vendredi 21 juillet 2023

De l'influence pernicieuse des feuilletons

Le Scarificateur
 
Le lendemain, on lisait dans Le Scarificateur, journal général de médecine et de chirurgie :
 
L’un de nos plus renommés aliénistes, le docteur Q.K.G… directeur de la maison d’O… T…, nous adresse la lettre suivante :
Monsieur le rédacteur,
Les feuilles du soir ont fait grand bruit de certaine aventure tragicomique qui a mis, hier, en émoi, la tranquille population de la rue de Sévigné.
On dit que tous les pensionnaires de mon établissement avaient pris la fuite et porté la terreur dans un quartier des Paris.
Cela mérite explication.
Depuis quelques temps, j’ai été obligé d’ajouter à ma maison principale un pavillon destiné au traitement d’une maladie mentale qui semble affecter plus particulièrement les personnes des deux sexes, livrées à la lecture habituelle de certains récits que j’appellerai les romans saignants.
Les feuilletons du Petit-Canard, qui se débitent par centaines de mille, me fournissent spécialement la plus grande partie de ces cas particuliers.
Ce n’est pas tout à fait de la folie, c’est un ramollisement de la pulpe cérébrale qui se rapproche davantage de l’innocence.
Ces malheureux voient partout des poignards, du poison, des trappes, des pièges, des embûches de toute sorte ; Paris leur apparaît comme une immense ratière où l’on ne peut plus faire un pas sans rencontrer la mort.
Le feuilleton traitant des avortements, des vapeurs de charbon, des suicides par amour, nous amène quantité de jeunes filles dont l’innocence a été gâtée par ces lectures malsaines.
Ceux par contre où il est parlé de morts violentes par la noyade, les sauvages embuscades, les morsures d’aspic à tête noire, la strangulation, etc., nous font regorger immédiatement de vieillards et de jeunes hommes idiotisés par ces récits pernicieux.
D’habitude, mes pensionnaires sont bien tranquilles. Hier, malheureusement, le vieil infirmier qui les garde était de noce. Ils se sont échappés et sont venus jouer dans un taudis une scène de leurs drames favoris.
En somme, pour tous dégâts, il y a eu un carreau de cassé et le bris d’un loquet donnant accès dans la cave d’un rôtisseur. L’indemnité a été réglée et soldée.
Je vous prie, M. le rédacteur, de porter ces faits à la connaissance du public, en acceptant l’assurance de ma parfaite considération.
Signé : Q… K… C…, docteur-médecin, directeur de l’asile centrale d’ »O… T… pour les aliénés des deux sexes.

Épilogue à La fabrique de crimes, de Paul Féval (1866)

4 commentaires:

  1. Anonyme13:12

    " Ce n’est pas tout à fait de la folie, c’est un ramollisement de la pulpe cérébrale qui se rapproche davantage de l’innocence." Merci cher Tenancier ! Béatrice

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  2. Anonyme16:47

    Marrant, ce matin j'ai écouté une chronique de 4 minutes sur la Dark Romance, ses recettes et ses dangers, qui rencontre un très grand succès chez les adolescents. Le parallèle avec ce billet est frappant.

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    1. Votre Tenancier enrage de ne pas retrouver le texte de Vian à l'encontre de ceux qui accusaient la littérature policière de générer de la violence ; même antienne actuelle à l'encontre des jeux vidéo, comme si la raison des émeutes se trouvait dans la manipulation d'une manette ou entre les couvertures d'un livre et pas dans la vis serrée chaque jour qui passe sur les plus fragiles d'entre nous.
      Le passage de Féval est plus ironique, surtout après avoir lu la nouvelle in extenso, qui rappelle par certains aspects Le bureau des assassinats de London.

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