samedi 18 octobre 2014

Misery : écrire pour survivre — Première partie

(Une nouvelle venue sur le blogue, pour le plus grand plaisir des amateurs de cinoche...)
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« L'acte d'écrire peut ouvrir tant de portes, comme si un stylo n'était pas vraiment une plume mais une étrange variété de passe-partout »
 Stephen King, La Ligne Verte
   
     Paul Sheldon est l'auteur de la saga Misery. Après un accident de voiture, il est recueilli par sa plus grande fan, Annie Wilkes, ancienne infirmière. En possession des dernières aventures de son héroïne, il accepte de laisser cette femme lire cet opus. En découvrant la mort de son personnage fétiche, Annie séquestre, torture et oblige Paul à réécrire son livre et à ressusciter le personnage de Misery. Dans ce huis clos infernal, les mois passent. Paul travaille complètement isolé à son nouveau bureau sur une machine sans lettre « n ». Pour éviter toute fuite, Annie brise les jambes de Paul, l'attache à son lit et l'enferme à double tour. La seule issue est d'écrire pour survivre. Entre temps, le shérif de la ville, Buster, apprend la disparition de l'écrivain. Il va enquêter en commençant par se renseigner sur ces romans à succès.
     Quatre ans après l'adaptation de la nouvelle Le corps (The Body) de Stephen King, donnant naissance au film Stand By Me, Rob Reiner s'intéresse à Misery. À l'inverse d'écrivain qui n'écrivent pas comme Barton Fink (Joel et Ethan Coen (1991), Gil Pender dans Minuit à Paris (Woody Allen, 2011), ou bien Hall Baltimore dans Twixt (Francis Ford Coppola, 2011), Paul est un auteur prolifique. Il l'est avant sa rencontre avec Annie, il le reste durant son kidnapping et, à la fin, on devine le succès de son roman relatant son cauchemar. Cependant cette écriture chez sa fan ne se fait pas sans peine. Une atmosphère mystique et divine pèse sur la maison. Elle affectera la relation entre Annie, Paul et leur travail sur l'écriture du nouveau roman. Comment cette ambiance mystique et malsaine va-t-elle s'immiscer dans la représentation de l'écriture à l'écran ? En quoi la relation que les personnages entretiennent avec les romans de Misery va-t-elle les mener à leur propre fin ? Tout d'abord la mise en scène sacralise les objets ayant un rapport avec le thème de l'écriture, puis l'absence de lettre « n » sur la machine nous emmène vers un univers psychotique, enfin le chantage d'Annie impose à Paul un nouvel impératif : écrire ou mourir.

I. Les livres sacrés

     La sacralisation de l'écriture dans le film s'établit à travers trois types d'objet : la photo dédicacée de Paul Sheldon qu'Annie arbore fièrement dans son salon, les livres de la saga Misery, l'album souvenir.



     Les premières fois que le manuscrit du nouveau livre apparaît à l'écran, il est encore dans la sacoche de Paul. Robb Reiner insiste sur cet objet. Durant les sept premières minutes du film, la sacoche est mise en scène quatre fois. Les photogrammes 1 et 2 montrent sont utilisation comme simple moyen de transport, tandis que la représentation 3 nous indique une valeur sentimentale, elle est « une vieille amie », et peut être une confidente à qui il confierait des secrets. La scène se déroule dans le bureau de son éditrice. Une affiche de Misery est placardée en arrière-plan de l'image. La pièce est imprégnée de ce personnage de fiction. Paul dit avoir transporté son premier ouvrage dans cette sacoche. Elle renvoie donc à un avant Misery, ce qui lui permet de l'associer à son métier d'écrivain, à ce qu'il est. Elle devient une extension de Paul lui-même. Enfin, dans la mise en scène 4 se situe juste après le dérapage de la voiture de Paul. On voit Annie le sortir du véhicule, le réanimer, puis la caméra suit son déplacement et le spectateur la voit attraper la sacoche et la ranger à toute vitesse dans son manteau, comme si elle savait déjà ce qu'elle contenait. La sacoche protège son contenu mais également d'une certaine manière son créateur : le livre survit miraculeusement à l'accident et Paul est également vivant. Mais à peine ouverte par Annie, l'auteur est mis à nu, sans défense, il est dépossédé de sa création, et elle peut le manipuler à sa guise.
   
     Le livre devient l'objet de toute convoitise à partir du moment où Annie rencontre Paul. La femme est obsédée par le roman. Pour elle, l'héroïne Misery Chastain est un guide, une complice, une vraie amie. Au retour de sa première excursion en centre ville, elle revient avec un exemplaire de la saga : Misery's Child (l'enfant de Misery). On la voit le brandir fièrement comme un trophée, comme une révélation. Misery est son Messie. La caméra suit la femme avec le livre à la main. Le plan n'est jamais coupé car elle ne peut pas être dissociée de ces romans, il font partie d'elle comme la sacoche de Paul faisait partie de lui.
      Après un début de lecture du nouvel essai de son écrivain préféré, Annie est dévastée par la découverte de la mort de SON personnage. À partir de ce moment, le film sombre dans un thriller psychologique, une folie dévastatrice qui n'aurait pour finalité que la purification par le feu. Ces flammes ont un rôle central dans la représentation de l'écriture dans Misery. Annie est une femme très pieuse. On remarque dans sa maison un autel dédié à Paul Sheldon et à sa saga romanesque. Au centre, un portrait dédicacé. On ne peut que penser à un lieu de recueillement, de confession. Dans la Bible, les flammes sont sources de lumière, de destruction mais également de délivrance, de purification ou de châtiment pour les infidèles. Dans l'Espagne du XVe siècle, à la fin de la Reconquista chrétienne, les tribunaux de l’Inquisition instaurent des exécutions par le feu des hérétiques du pays. Ce feu de colère détruit tout ce qui va à l'encontre de la volonté de Dieu. Ainsi les villes de Sodome et Gomorrhe, où règnent vice et corruption, sont ravagées par les flammes :
    « Au moment où le soleil se levait sur la terre et que Lot entrait à Coar, Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du souffre et du feu venant de Yahvé, depuis le ciel, et il renversa ces villes et toute la Plaine, tous ses habitants et la végétation du sol » (Genèse 19, 23-25)
      Ici le péché est le meurtre du personnage de Misery. Annie refuse qu'un meurtre se déroule sous son toit. Soit Paul accepte de brûler son livre, impie, emprunt de péché et de haine, soit elle carbonise l'homme dans son lit, elle se débarrasse de l'assassin. Le livre sera sacrifié. Cependant, on ne le voit pas totalement se réduire en cendre. La purification n'a pas atteint sa fin, il reste quelque chose de pourri dans cette relation à l'écriture. L'écrivain le démontre à la fin du film, juste avant de dévoiler le grand final du nouvel ouvrage co-écrit avec Annie. Il y met le feu, devant son visage paniquée. La scène se termine dans un excès de violence où il lui fera manger les cendres de l'objet consumé avant de la tuer à coups de machine à écrire. Tous les éléments qui ont servis à ressusciter Misery se retourne contre Annie. Sa prière, son désir de revoir un jour son personnage n'a pas été exécuté dans une logique saine et pieuse, mais plutôt satanique. Elle réanime l'héroïne romanesque après un acte de destruction par les flammes de l'ancien roman. Ce procédé n'est purificateur qu'à la fin, lorsque le nouveau roman et la femme démoniaque qui en est à l'origine, sont tous les deux de retour à l'état de poussière. Le livre se consume et la femme en avale les cendres étendue au sol. Les allumettes et le petit bidon aux inscriptions « allume feu » sont deux objets récurrents dans le film. Dans la scène d'ouverture, juste après avoir rangé son nouvel essai dans sa sacoche, on voit Paul allumer une cigarette. Suite à ces heures et des heures de travail devant sa machine, la cigarette permet une relaxation, une purification en somme. Quant à Annie, elle s'en sert une première fois en menaçant Paul de le brûler si il ne sacrifie pas son livre, et un renversement de situation finale donne à Paul l'opportunité de les utiliser pour mettre fin à son calvaire.
     L'écriture s'inscrit dans une relation de manipulation et d'interdépendance. Celui qui détient le livre a le pouvoir, est possédé. En arrivant chez sa fan, Paul se voit justement dépossédé de son écrit et de sa créativité, d'une part car l'objet écrit est emmené hors de la pièce (on voit dans un plan fixe Annie sortir de la chambre avec la sacoche sous le bras), d'autre part car la nouvelle histoire lui sera imposée. Ce jeu de domination apparaît à plusieurs reprises.
     Annie est le personnage le plus mystique habitée par la fiction. L'écriture progressive la rend tantôt surexcitée comme une enfant attendant ses cadeaux de Noël au pied du sapin, tantôt hors d'elle, violente, telle une rage animée par un démon.
     Un deuxième exemple de cette possession mystique se retrouve vers la fin du film. La scène se concentre sur le travail de Paul face à sa nouvelle obligation. On le voit dans une frénésie, une dynamique créative et physique. Jambes immobilisées dans le plâtre, ses doigts tapent à une vitesse vertigineuse. Il reprend le contrôle de son écrit. La fin du livre signifie le retour à la liberté. Rob Reiner utilise le procédé de l'ellipse pour nous signifier une longue période de travail, seul les temps forts sont présentés à l'écran, menés par un concerto de piano de Tchaïkovski. Le morceau composé en majeur et le tempo allegro ajoutent à la scène une dynamique créatrice et positive. Les lettres tapées défilent à l'écran. Le spectateur est associé à l'écriture, et comme le personnage de Paul, il voit enfin un échappatoire à ce huis clos qui pour le moment n'était source que de destruction. Pour en revenir à la notion d'interdépendance, une phrase permet de tisser un lien entre ce que l'on pourrait nommer une « Trinité Littéraire ».
« Il y a une justice supérieure à celle des hommes, c'est LUI qui me jugera »
     Cette phrase, extraite d'un roman de Misery, apparaît une première fois dans la bouche du Shérif Buster. Le titre exact du roman qu'il est en train de lire est Misery's Trial (Le procès de Misery). Au fil de ses recherches sur la disparition de Paul Sheldon, le shérif redécouvrira dans un article à la bibliothèque, cette phrase, juste en dessous d'un article concernant l'inculpation d'infanticide d'Annie, à l'hôpital où elle travaillait. Elle l'aurait proclamée à la sortie de son procès. Mais à l'origine écrits par Paul Sheldon, ces mots ne devraient appartenir qu'au domaine de la fiction, et pourtant ils ont pour la femme une importance cruciale : la justice « terrestre » l'indiffère, elle ne s'en remet qu'à celle de Dieu. L'album souvenir que Paul feuillette un peu plus tard dans le film, retrace l'ensemble des accusations dont Annie a fait l'objet au cours de sa vie. Elle préserve avec soin le moindre article la concernant. Paul y découvre à la suite, la conservation de tous les reportages en lien avec sa disparition dans la région. Tout cela apparaît comme une trace, un rapport de ses actions, de ses « missions » sur Terre, au vu du Jugement Dernier. Chaque page de son album représente une étape dans son parcours professionnel et personnel. Les articles sont systématiquement associés à des dessins, parfois enfantins, qui refont surgir la dimension religieuse.


     Annie dit que Dieu lui parle, que Dieu lui a envoyé son écrivain fétiche, qu'il les a réunis pour écrire cette nouvelle aventure du personnage de Misery. Dans ce huis clos on en a alors la certitude, la tension ne réside plus entre deux personnages mais bien trois : l'écrivain, Annie et Dieu.

(A suivre)

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