Sandrine Scardigli est autrice, éditrice, tenancière d'un blog et officie en librairie. Elle excelle dans toutes ces matières (on prie le lecteur de prendre cet avis comme autorisé, étant donné la proximité du Tenancier avec toutes ces activités).
Pierre-Paul au mas
Pas facile, la vie de représentant… Dégoter de nouveaux contrats oblige à bien des âneries, du type sortir des sentiers battus – au sens littéral du terme.
Qu’est-ce que je suis venu fiche ici ? grogne in petto Pierre-Paul, dernière recrue en date de la force commerciale destinée à inonder le monde de la prestigieuse encyclopédie Tout l’univers, alors que sa voiture fait des embardées dans le chemin caillouteux. Tandis qu’il passe devant un hangar près duquel sont garés tracteurs boueux et camions poussiéreux en cette fin d’après-midi, il a toutefois bon espoir : personne ne l’aura devancé ici. Tout en conduisant lentement, il scrute les lieux : la grande maison en pierres devant laquelle trône un véhicule de marque allemande lui laisse espérer que le sentier mal entretenu cache un mas où il y a peut-être du bien ; la grande balançoire dans le jardin lui fait deviner au moins un enfant.
Pas de librairie ni bibliothèque dans à moins d’une heure de route, un enfant, de l’argent… ça devrait le faire sans problème.
À peine le temps de ranger sa voiture sous les grands chênes qu’un énorme berger allemand se précipite sur lui. Ah oui, à l’entrée du sentier, il y avait bien une pancarte, mais bon… Il attend calé dans son siège, sous les aboiements furieux de l’animal. Il a l’habitude, il sait que quelqu’un va venir.
Ça ne manque pas. Une grand-mère vient de sortir sur la terrasse et a rappelé le chien qui se tient à ses pieds, immobile mais prêt à bondir. Elle, petite, toute fine dans sa blouse à fleurs, au visage émacié, regard perçant, silencieuse : il devine que son apparente fragilité doit cacher une main de fer. Pas le genre à qui on raconte n’importe quoi.
Après avoir remis sa cravate en place, il sort de sa voiture dont il extirpe sa mallette en cuir et une grosse valise en tissu, et il s’adresse à la dame :
« Bonjour. Je m’appelle Pierre-Paul Dubouluc, je suis représentant en encyclopédies… »
Le show peut commencer.
Pierre-Paul au mas
Pas facile, la vie de représentant… Dégoter de nouveaux contrats oblige à bien des âneries, du type sortir des sentiers battus – au sens littéral du terme.
Qu’est-ce que je suis venu fiche ici ? grogne in petto Pierre-Paul, dernière recrue en date de la force commerciale destinée à inonder le monde de la prestigieuse encyclopédie Tout l’univers, alors que sa voiture fait des embardées dans le chemin caillouteux. Tandis qu’il passe devant un hangar près duquel sont garés tracteurs boueux et camions poussiéreux en cette fin d’après-midi, il a toutefois bon espoir : personne ne l’aura devancé ici. Tout en conduisant lentement, il scrute les lieux : la grande maison en pierres devant laquelle trône un véhicule de marque allemande lui laisse espérer que le sentier mal entretenu cache un mas où il y a peut-être du bien ; la grande balançoire dans le jardin lui fait deviner au moins un enfant.
Pas de librairie ni bibliothèque dans à moins d’une heure de route, un enfant, de l’argent… ça devrait le faire sans problème.
À peine le temps de ranger sa voiture sous les grands chênes qu’un énorme berger allemand se précipite sur lui. Ah oui, à l’entrée du sentier, il y avait bien une pancarte, mais bon… Il attend calé dans son siège, sous les aboiements furieux de l’animal. Il a l’habitude, il sait que quelqu’un va venir.
Ça ne manque pas. Une grand-mère vient de sortir sur la terrasse et a rappelé le chien qui se tient à ses pieds, immobile mais prêt à bondir. Elle, petite, toute fine dans sa blouse à fleurs, au visage émacié, regard perçant, silencieuse : il devine que son apparente fragilité doit cacher une main de fer. Pas le genre à qui on raconte n’importe quoi.
Après avoir remis sa cravate en place, il sort de sa voiture dont il extirpe sa mallette en cuir et une grosse valise en tissu, et il s’adresse à la dame :
« Bonjour. Je m’appelle Pierre-Paul Dubouluc, je suis représentant en encyclopédies… »
Le show peut commencer.
***
Tout a pourtant bien démarré pour Pierre-Paul : visiblement, la dame connaît le mot encyclopédie et ne lui a pas renvoyé le berger allemand aux fesses. L’arrivée d’un gamin aux lunettes démesurées, mal coiffé, aux genoux cagneux et aux pieds plats y a été peut-être pour quelque chose. C’est lui qui a répondu « Bonjour monsieur, vous venez montrer des livres ? » avec un sourire jusqu’aux oreilles.
Vendre, pas seulement montrer j’espère, a eu envie de lui répondre Pierre-Paul, mais ça n’est pas le moment.
« C’est ça, tu as tout compris. Comment tu t’appelles ?
— Moi c’est Sandrine. Elle, c’est Marraine. »
Sandrine ? Merde alors, j’aurais juré un gars ! Première boulette évitée, ouf.
Là, ils sont installés dans les vieux fauteuils tapissés d’un tissu passé. Il a ouvert la grande valise dans laquelle sont rangés avec soin les précieux exemplaires de démonstration. Autour de lui, outre le gamin, heu non la gamine et la vieille dame sont arrivés ceux qu’il a d’abord pensé être le grand-père, la mère, la grande sœur et le grand frère du – de la môme. Là aussi, boulette évitée lorsqu’au premier « papa », il a compris que les deux adolescents sont en fait les parents.
Il y a de quoi être déstabilisé. Il a un peu de mal à dérouler son argumentaire, d’autant que la gamine, en pleine observation de l’exemplaire qu’il lui a tendu, paraît ailleurs. Elle n’a pas ouvert le livre, mais se contente de caresser doucement la couverture rouge, de regarder la reliure, de… renifler livre ?! Elle est peut-être autiste ?
Bon, où j’en suis moi ? Ah oui, l’importance de la culture générale, le fait qu’on apprend toujours… Zut, où est cette page sur les marsupiaux ? Tant pis, je vais faire avec celle-ci…
« On apprend sans cesse ! Par exemple, quand on demande aux enfants quels sont les plus gros poissons, ils répondent… »
La double-page ouverte est illustrée d’un superbe dessin de baleines.
Au mot « enfant », Sandrine a enfin lâché son livre pour tourner son regard vers lui.
Il insiste :
« Alors, le plus gros poisson du monde ?
— Ben je ne sais pas. Mais là, ce que vous me montrez, ce sont des mammifères marins. »
Ou comment passer pour un con à cause d’une sale môme.
Tout l’Univers et moi
Ma rencontre avec cette encyclopédie s’est donc faite ce jour-là, lorsque j’ai saboté en une phrase l’argumentaire mal monté d’un représentant qui me semblait peu sympathique.
Sa piètre prestation n’a pas empêché qu’au premier regard, je suis tombée amoureuse de ces livres, de leurs couvertures au grain particulier, de leurs dorures, de ce signet rouge, de cette odeur… Et les adultes qui m’aidaient à grandir n’ont sans doute pas été convaincus par les talents du vendeur, plutôt par ma réaction émerveillée devant ces volumes non seulement beaux, et dont le contenu m’ouvrait des fenêtres sur « tout l’univers ».
Ces tomes que je lisais intégralement dès qu’ils arrivaient chez nous m’ont accompagnée jusqu’en hypokhâgne. J’ai alors dû renoncer à eux et passer à « plus sérieux » – comme me l’avait dit, avec un petit air dédaigneux, une de mes camarades de classe – à savoir la magistrale feue Encyclopedia Universalis, que je consultais dans les médiathèques et bibliothèques universitaires, bien avant que tout le savoir de l’humanité n’entre dans nos téléphones portables grâce à Wikipedia.
Les superbes tomes de Tout l’Univers sont parmi les premiers livres qui sont entrés dans la maison parentale. Près de quatre décennies plus tard, ils y trônent encore dans une magnifique bibliothèque à leur mesure, et font les délices de mes neveux.
Et comme j’arrive au bout de ce texte, je donnerais cher pour effacer les mille kilomètres qui m’en séparent et caresser du bout du doigt leur couverture.
Bon, de mon temps, y'avait aussi les moins connus mais fort estimables en quantité de rêves "Tout connaître" et "Je sais tout" (t'en veux, un nom à la con pour une encyclopédie ?) que mon prolo de grand-père s'était offert à un prix prohibitif.
RépondreSupprimerLa passion encyclopédique a été en grande partie tuée par le net.
RépondreSupprimerC'est bien dommage.
Ce joli texte me rappelle un épisode vécu. Il y a quelques années de cela - j'avoue ne plus me souvenir quand exactement -, j'ai reçu chez moi un démarcheur voulant me vendre Tout l'univers. Il est devenu tout vert lorsque je lui ai sorti mes volumes de l'édition de 1961... Mais il a quand même repris le dessus pour essayer de me fourguer son édition "bien plus complète et récente".
RépondreSupprimerIl n'a pas gagné...
Quant à Internet, cher Tenancier, il est vrai que son rôle dans la disparition des encyclopédies n'est pas mince. Triste...
Otto Naumme
toute mon enfance (1962 - 1967)
RépondreSupprimeret toujours autant envie de savoir !
Le Tenancier joue sur du velours en vous faisant le coup de la nostalgie. Cela dit, tout le mérite en revient à l'inauguratrice de ce que j'espère devenir une rubrique régulière : Laurence Michel.
RépondreSupprimerTrès joli récit écrit par Sandrine qui me ramène, moi aussi, bien en arrière, bien que je n'ai jamais eu à ouvrir à ce type de vendeurs : il allait sonner dans le grand immeuble à proximité, ce devait être plus efficace que de sonner aux maisons bourgeoises du pâté de maison où, vraisemblablement, on aurait vite décliné ses offres.
RépondreSupprimerArD