— « Alors, Tenancier, comment ça va, ces
temps-ci ?
— Petitement, je l’avoue. L’hiver, sans doute…
— Le manque de lumière, je pense. Il vous faudrait une de
ces lampes qu’utilisent les Finlandais pour soigner leur déprime.
— Un bon bouquin ferait le même effet, mais comme j’ai le
goût à rien, ça risque de tomber à plat.
— Comment ça ? Je viens de voir que vous avez fait
l’acquisition de livres de Jacques Abeille et que vous n’avez pas encore lu le Gracq inédit qui est sorti il y a
peu !
— C’est une partie de mon problème : j’ai très envie de
les lire. Encore une fois je vais devoir vous expliquer les choses. Je me suis
mis dans la tête de rédiger une histoire assez longue, achevée il y a peu et je
viens d’enquiller sur une nouvelle dont je ne sais pas trop vers quoi elle
m’emmène. Je veux dire que je sais bien ce que je vais écrire, l’histoire
existe même si elle n’est pas rédigée, mais je ne sais pas vers quelle
satisfaction je vais aboutir. Et c’est important, ça, la satisfaction…
— Les affres de la création…
— Non, ça j’ai l’habitude d’en baver. Je suis un tâcheron.
C’est plutôt le résultat qui est déprimant, parfois, parce qu’on s’est bridé ou
que l’on est incapable de traduire ce que l’on a voulu raconter. Et puis
persiste une hantise, se laisser phagocyter par ses lectures. Imaginez
ça : vous retrouvez des vrais morceaux d’un autre dans ce que vous avez
fait. Ça m’est arrivé une fois, un pastiche involontaire, très désagréable.
— C’est la raison pour laquelle vous ne lisez pas vos
auteurs préférés ?
— Tout juste ! Je les garde pour les périodes de
sécheresse. Mais ce n’est pas si simple non plus. Vous savez que j’ai assisté à
la lecture de Jacques Abeille, il y a peu ? Eh bien, cela m’a donné
l’envie d’infléchir le cours de la nouvelle que je suis en train de faire parce
que j’ai découvert que je manquais d’amplitude et d’audace. Tout à coup, cela
m’a donné un autre paradigme pour aborder mon sujet. Fort heureusement, je n’ai
pas tout à réécrire…
— Donc, vous ne devriez pas être perturbé par vos lectures,
en fin de compte…
— Si, malheureusement, cela ne change rien à ce que je viens
de dire et je me retrouve donc dans une contradiction.
— Vous ne lisez pas, alors.
— Des petits romans qui ne pissent pas loin, des choses qui
ne sont pas dans mon registre. Je lis des essais, sinon, des textes théoriques.
Je fais comme Simenon (là s’arrête la comparaison, hein !)
— Qu’est-ce qu’il faisait, Simenon ?
— Il paraît qu’il ne lisait pas ses confrères en période
d’écriture.
— Histoire de ne pas être contaminé, je vois.
— Oui. Je ne veux pas paraître trop élitiste — surtout quand
on voit ce que j’écris — mais ça me laisse pas mal de lectures de disponibles.
Et puis, je relis, je deviens ludique, je papillonne. Depuis une dizaine
d’années, je vis une grande liberté : je n’ai pas à lire ce qui vient de
paraître et c’est avec joie que je vois des pans entiers de littérature
m’échapper. Déjà que l’autofiction, au départ, ça m’atterrait…
— Ce n’est pas un peu dommage de se mettre en dehors de la
Littérature ?
— Je n’ai franchement pas l’impression d’en faire partie. Je
m’en fous. Je raconte mes histoires pour le plaisir pas pour un plan de
carrière. Ce serait malheureux, à mon âge. Et puis comme la Lithérathüre
devient un distributeur à mouchoirs jetables, mieux vaut rester entre soi,
non ?
— Et c’est cela qui vous déprime ? Vous devriez être
content.
— C’est que vous oubliez une chose importante…
— Laquelle ?
— Je suis un esprit chagrin. »