lors de la Guerre d’Espagne. Vous trouverez ci-dessous le lien vers ce papier fort bien documenté...




(Image tirée du blog de Floréal)

jeudi 17 janvier 2019

La remontée du Fleuve



Voici quelques mois, votre Tenancier arrêtait d’écrire des histoires du Fleuve parce qu’il sentait le besoin d’observer une trêve avec cet univers. Toutefois, l'on découvre une inertie inévitable dès lors que l’on se mêle de vouloir être édité : les textes sortent bien après leur rédaction et il subsiste un temps considérable entre l’élaboration d’une histoire et sa publication en revue. Les premières lignes de La remontée du Fleuve, figurant dans ce sommaire du numéro trois du Novelliste, datent de 2016. Ce constat est une leçon prodiguée avec beaucoup de recul. Vingt-cinq ans plus tôt (et même plus que cela), votre serviteur recevait l’écrivain de littérature fantastique Scott Baker à son émission de radio pour un ouvrage qui venait d’être publié en France. Il était accompagné d’André Ruellan, lecteur enthousiaste du roman et qui avait entamé un dialogue assez fécond à l’antenne. Seulement, impossible de rentrer dans les péripéties de l’histoire avec l’auteur. À la vérité, il en avait oublié certains aspects. Évidemment, l’édition française avait suivi l’américaine de plusieurs années et Scott Baker ne se souvenait plus de tout, ce qui n’avait d’ailleurs pas entamé l’intérêt de cette émission. Risquera-t-on de rencontrer le même problème avec votre serviteur ? Oui, c’est probable… parce que ce qui est rédigé est déjà du passé. Ma rupture avec l’univers du Fleuve n’est certes pas consommée, des synopsis sont encore dans mes tiroirs, mais je sens que pour y revenir il sera utile de me relire et de prendre des notes, non pour observer une cohérence qui demeure très lâche, mais pour en redessiner des contours convaincants. L’entreprise se révèle aisée et nécessite seulement de revoir trente-deux histoires dans la chronologie imaginée par mes soins. Et, si jamais je recommence à explorer le Fleuve, vous ne lirez vraisemblablement des textes nouveaux que dans un ou deux ans, voire plus. L’absence ne sera pas trop pénible, de toute façon, ces histoires valant ce qu’elles valent… Un récit du Fleuve, long cette fois-ci, paraîtra dans quelque temps, un autre, plus court, est en attente (celui-ci est peut-être l’amorce d’une « relance »). Ensuite, on pensera à rassembler en volume ce qui ne l’a pas été, et puis la béance… que nous occuperons avec d’autres sujets, éventuellement. Il n’empêche, c’est la fin d’un cycle commencé huit ans auparavant avec Une partie de pêche sorti en 2010. Je la ressens fortement avec cette publication dans les colonnes du Novelliste, elle consacre aussi le terme d’un « apprentissage », même si ce n’est pas un accomplissement. Le long récit en préparation appartient également à cet achèvement, mais d’une autre façon. Il sera toujours temps d’y revenir lors de sa parution.
En attendant, La remontée du Fleuve, toujours illustré par Céline Brun-Picard, vient de sortir en excellente compagnie et le Tenancier vous remercie de remplir votre bon de commande pour cette revue diablement courageuse puisqu’elle n’a vu aucun inconvénient à publier votre serviteur…


mardi 15 janvier 2019

jeudi 10 janvier 2019

Où le Tenancier est fier de sa fille

Le Tenancier, à une époque ou le népotisme et le favoritisme font rage, ne voit pas pour quelle raison il se priverait d’en faire autant. C’est donc avec une certaine fierté qu’il vous présente un court-métrage de sa fille et qu’il vous enjoint sans plus tarder à montrer votre approbation (mais on ne vous force pas, on vous suggère !).
Merci.


mercredi 9 janvier 2019

Neuf ans plus tard, votre Tenancier a percuté (c'est pas trop tôt !)

Il y a neuf ans de cela, je faisais part sur le blog précédent celui-ci de la trouvaille d’une étiquette de vin dans un ouvrage de Verne, en guise de marque-page. J’avais reproduit ce billet il y a un an ici même. Restait tout de même une sensation étrange en retrouvant l’image de cette étiquette qui, mine de rien tentait de lui rappeler autre chose. Neuf ans pour réaliser : on pourra dire que votre serviteur a le cerveau un peu lambin, mais quel brasillement face à la réalité ! L’étiquette fait penser à la couverture d’un classique Vaubourdolle, publié dans le temps chez Hachette et que le curieux peut de temps à autre retrouver chez les bouquinistes dans le rayon des petits classiques. Diable, boire un Barsac comme on se lit un Vaubourdolle, ça ne manque pas de pertinence : liquoreux comme un classique, classique comme un liquoreux ? À votre santé !

lundi 7 janvier 2019

Tout pour la picole mondaine

Rien à voir avec le billet précédent sinon dans le fait que le Tenancier vous en fait part et qu’il s’agit ici aussi d’un site. Le EUVS Vintage cocktails rassemble une collection d’ouvrages consacrés à la confection de boissons alcoolisées. Parfois, les ouvrages spécialisés recèlent de l’originalité tant sur la forme que sur le fond. Inutile de vous dire que ces ouvrages en témoignent… et aussi ce qui constitue l’agrément d’une civilisation : s’emmerder à doser différents breuvages pour exciter les papilles dans une cérémonie mondaine. Cela nous change du gorgeon sur le coin de la table (nous aimons aussi). On attirera l’attention du lecteur de passage sur Here’s How Again, par un certain Judge Jr. Dont le glossaire, page 12, donne une définition du scotch, seulement explicable par le contexte de la publication de l’ouvrage :

Scotch : This is also a liquid and comes from Scotland and sometimes from Hoboken !

On aura la solution de cette étrange définition en regardant la date et le lieu de publication de cet ouvrage : New York en 1929, c'est-à-dire en pleine Prohibition. D’ailleurs, à propos de ce régime sec outre-Atlantique, on se demande soudainement si la grande migration des auteurs et mécène étasuniens dans les années 20/30 à Paris ne trouve pas là une cause probable. En tout cas, constatons que la mode des ouvrages de « Boisson américaines » publiés en France, à partir des années 10, fit en sorte que le pèlerin impénitent ne se trouvait point dépaysé… 



On trouve des exemplaires de ce titre vendus en ligne entre 500 et 1 500 dollars...

samedi 5 janvier 2019

Céline Brun-Picard

Signalons ici le nouveau site de Céline Brun-Picard. Pour ceux qui ignoreraient qui elle est et pourquoi nous en parlons ici, c’est parce qu’elle illustre depuis pas mal de temps les histoires du Fleuve rédigées par votre Tenancier. Pour contempler son travail autour des nouvelles, allez à cette adresse. Sinon, regardez et vous comprendrez peut-être ce qui m’a attaché à cette artiste !

vendredi 4 janvier 2019

Les quatre cercles

QUATRE CERCLES SUCCESSIFS de reconnaissance sont traversés par l’artiste exceptionnel engagé sur la voie du succès. Je les appellerai la reconnaissance des pairs, celles des critiques, celle de la clientèle des marchands et des collectionneurs et, pour finir, le triomphe auprès du grand public.
La reconnaissance des pairs est la première et à maints égards la plus significative. Par pairs, j’entends les égaux du jeune artiste, ceux qui sont ses exacts contemporains, puis le cercle plus large des artistes en exercice. Ces derniers sont en général capables d’une très grande perspicacité bien qu’il leur arrive à l’occasion de se montrer obtus, et parfois jaloux du succès d’un artiste plus jeune.
Dans tout groupe d’artiste, certains se démarquent. On le voit avec les étudiants en art et, parfois, la personnalité joue au départ un rôle aussi déterminant que les réalisations. Bien sûr, l’émergence d’un talent exceptionnel n’est pas un phénomène réservé au monde de l’art, mais il peut s’observer dans tous les domaines.

Alan Bowness : Les Conditions du succès
Comment l’artiste moderne devient-il célèbre ? (1989)
Traduit de l’anglais par Catherine Wermester – Allia (2011)


mercredi 2 janvier 2019

Question de sémantique, ou d'orthographe, ou d'esgourde pas nettoyée

En 1975, alors qu’à peine politisé, votre Tenancier faisait l’apprentissage de la scansion manifestante, il se confronta à un problème sémantique délicat. En effet, lors de la promulgation de la très controversée Loi Haby qui concernait l’Éducation nationale, on le surprit à reprendre le slogan « Haby, salaud, le peuple en ratapo ! » Il chercha un temps la signification de ce mot et, désormais, à l’occasion, ne manque pas de le reprendre malgré l’abandon de toute innocence sur ce que voulait signifier ses co-manifestants de l’époque.
Quand même, se mettre en ratapo, il considérait cela comme grave et mystérieux, presque le début de l’utopie…

lundi 17 décembre 2018

L'assemblage de l'ingénieur Canti



Le Tenancier n’avait pas vu paraître une des ses histoires sur papier depuis quelques temps et il lui tardait de renouer avec la publication en périodique voire plus si affinités. Ouvrons le bal avec un nouvel opus dans une revue qui nous devient familière, le numéro hors-série de l’Ampoule, parution annuelle où l’on trouvera la signature de votre serviteur. La région de Bordeaux porte chance au Tenancier et, peut-être, le sujet de cette histoire n’a sans doute pas laissé la rédaction de cette revue indifférente puisqu’il est en partie question... d’œnologie. Quant à la chance, elle se manifestera bientôt dans cette région sous une autre forme. Qu’on nous pardonne de ne pas en délivrer plus pour l’instant, il nous arrive de céder à la superstition — nous en parlerons plus tard, vers les beaux jours. En attendant, dégustez donc cette histoire intitulée L’assemblage de l’ingénieur Canti. Hélas, le texte n’a pas bénéficié de l’illustration de Céline Brun-Picard, mais la sobriété du cliché de Charlie Ambrose convient également à l’esprit de ce que nous avons voulu conter.
 
Yves Letort : L’assemblage de l’ingénieur Canti — L’Ampoule, hors-série n° 4.
Pour commander, c’est ici.

lundi 3 décembre 2018

Keepsakes

[...] Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes soeurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir. Elle savait par coeur des chansons galantes du siècle passé, qu'elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du coeur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérations enthousiastes à l'endroit des femmes illustres ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.
À la classe de musique, dans les romances qu'elle chantait, il n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.


 
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ; – le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.

Gustave Flaubert : Madame Bovary

Illustration : Célestin Nanteuil
Le Keepsake était un type d'ouvrage collectif offert en étrennes ou pour les anniversaires à la période romantique. Certains de ces volumes étaient illustrés par des artistes connus : Achille Devéria, Celestin Nanteuil, Gavarni, Gustave Doré, Grandville, etc. Les grands auteurs romantiques - et de moins célèbres désormais - s'y sont essayés. Beaucoup furent imprimés chez Mame, à Tours et fréquemment habillés de cartonnages polychromes. Ils sont fort prisés encore à notre époque. Tous ne concernaient pas la littérature ou la poésie mais également les sciences naturelles et la géographie... Le papier de soie auquel fait allusion Gustave Flaubert était intercalé entre les pages qui contenaient des gravures. Le libraire nomme cela une serpente.
Billet originellement paru sur le blog Feuilles d'automne en juillet 2009

lundi 26 novembre 2018

Hemingway à Florence


Il y a quelques années, votre Tenancier a accompli un voyage à Florence, avec la découverte somptueuse des Offices, du Palais Pitti et d’autres merveilles. Un de ses amusements du moment consista dans le fait de croiser une ribambelle de vieux Nord-Américains tous affublés d’une casquette et d’une barbe, comme si uniment ces messieurs avaient décidé de ressembler à Hemingway, sans se consulter (le constat se fit à plusieurs jours d’intervalle et en des lieux différents). Il se demande encore si, partant de cette ressemblance, ils s’essayaient à l’écriture eux-mêmes et à quoi cela pouvait bien ressembler. Il se posa également cette autre question : pourquoi une telle concentration à Florence ? Était-ce dû à une conjonction astrale, au souvenir du passage de l’écrivain en Italie (mais Milan ou Venise ne se trouvent pas si près) ? 
Ou alors, le déguisement convenait-il bien pour aller se bourrer la gueule ?

jeudi 22 novembre 2018

!

[…] Le point d’exclamation attire trop l’attention, comme tout ce qui est debout. Il courbe pas l’échine comme l’accent circonflexe, il n’est pas tronçonné comme le point de suspension, il ne se met pas à plat ventre comme le tiret, il ne remue pas la queue comme le point virgule, il ne fait pas de la fumée comme le point d’interrogation, il n’est pas chiure de mouche comme le point t’à la ligne. Lui, c’est le de Gaulle de la ponctuation. La vigie ! Le ténor. Son nom l’indique : il s’exclame ! Il clame ! Il proclame ! Il déclame ! Il réclame ! Il véhémente ! Il flambergeauvente ! Il épouvante ! Je t’aime, suivi d’un point d’exclamation ou d’un point de suspension n’a pas la même sincérité, ni la même signification. On ne peut pas dire merde ou vive la France sans point d’exclamation. Que ferait un commandant de bateau au cours d’un naufrage, s’il n’avait pas de point d’exclamation à mettre au bout de « Les chaloupes à la mer ! ».
Je vais vous dire ; je le veux comme épitaphe. Sur ma tombe, tout seul, mais gros comme ça : un point d’exclamation, je vous en supplie. Pas mon blaze, ni mes dates-parenthèses. À quoi bon ? Pas de croix non plus. Dieu me reconnaîtra sans l’emblème de sa guillotine. Simplement, pour ma satisfaction posthume, ce signe typographique, dressé comme un bâton d’argent au milieu de la foule. D’ailleurs, n’est-il pas employé sur certains panneaux de signalisation du code routier ? 

San-Antonio : Mange et tais-toi ! (1966)