Dédié aux pompeux cornichons
et spécialement à Stalquère
Texte paru dans le Bulletin de l'Union Syndicale des Maîtres Imprimeurs, numéro de Noël 1928 : « L'imprimerie et la pensée moderne ». Chapitre XI : « Après l'imprimerie »... et déjà diffusé sur le blog Feuilles d'automne en mai 2009.
« Ils lurent d'abord Walter Scott.
Ce fut comme la surprise d'un monde nouveau.
Les hommes du passé qui n'étaient pour eux que des fantômes ou des noms devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, gardes-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle d'armes des châteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l'auvent des échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement composés, entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l'illusion était complète. L'hiver s'y passa.
Leur déjeuner fini, ils s'installaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminée ; — et en face l'un de l'autre, avec un livre à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte, et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe Bouvard avait des conserves bleues, Pécuchet portait la visière de sa casquette inclinée sur le front.
Germaine n'était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir au jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses matérielles.
Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d'une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des boeufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d'affreuses blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements — et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la réflexion. L'amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire.
Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, Marchangy ni d'Arlincourt.
La couleur de Frédéric Soulié, comme celle du bibliophile Jacob leur parut insuffisante — et M. Villemain les scandalisa en montrant page 85 de son Lascaris, un Espagnol qui fume une pipe "une longue pipe arabe" au milieu du XVe siècle.
Pécuchet consultait la biographie universelle — et il entreprit de réviser Dumas au point de vue de la science.
L'auteur, dans Les Deux Diane se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il (voir Le Page du Duc de Savoie) que Catherine de Médicis, après la mort de son époux voulait recommencer la guerre ? Il est peu probable qu'on ait couronné le duc d'Anjou, la nuit, dans une église, épisode qui agrémente La Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille d'erreurs. Le duc de Nevers n'était pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-Barthélémy. Et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Et Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. D'ailleurs, combien de rengaines, le miracle de l'aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés de Jeanne d'Albret. Pécuchet n'eut plus confiance en Dumas.
Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de son Quentin Durward. Le meurtre de l'évêque de Liège est avancé de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d'Arschel et non Hameline de Croy. Loin d'être tué par un soldat, il fut mis à mort par Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre, n'exprimait aucune menace, puisque les loups l'avaient à demi dévorée.
Bouvard n'en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s'ennuyer de la répétition des mêmes effets. L'héroïne, ordinairement, vit à la campagne avec son père, et l'amoureux, un enfant volé, est rétabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets facétieux et d'interminables dialogues, une pruderie bête, manque complet de profondeur.
En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand.
Il s'enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants, aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise ! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu'il avait, se trouvait lui- même changé.
Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de théâtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d'Arc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare !
Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut détruire. Louis XI ne manquera pas de s'agenouiller devant les figurines de son chapeau ; Henri IV sera constamment jovial ; Marie Stuart pleureuse, Richelieu cruel — enfin, tous les caractères se montrent d'un seul bloc, par amour des idées simples et respect de l'ignorance — si bien que le dramaturge, loin d'élever abaisse, au lieu d'instruire abrutit.
Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet se mit à lire Consuelo, Horace, Mauprat, fut séduit par la défense des opprimés, le côté social, et républicain, les thèses.
Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de lecture des romans d'amour.
A haute voix et l'un après l'autre, ils parcoururent La Nouvelle Héloïse, Delphine, Adolphe, Ourika. Mais les bâillements de celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu, l'époque, le costume des personnages. Le cœur seul est traité ; toujours du sentiment ! comme si le monde ne contenait pas autre chose !
Ensuite, ils tâtèrent des romans humoristiques ; tels que Le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre, Sous les Tilleuls, d'Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles, ou de sa maîtresse. Un tel sans-gêne, d'abord les charma, puis leur parut stupide ; — car l'auteur efface son œuvre en y étalant sa personne.
Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans d'aventures, l'intrigue les intéressait d'autant plus qu'elle était enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s'évertuaient à prévoir les dénouements, devinrent là dessus très forts, et se lassèrent d'une amusette, indigne d'esprits sérieux.
L'oeuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone, et comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n'avaient pas soupçonné la vie moderne aussi profonde.
"Quel observateur !" s'écriait Bouvard." »
[...]
« Les livres font partie des ces choses rares qui enrichissent ceux qui les achètent. »