A la fin août 1932, je décide
d’entreprendre en Allemagne un grand
voyage à pied, sac au dos, selon les rites germaniques. Avec le camarade qui
m’accompagnera, nous nous y préparons avec ardeur. Au pied du fort de Romainville,
notre voisin, le canal de l’Ourcq étale sa ligne droite. Pour mieux nous
entraîner, nous revêtons notre tenue complète de marcheurs à pied, blouson,
culotte courte de velours, lourds brodequins et grosses chaussettes de
laine : nous chargeons notre rucksack du poids respectable qu’il pèsera
effectivement au cours de notre périple. Et, carte en main, nous repérons
exactement, sur les berges du canal, une distance de 12 km 500. D’une allure
souple et régulière, redressant la tête, creusant les reins, bombant le torse,
nous franchissons chaque jour cette distance. Parvenus au point d’arrivée, nous
esquissons un demi-tour quasi militaire et repartons en sens inverse, le même
kilométrage, indifférents au soleil ou aux intempéries, prêts à tout affronter.
Et c’est enfin le départ, le soir du 9 août 1932. Une camionnette qui fait chaque nuit le trajet Paris-Strasbourg a bien voulu nous charger dans son « poids lourd ». L’énorme véhicule saute avec un bruit de ferraille sur le pavé de Pantin. Dans la remorque, entre deux rouleaux de linoléum, à l’imposant diamètre, nous avons, mon compagnon et moi, logé nos corps meurtris, nos sacs bourrés et difformes que surmonte une gamelle. Au volant, dans la cabine où nous les rejoignons de temps à autre pour faire la causette, de grands gars d’Alsace, placides et blonds. Il suffit de soulever la bâche de notre remorque pour prendre connaissance avec le paysage. Mais, le plus souvent, rois fainéants vautrés sur des colis rugueux, nous laissons dérouler le fil des heures. Et quant la nuit venue, les conducteurs, harassés, font halte au bord de la route, nous courons dans un champ voisin d’où nous rapportons, pour arrondir les angles et amortir les chocs, de moelleuses gerbes de blé fraîchement coupé.
Au seuil de la Forêt-Noire, je déborde d’un optimisme que les vicissitudes des luttes sociales n’ont pas encore ébranlé et que mon compagnon, petit bourgeois sceptique et insouciant, ne partage guère. Après une si longue période d’inaction stérile, dans un vieux pays dégénéré, je vais peut-être enfin me trouver au cœur de l’action, dans cette Allemagne jeune, moderne et dynamique que, depuis ma jeunesse, je n’ai cessé d’admirer. C’est ici que s’est formée la classe ouvrière la mieux organisées, la plus cultivée du monde. Ici que les contradictions économiques et sociales ont atteint un point de tension extrême. Ici que va sonner l’heure de l’explication décisive entre le bloc formidable du salariat et les mercenaires du grand capital.
Et pourtant les germes d’une maladie mortelle minent déjà cette chair en apparence resplendissante. L’atmosphère est lourde, les oiseaux volent bas, comme avant l’orage. Plus je m’enfoncerai au cœur du pays, plus je déchanterai. En vérité, malgré ça et là quelques apparences trompeuses, tout annonce, tout fomente — sans que j’en aie encore une pleine conscience — la victoire du fascisme hitlérien.
Et c’est enfin le départ, le soir du 9 août 1932. Une camionnette qui fait chaque nuit le trajet Paris-Strasbourg a bien voulu nous charger dans son « poids lourd ». L’énorme véhicule saute avec un bruit de ferraille sur le pavé de Pantin. Dans la remorque, entre deux rouleaux de linoléum, à l’imposant diamètre, nous avons, mon compagnon et moi, logé nos corps meurtris, nos sacs bourrés et difformes que surmonte une gamelle. Au volant, dans la cabine où nous les rejoignons de temps à autre pour faire la causette, de grands gars d’Alsace, placides et blonds. Il suffit de soulever la bâche de notre remorque pour prendre connaissance avec le paysage. Mais, le plus souvent, rois fainéants vautrés sur des colis rugueux, nous laissons dérouler le fil des heures. Et quant la nuit venue, les conducteurs, harassés, font halte au bord de la route, nous courons dans un champ voisin d’où nous rapportons, pour arrondir les angles et amortir les chocs, de moelleuses gerbes de blé fraîchement coupé.
Au seuil de la Forêt-Noire, je déborde d’un optimisme que les vicissitudes des luttes sociales n’ont pas encore ébranlé et que mon compagnon, petit bourgeois sceptique et insouciant, ne partage guère. Après une si longue période d’inaction stérile, dans un vieux pays dégénéré, je vais peut-être enfin me trouver au cœur de l’action, dans cette Allemagne jeune, moderne et dynamique que, depuis ma jeunesse, je n’ai cessé d’admirer. C’est ici que s’est formée la classe ouvrière la mieux organisées, la plus cultivée du monde. Ici que les contradictions économiques et sociales ont atteint un point de tension extrême. Ici que va sonner l’heure de l’explication décisive entre le bloc formidable du salariat et les mercenaires du grand capital.
Et pourtant les germes d’une maladie mortelle minent déjà cette chair en apparence resplendissante. L’atmosphère est lourde, les oiseaux volent bas, comme avant l’orage. Plus je m’enfoncerai au cœur du pays, plus je déchanterai. En vérité, malgré ça et là quelques apparences trompeuses, tout annonce, tout fomente — sans que j’en aie encore une pleine conscience — la victoire du fascisme hitlérien.
Par une belle fin d’après-midi s’achève notre première étape outre-Rhin. Déjà vingt-cinq kilomètres dans les jambes et, sur les épaules, malgré que nous nous soyons entraînés pour cette distance, les courroies pèsent un peu. Nous traversons un village qui paraît coquet en comparaison des nôtres, avec ses maisonnettes blanches fraîchement repeintes, ses fenêtres garnies de géraniums. Tel le cheval qui sent l’écurie, nous marchons d’un pas plus allègre lorsqu’à la sortie de la petite agglomération, à l’écart et entouré d’arbres, apparaît le gîte que nous cherchions : l’auberge de la jeunesse. Chaque soir, de la même manière, nous nous retrouverons comme chez nous.
La salle commune est déjà pleine : jeunes de quinze à vingt ans, cheveux blonds, voix mâles, visages volontaires. Une chemise de sport kaki ou verte, aux manches retroussées, découvre leurs avant-bras bronzés par le soleil. des genoux sculpturaux émergent d’une culotte courte en velours ou en peau que complète souvent une paire de bretelles tyroliennes avec sa large plaque de cuir rectangulaire, formant comme un pont entre les pectoraux. Les jambes sont halées, muscles tendus et durs. De grosses socquettes retombent sur de forts souliers de marbre. certains ont conservé sur la tête, posée crânement, une petite calotte de type ecclésiastique, en feutre gris, découpée dans le fond d’un vieux chapeau.
Nous ne tardons pas à lier connaissance. Notre qualité de français nous vaut un accueil fraternel.
— Franzose ? Pas possible ! On voit des Franzosen si rarement.
Puis c’est une volée de questions :
— Chez vous aussi il y a beaucoup de chômage ?
— Est-il vrai, ce qu’on dit, que les Français sont si riches, qu’ils ont tant d’or ?
— Vous avez le service militaire obligatoire ?
— Comment donc nous appelez-vous ? Des…. des… Boches ?
Nous répondons tant bien que mal. Autour de nous, le cercle s’est formé, un cercle au centre duquel je me sens bien. Je lis dans les regards un besoin de communication directe, par-delà les frontières artificielles, les journaux et les discours mensongers, un étonnement de se sentir pareils.
Sur une table, un « livre d’or. Chacun est invité à y inscrire son nom, à laisser une trace — pensée, poésie ou dessin — de son passage. Sur le feuillet de garde, ce vain avertissement : « On est prie d’oublier la politique au seuil de ce livre ». Pourtant, quant je le feuillet, je vois la politique sourdre à chaque page. Elle tourmente ces jeunes au point qu’ils ne peuvent, malgré l’ambiance neutre de l’auberge, s’en abstraire. Un main a écrit : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » Mais un autre a biffé l’appel d’un trait de plume rageur. Ailleurs ce sont les trois flèches socialistes qui transpercent la croix gammée. On nous explique que cette passion est plutôt récente.
Quand je décris, en comparaison, la jeunesse française indifférente, ignorante, engourdie par l’opium des journaux sportifs, on me répond qu’il n’y a pas si longtemps la jeunesse allemande s’intéressait plus aux champions et aux stars qu’à Hitler ou à « Teddy » Thalmann. Mais le chômage, la misère, l’entrée en scène tapageuse du national-socialisme ont tout changé. Au fond des regards de mes jeunes compagnons d’un soir, je lis, parce qu’ils ont dix-huit ans, la joie de vivre, mais aussi l’angoisse et la faim. Ces auberges, luxueusement aménagées, dans lesquelles de beaux fourneaux sans emploi contrastent avec les ceintures qui se serrent, suggèrent un monde périssable. La contagion du fanatisme politique a gagné jusqu’aux impubères. Un gamin de treize ans me crie son amour pour le Führer, une fillette m’explique gravement le dernier discours du chancelier von Papen. Peu ou prou de non-engagés. Chacun a pris parti. La salle commune s’est vidée peu à peu. Pourtant aux extrémités opposées, deux groupes demeurent. Dans la pénombre, de petits écoliers tiennent un recueil de chansons à la main. Sous la conduite de leur magister, ils entonnent des airs martiaux où il est question de héros victorieux et d’ennemis en déroute. Trois solides gaillards de Westphalie, prolétaires sans nul doute, les écoutent avec satisfaction puis, avec eux, reprennent en chœur le refrain. A l’autre bout de la salle, d’autres « ajistes », indisposés par cette démonstration, observent, muet, renfrognés. L’un d’eux serre dans ses doigts crispés la Rote Fahne, le quotidien communiste. Et comme j’essaie, en vain, de le faire parler, il me montre, d’un signe de tête, le camp adverse et hausse les épaules. Jusqu’à l’heure réglementaire de l’extinction des feux, nazis et révolutionnaires resteront en face à face, dans un état de veillée d’armes.
Un jeune, plus loquace, ou plus lucide, murmure à mon oreille, tandis que nous gagnons nos dortoirs :
— Vois-tu, nous sommes dressés les uns contre les autres. Les passions sont chauffées à blanc au point qu’il nous arrive de nous entre-tuer, mais nous voulons au fond la même chose…
— Vraiment ?
— Oui, la même chose, un monde nouveau, radicalement différent de celui d’aujourd’hui, un monde qui ne détruise plus le café et le blé, tandis que des millions d’hommes ont faim, un nouveau système. Mais l’un croit dur comme fer qu’Hitler le lui donnera et l’autre que ce sera Staline. Il n’y a entre nous que cette différence…
Et c’est pourquoi dans la chambrée, avant que les lumières ne s’éteignent, retentira de cinquante coffres sonores, un vieux chant de vagabonds de la route, que le nazi entonne avec autant de conviction que le socialiste ou le communiste :
Quand nous cheminons côte à côteUnanimité à peine fêlée par la discordance des trois cris antagonistes, proférés ensemble, tel un bonsoir ou un final défi :
Et chantons les airs anciens
Dont les bois nous renvoient l’écho
Alors, nous le sentons, il faut que cela arrive :
Avec nous viennent les temps nouveaux !
Avec nous viennent les temps nouveaux !
— Heil Hitler !
— Freiheit !
— Rot Front !
Pourtant les dilettantes, les poètes, les rescapés romantiques et littéraires de la Jugendbewegung (« mouvement de jeunesse ») d’avant 1914 n’ont — pas encore — totalement disparu. Témoin ce groupe d’étudiants, que nous rencontrons le lendemain sur la route, vêtus d’un simple short, à peu près nus sous un soleil de plomb. Une invraisemblable vaisselle s’accumule sur leurs échines bronzées. On dirait une caravane de chameaux porteurs de denrées. Ces joyeux lurons s’entêtent à préférer le naturisme aux controverses politiques. Et ils susurrent, en s’accompagnant d’une guitare, ces vers, si pacifiques, d’un poète tombé au front1 :
Et mon cœur, mon cœur chante
Un air qui lui aussi monte vers le ciel,
Un air très léger et très doux,
Un air aussi délicat, aussi tendre
Qu’un petit nuage fuyant à travers l’azur
Comme un flocon de duvet dans la brise…
Daniel Guérin : La peste brune — 1954.
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