samedi 28 août 2021

Le livre dans l'entre-deux-guerres — II

Le développement de l’édition sur beau papier fur la conséquence des conditions économiques d’après-guerre. Si boulangers, bouchers et pompes funèbres n’hésitèrent pas à quintupler leur prix, sûrs qu’on achèterait toujours du pain, du bifteck et des cercueils, les éditeurs craignirent de perdre leur clientèle en suivant l’indice normal des prix, leur marchandise ne paraissant pas indispensable. Le livre courant vendu avant la guerre 3,50 fut timidement poussé à 6,75 ou 7,50, puis en 1926 à 12 francs. Il résulta te cette pusillanimité que les éditeurs durent imprimer leurs nouveautés sur des papiers de plus en plus médiocres. Or, toute une classe de Français a, par tradition, un goût de la bibliothèque qui se transmet de génération en génération. Sans être entiché de papiers extraordinaires ou de reliures de grand luxe, un sincère amateur de livres ne pouvait plus constituer de bibliothèque convenable avec les livres d’édition courante, dont le papier équivalait au torche-cul des livraisons populaires d’avant-guerre et ne manquerait pas d’être réduit en poussière au bout de quelques années. D’où l’habitude prise par un grand nombre de gens d’acheter leurs auteurs préférés en édition sur un papier supérieur, quitte si leur budget était restreint à n’acquérir que deux volumes au lieu de trois.
Avant la guerre, il était tiré pour de très rares amateurs trois Chine, cinq Japon et dix Hollande de certains ouvrages. Seules de grandes vedettes, tels Rostand, Loti ou France, connurent quelques tirages importants sur papier de luxe. Après la guerre, il devint normal de tirer certains ouvrages à plusieurs milliers d’exemplaires sur bon papier, destinés — non point comme certains l’ont cru — à des maniaques ou à des spéculateurs, mais à tout amateur désireux de conserver ses livres, l’édition courante devant être désormais réservée aux gens qui, dans le métro, coupent les livres avec leurs doigts ou les jettent par la fenêtre des trains après les avoir parcourus.
Le prodigieux développement de l’édition dans l’après-guerre, d’autre part, modifia la situation des éditeurs vis-à-vis des dépositaires de leurs marchandises. Jadis, le libraire, pour exercer son commerce, était trop heureux de recevoir des nouveautés. Du jour où, dans une véritable lutte au couteau, ils entreprirent de rivaliser dans le lancement de leurs « cracks », les éditeurs dépendirent beaucoup plus du détaillant, dont il fallait s’assurer à tout pris le concours. D’où assaut d’amabilités, surenchère de remises et de délais de règlement. Avec le succès de l’édition de luxe, le rôle du libraire devint capital. La clientèle, en effet, ne dispose pas de ressources illimitées. Un grand libraire sait exactement le budget que chacun de ses clients s’alloue par an pour sa bibliothèque. Ce budget n’étant pas extensible, le client qui achète telle grosse pièce n’achètera pas telle autre. D’où l’importance de plus en plus grande du libraire, sinon du commis qui conseille l’acheteur ; et handicap forcé de toute nouvelle firme qui, en naissant, n’augmente nullement la capacité générale d’achat de la clientèle, mais réclame simplement, avec une assez candide inconscience, un nouveau partage du gâteau. 
La baisse du franc et la ruée des acheteurs sur toutes sortes de marchandises eut une autre conséquence sur l’édition de luxe, qui parut devoir procurer très rapidement de gros bénéfices. Quantité d’individus complètement ignares se lancèrent dans l’édition tandis que certains écrivains, grisés par le succès, s’efforçaient de tirer parti avec un complet cynisme de la vogue du moment.
Côté éditeur, aurai-je la cruauté de citer certaines firmes montées en quinze jours pour éditer n’importe quoi sur n’importe quel papier, avec n’importe quelle typographie… mais pas à n’importer quel prix ?
Côté auteur, certains écrivains, après avoir rédigé en sept semaine un roman comportant sept chapitres, firent paraître de mois en mois, dans des maisons différentes, chaque chapitre en plaquette de luxe, illustrée ou non, puis rassemblèrent ensuite en un volume — avec de nombreux grands papiers — les sept chapitres de leur roman, déjà édités séparément.
C’étaient d’assez fâcheux procédés.
Bernard Grasset, qui dans La Chose littéraire a tracé une sorte de panorama de la librairie pleins d’aperçus ingénieux et avec un détachement apparent des contingences commerciales, déclare que les deux facteurs du succès de l’édition furent :
1° L’esprit de spéculation :
« Les Français, écrit-il, imaginèrent de monnayer en quelques sorte la postérité, en attribuant à tel ou tel livre, dès sa publication, une valeur qu’il aurait acquise, suivant la logique des choses, que deux ou trois cents ans après… »
Il oublie de dire que c’est lui-même qui organisa la spéculation chez les petits avec le lancement de ses fameux Cahiers verts à 5 francs l’édition originale tirée à 7 000 exemplaires.
2° Le snobisme :
« Dieu merci ! on n’achète pas seulement des livres pour les revendre : certains en achètent pour les montrer ! Et ici nous reconnaissons un autre trait de notre époque, la forme littéraire du snobisme. »

Jean Galtier-Boissière : Mémoires d'un Parisien, tome II (1961)
Chapitre XVII : Souvenirs de mon commerce

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire