vendredi 10 octobre 2014

Morale de l'histoire

Habillé de soie

Habillé de soie : Cochon. — Mot à mot : habillé de soies. Jeu de mots.

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

Une historiette de George

En ce moment je récupère progressivement dans un appartement voisin une bibliothèque de bons poches classiques, pas loin d'un millier, trois cartons à bananes sur un diable à chaque voyage. Tout ça gratuit, juste pour débarrasser.
Je devais y retourner la semaine passée pour un dernier voyage, mais le temps manque.

Enfin… le temps, c'est-à-dire surtout la place : il faut d'abord dégager de l'espace, vider les cartons fraîchement arrivés pour pouvoir en accueillir d'autres, et cela prend du temps (toujours le même problème kantien des conditions a priori de la perception…).
Or si le temps manque, c'est aussi parce que pas un jour ne se passe sans que je ne sois assailli d'appels téléphoniques commerciaux :
— « Bonjour, je suis M. Untel, j'ai d'intéressantes propositions à vous faire en matière de sécurité de vos locaux… »
— « Allô, je me présente : Mme Truc. Savez-vous que vous avez droit à des réductions d'impôts ? »
— « Bonjour Monsieur, nous vous proposons de changez vos fenêtres à des prix très attractifs… »
(alors là, la communication ne dure pas longtemps car il n'y a pas de fenêtre dans la boutique, juste une vitrine).
Je me rappelle avoir répondu un jour à quelqu'un qui me proposait de changer d'opérateur téléphonique que… je n'avais pas le téléphone !

Hier, la mesure était comble : ça n'arrêtait pas de sonner, rien que pour des dérangements intempestifs.
Au cinq ou sixième appel, j'en avais carrément marre, je répond beaucoup plus sèchement :
— « Allô, bonjour, ici Mme Jaeger…
— Hé bien, désolé, nous allons nous quitter immédiatement ! »
Et clac ! je raccroche aussi sec.

Cinq minutes plus tard, le téléphone sonne à nouveau. Grrrmbll !
« Excusez-moi, ici Mme Jaeger, vous savez, la personne chez qui vous deviez venir terminer de vider la bibliothèque… »

Gabegie

Gabegie : Fraude. Du vieux mot gaberie : tromperie — « Assurément, il y a de la gabegie là-dessous. » (Desiys.)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

jeudi 9 octobre 2014

L'hiver

Votre Tenancier a passé la barrière depuis pas mal de temps. Mais, dans sa jeunesse, il contemplait également l’avenir les yeux mi-clos dans la jouissance anticipée de tout ce qui pouvait arriver. Même pas peur ! Il lisait avidement ce qui lui tombait sous la main, allant généralement au plus facile ou alors à ce qui ressortait d’une mystérieuse évidence : une fièvre secrète qui présidait aux images induite par ses lectures et ses visionnages. Images ou textes d’autant plus précieux que cela ne se livrait pas si facilement, que la parcimonie entraînait à la répétition, à la réécoute, au « revisionnage » y compris dans une rêverie entretenue par l’ennui. Cela se passait souvent au seuil de la nuit et se prolongeait jusqu’au basculement vers le sommeil. L’hiver était alors une saison propice à la prorogation de cette errance. Votre Tenancier rêvassait alors à livre refermé et se prélassait longuement dans la limite ténue qui précède le sommeil. Il en a parfois la nostalgie.
Parfois, cela revient : une image, un son. Au lieu de récriminer à cette raréfaction, votre Tenancier, les yeux légèrement clos, revoit cet avenir figé dans une stase, une sorte d’hiver qu’il voudrait voir durer. Et puis il appareille.

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Une historiette de Béatrice


— « Maman, maman, tu m’achètes un livre ?
— Et pour quoi faire ? Tu ne sais pas encore lire ! »

 Cette historiette a été publiée pour la première fois en septembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Eau d'af, d'aff, d'affe

Eau d'af, d'aff, d'affe : Eau-de-vie. — « As-tu bu l'eau d'af à c'matin ? T'as l'air tout drôle, est-ce que t'es malade, ma mère ? » (Cathéchisme poissard, 44) V. Aff, Paf

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

lundi 6 octobre 2014

Ma sœur

Ma sœur aime et lit du Romain Rolland. Elle possède beaucoup de ses titres dans sa bibliothèque.



Ma soeur a une voix si douce que, lorsqu'elle était libraire, on se demande si elle arrivait à se faire entendre des clients et si elle arrivait à vendre des livres.



J'avais 9 ans. Pendant les vacances, on avait marché sur la Lune. A la rentrée, ma sœur m'a offert ce bouquin qui venait de sortir dans la librairie où elle travaillait.





L'ami de jeunesse de ma sœur est un écrivain assez connu. Quand j'étais môme, il m'avait emmené à Élysée II et m'avait acheté l'épée de Zorro (qui allait s'ajouter au coutelas de Rahan acquis grâce à Pif Gadget...). Je me revois la brandissant par le toit ouvert de sa deuch. Il va écrire de temps en temps chez elle. Ma sœur fait une très brève apparition dans un des ses romans, publié en 1982.
Leur amitié dure encore.



Parfois, les souvenirs autour de ma sœur sont fugaces : ainsi ces photos d’afghans d’une beauté indicible dans le livre de Roland et Sabrina Michaud, un livre à l’italienne, aux éditions du Chêne. Ma sœur avait truffé son exemplaire de quelques photogrammes tirés d’un film, « Les Cavaliers », lui-même tiré du livre de Kessel.
Et puis, elle est partie là-bas, en Afghanistan.
La magie s’est rompue bien après son retour, quinze ans après, à coups de chars et de roquettes. Le livre jaunit doucement quelque part. Le même ouvrage est reparu augmenté d’images de désolations, sans cesse réédité. Mais l'envie d’un ailleurs perdure encore dans sa bibliothèque et dans son désir d'y retourner.





Outre Romain Rolland, ma sœur possède également nombre de livres consacrés au bouddhisme zen et autres choses incompréhensibles pour son mécréant de frère. Plus incompréhensible encore est l’existence de « Jonathan Livingston le goéland » dans ces mêmes rayonnages, aussi incongru qu’une barquette de fromage de tête aux soirées de l’ambassadeur. Faillible à la sagesse en plastique, j’ai bien peur qu'un jour elle ne s’adonne à la lecture des ouvrages de Paulo Coelho. Nous allons brûler quelques cierges et force encens pour qu’elle se ressaisisse.



Pourquoi l'offset est-il un terme lié à ma sœur ? La chose m'est restée longtemps inexplicable avant que je ne me rappelle mes expéditions dans la chambre du fond, là ou elle dormait (parfois, lorsqu'elle devait sans doute se reposer de ses nombreuses conquêtes) alors que j'étais môme. La porte de la chambre donnait tout de suite sur un pan de mur sur lequel il y avait l'affiche de la pièce de théâtre "Je ne veux pas mourir idiot", de Wolinski. Images fugaces. C'est de cette chambre que je sautais par la fenêtre pour rejoindre mes potes. En effet, le rez-de-chaussée était plus bas de ce côté que dans ma chambre. Mes sœurs devaient sans doute faire de même, mais tard dans la nuit. Mais ceci n'est qu'une supposition rétrospective. Moi, je rentrais harassé de mes chevauchées, pistolet à la hanche, elles, rentraient au petit matin sous le regard courroucé de notre père.
C'est sans doute à l'occasion d'une de ces visites - même lorsque l'on n'a que huit ans, les filles sont déjà mystérieuses - que je tombais sur les cahiers de ma sœur. C'était des cahiers de petit format, "Héraclès" (il y avait le fameux archer sur le premier plat de couverture) au papier un peu jaunâtre, à la couverture vert d'eau dans lesquels s'alignait la ronde écriture de ma sœur. C'étaient les cours qu'elle suivait alors au Cercle de la Librairie. Il y avait quelques schémas dont des choses qui tournaient autour de l'offset. Était-ce vraiment à cette époque, plus tard ? Les souvenirs se télescopent-ils, se sont-ils reconstitués au gré d'un besoin informulé ?
Qu'importe. En soixante-huit, ma sœur sentait parfois l'oignon (c'était l'odeur des lacrymos) et elle travaillait en librairie. L'avenir se lisait les yeux mi-clos avec un sourire d'aise...



Curieux, tout de même:
Ma sœur a eu une certaine quantité d'amoureux. C'est qu'elle assez jolie ma sœur. Elle a même vécu avec quelques uns d'entre eux, s'est même mariée. Parmi ses totos on en trouvait parfois qui lisaient.
Mais, jamais, jamais ils ne sont venus dans sa vie avec leur propre bibliothèque.
Cela demeure encore un mystère pour moi...



Ah, mais n'allez pas croire que ma sœur ne possède que des machins ésotériques, ou des trucs de babas comme tout Castaneda, par exemple (elle les possède aussi), dans sa bibliothèque ! Deux livres ont rejailli, comme ça, de ma mémoire. J'en ai lu un. L'autre, il faudra bien que je le lui emprunte, depuis le temps que je le vois dans sa bibliothèque et que je tourne autour. Où alors, il faudra que je m'incruste chez elle, le temps de le lire, ce qui me dispensera de songer à le lui rendre lorsque je l'aurai fini. Qu'on se rassure, je lis relativement vite et je ne serai pas un poids longtemps pour elle. Et puis, elle n'est pas si cool : une soupe au lait...
Le premier, lu avec grand intérêt est un livre de Godfrey Hodgson : Carpetbaggers et Ku-Klux-Klan paru chez Julliard. L'autre est de Rap Brown : Crève, sale nègre crève, chez Grasset. Tous deux furent publiés dans les années soixante.
Bigre ! Ma sœur a donc eu une période "conscientisée" et s'était mise à lire des choses en rapport avec la condition des noirs aux États-Unis. Mais au lieu de la bête autobiographie d'Angela Davis, elle se payait le luxe de lire des textes nettement plus énervés et des essais historiques pointus. En fait, nombre de livres de sa bibliothèque ont été lus par mes soins lorsque j'étais nettement plus jeune. Je me rappelle avoir lu chez elle pour la première fois Crime et Châtiment (dans l'édition du Livre de Poche), Le Tremblement de Terre du Chili de Kleist dans l'édition de La Pléiade (Romantiques Allemands - tome 1 - je l'ai dans ma bibliothèque aussi, maintenant) - curieusement, je fis l'impasse pendant de longues années sur la Marquise d'O jusqu'à ce que mon visionnage du film de Rohmer m'y pousse enfin.... - et puis Walt Whitman, et bien d'autres textes. On reviendra sur quelques lectures de chez elle, un de ces jours.
Tout cela pour vous confirmer une chose que vous savez déjà tous : notre bibliothèque nous révèle presque infailliblement, d'autant que ma sœur - toute révérence gardée - eut pu être Tenancière, car elle travailla également en librairie, autant dire une sorte d'éponge sensible à l'air du temps. Comme l'érosion n'a pas eu prise sur sa bibliothèque, beaucoup de strates sont encore visibles dont celle qui contient le Rap Brown et le livre sur les carpetbaggers. On le sait déjà, c'est une créature tout droit sortie des années 60 et l'ère Jurassique de sa bibliothèque conserve encore quelques beaux specimen de fossiles. Mais son ère quaternaire est également riche quoique plus papillonnant, plus poétique et parfois nettement plus "mainstream"... comme ce livre sur les bandits célèbres.
Sur ce livre-là, Kipling aurait dit : "mais ceci est une autre histoire". Je me contente de vous renvoyer au prochain billet sur ma sœur...



Il y a donc dans la bibliothèque de ma sœur des livres qui ont soit inspiré ma vocation de libraire, soit aidé à la formation du modeste lecteur que je demeure encore. Et puis il existe une autre catégorie de livres, comme cette Histoire de la Pègre aux États-Unis, in-12, dans un cartonnage en skyvertex véritable et néanmoins noirâtre, publié chez Famot, je pense, vers les années 70 ou 80, peu importe du reste, tant ces livres se ressemblent d’un sujet et d’une année à l’autre. Bigre : un tel livre dans la bibliothèque de ma sœur… Allons, qui de vous, lecteurs de ce blog, ne possède pas au moins un livre, un disque, un film qu’il juge inavouable et que, comme par hasard un tiers découvre quasiment en premier dans vos rayonnage ? La chose est banale, c’est une sorte d’aimant à importuns, sauf que les importuns en question ont souvent la couleur des intimes.
C’est comme cela.
A bien regarder, du reste, le livre n’est pas si déshonorant et raconte d’une façon plutôt divertissante les frasques de Bonnie & Clyde, Baby Face Nelson, la chasse de Dillinger par les G-men, l’inévitable Al Capone, etc.
Je n’ai jamais demandé comment ce livre a pu atterrir dans sa bibliothèque et quels sont ses sentiments vis-à-vis de celui-ci. Mais, en somme, la confrontation avec Krishnamurti et Romain Rolland me paraît baroque et néanmoins apaisante pour l’étranger de passage devant cette bibliothèque.
Il va de soi que l’usage de cet ouvrage se pare d’évidence. On pourrait même l’affubler de l’étiquette « d’utilitaire » tant sa destination et son usage vont de pair : la lecture dans les toilettes. Ainsi, le visiteur peu concerné par le contenu de la bibliothèque de ma sœur peut toujours vaincre cette angoisse de la solitude des édicules en compagnie de ce petit ouvrage ni passionnant ni tout à fait nul. On peut déclarer, du reste, qu’à ce stade, l’ouvrage est providentiel, car comment envisager cette brève claustration en compagnie d’un traité de bouddhisme zen ou de « Jean-Christophe », de Romain Rolland, ces lectures ne s’accommodant que peu d’une approche fugace.
En libraire avisé, on recommandera donc à ses lecteurs l’obtention de ce type d’ouvrage : chronique de la pègre, petites histoires amoureuses de la Grande Histoire, biographies de starlettes… On évitera cependant les chroniques autour de la Seconde Guerre Mondiale et autres écrits de cette nature graveleuse, ainsi que les écrits exaltant les vertus militaires, ceux-ci risquant de provoquer quelques troubles guère propices, même dans les édicules destinés à les recevoir. L’hôte soucieux du bien-être de ses invités ferait bien d’y songer.
Certes, nombre de personnes ont déjà prévu une bibliothèque spéciale à cet endroit. Mais il faut songer que le sujet principal de ce billet est ma sœur. Or, celle-ci semble avoir adopté le point de vue d’Henry Miller – autre auteur favori - à propos de la lecture dans les toilettes. On lui saura donc gré de faire preuve d’une certaine tolérance – même si son expression en est inconsciente, vis-à-vis des personnes de passage en passant par-dessus sa réprobation.



On a toujours tendance à rejeter sur un proche les quelques infortunes qui nous assaillent au long de notre existence. Ainsi, je dus ma carrière de libraire à ma sœur qui me donna perversement le goût du livre et non forcément celui de la lecture, que je possédais avant, je présume.
Quoique.
On sait bien du reste que ces choses peuvent être dissociées allègrement. On laissera au lecteur le soin de récapituler lui-même les circonstances où il a pu vérifier la chose. Il est assez curieux par ailleurs que ce goût du livre pour lui-même ne fut point autant partagé par ma sœur. Libraire elle fut et grande lectrice elle reste encore, mais force est de constater que les livres qui ont suivi son existence quelque peu tourmentée se sont parfois retrouvés aussi chiffonnés que quelques amoureux que nous avons pu lui connaître. Précisons que cet état se vérifiait pour l’un et l’autre après lecture attentive, si je puis dire. Dans un autre sens, on peut affirmer que ces plaisirs ne furent point méprisés alors que l’on sait toutes sortes de lectures épuisantes.


Tout Tenancier que nous sommes, nous ne pouvons nous résoudre à l’approximation de l’état de nos spécimens de bibliothèque. Il en est qui cornent et d’autres qui marquent leur pages. Serait-il paradoxal que marquant nos pages, nous en soyons chiffonnés ?
Est une loi réflexive ou transitive ?
Si ma sœur n’aimait pas forcément les livres pour leur matérialité qu’en était-il de ces pauvres humains, objets de ses lectures ?
Nous voici à conclure provisoirement qu’une liaison avec un typographe n’eût posé guère de problème dans le sens où nous aurions su à quel corps elle se vouait.
Il faudrait de toute façon poser la question aux anciens amoureux de ma sœur…



Coup sur coup et dans deux endroits différents je mis la main sur ces deux ouvrages. Cela indifférera nombre d’entre vous, certes, mais voici une occasion d’explorer de visu et par anticipation – puisqu’ils vont partir la rejoindre - un bout de la bibliothèque de ma sœur… Cela fait longtemps que je ne vous avais parlé d’elle. Le sort qui me plaça sur la route de Romain Rolland et de Gandhi était forcément un signe à son endroit. Taïaut, donc, envoyons-lui ces livres !


Je crois bien qu’une partie d'elle n’est jamais revenue de ces Indes-là et j'aurais voulu éternellement revoir, du fond de mon enfance, le jour de son retour, cette créature exotique qui n'était autre que ma sœur.




L’autre fois j’ai eu un long coup de fil avec ma sœur. A cette occasion je lui ai indiqué que je venais d’achever Big Sur de Kerouac. Intriguée par ce titre qu’elle ne connaissait pas, elle crut que je parlais de Miller qui avait fait un titre similaire. Je la détrompais et lui signalais même qu’une certaine Lilian Bos Ross avait commis également un Big Sur dans les années 40, semble-t-il. Un lieu inspirant, indéniablement.
Il y avait comme une sorte de tendresse de la part de ma sœur à découvrir que j’avais lu un auteur qu’elle aimait beaucoup. La discussion roula également sur tout une littérature qui n’est plus beaucoup lue à l’heure actuelle – du moins par rapport à la fréquentation d’antan : Miller, Durrell, Lowry, Kerouac, auteurs que l’on retrouve assez facilement pour quelques uns d’entre eux à vil prix. Cela fait drôle, tout de même. On pense que la littérature est une chose intangible, invariable, bref un truc qui devrait procéder de l’accumulation et non de la substitution. Kerouac était avant vous et existera sans doute bien après… mais certains autres s’évaporent au bout d’une génération. On en trouve les scories dans le rayon des abandonnés, à côté de livres qui n’ont jamais eu de succès. Notre espèce est fort peu sentimentale pour ce qui concerne la littérature, contrairement à nos individualités qui s’accrochent parfois aux primes engouements de la jeunesse. Cela s’appelle aller de l’avant pour la généralité et des regrets pour nous même. En somme, j’ai été une bonne surprise pour ma sœur à mentionner cette lecture, je rentrais ainsi dans cette impalpable cénacle des interlocuteurs, comme un cap dépassé ou mieux : un passage de tropique, sans cérémonie ni Neptune et comme au-delà du langage familiale, un métalangage, en somme. Certes, cela arrive pour chaque rencontre ou les affinités littéraires se révèlent. Le plus curieux, et le plus exotique est que cela se soit passé à l’intérieur du lien familial et d’une façon extrêmement ténue. Mais cela devait bien finir par arriver, à force de ne plus fréquenter aucune nouveauté on en revient à ce que l’on tient d’essentiel et de ce que l’on a vu dans sa carrière et dans les bibliothèques des autres (et sans doute enfoui en lointaine remembrance, dans la mômerie), avec ce sentiment de pouvoir approfondir ce que l’on a guère connu que par la paume des mains ou d’un regard superficiel - même dans la bibliothèque de ma frangine sur laquelle je peux parfois avoir l'air de me moquer.
N’empêche, il y avait cette subtile reconnaissance de ma sœur. Il est des choses pour lesquelles on ne vit pas forcément. Mais c’est un plaisir délicat quand elles arrivent.



Ma sœur est morte.
C'est la vie.

dimanche 5 octobre 2014

Où il y aurait comme du tirage...

LA CHEMINÉE A.
C’en est fait, ma chère voisine, tout est perdu ; les dieux Lares se glacent à mon foyer, et je me sens le même froid me saisir depuis les pieds jusqu’à la tête.
 
LA CHEMINÉE B.
Vous m’alarmez ; d’où vient cette affreuse maladie ? Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid ? Je vous ai toujours vue toute en feu.
 
LA CHEMINÉE A.
Hélas ! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise fortune de mon savant, et le pauvre homme…
 
LA CHEMINÉE B.
Que lui est-il donc arrivé ?
 
LA CHEMINÉE A.
Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c’est-à-dire ceux de sa plume (car il n’en a pas d’autres), sont arrêtés.
 
LA CHEMINÉE B.
Je ne vous entend point encore.
 
LA CHEMINÉE A.
Hé bien, écoutez-moi donc ; je vous parle d’un auteur, son revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu’il composait, et l’on a proscrit ce genre.
 
LA CHEMINÉE B.
Comment ! ses brochures le faisaient vivre ?
 
LA CHEMINÉE A.
Et même fort à son aise ; il ne perdait pas son temps à limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an.
 
LA CHEMINÉE B.
C’est grand dommage de lier les mains à un si bon ouvrier : et comment peut-on défendre l’amusement, qui est la meilleure chose du monde ? Le public aime être amusé, et il doit avoir la liberté d’acheter ce qui l’amuse.
 
LA CHEMINÉE A.
Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts des auteurs et le profit des libraires ; mais voilà ce qui excite l’envie : on crie qu’on ne s’occupe aujourd’hui qu’à écrire des folies, des riens, et qu’on appellera notre siècle le siècle des romans et de la futilité. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à parties sont une vraie exaction ; qu’on allonge un roman à l’infini ; enfin, qu’actuellement un homme projette d’en composer un à trois cent soixante-cinq parties pour tous les jours de l’année.
 
LA CHEMINÉE B.
Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les Mille et un quart d’heure, et tant de mille et une autres choses, un roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les esprits.
 
LA CHEMINÉE A.
Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n’est jamais allé, dans ses ouvrages, au-delà de la huitième partie.
 
LA CHEMINÉE B.
Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous.
 
LA CHEMINÉE A.
C’est une faible consolation pour les malheureux, que d’avoir des compagnons de misère.
 
LA CHEMINÉE B.
Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire d’autre chose ? D’ailleurs, je vous parle franchement : j’ai ouï dire, il y a longtemps, qu’on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle, et arrêter le progrès du genre romancier.
 
LA CHEMINÉE A.
Que me dites-vous ?
 
LA CHEMINÉE B.
Oui : des gens d’esprit, et sans partialité, disent à présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu’on écrive utilement, ou qu’on n’écrive point : voilà la décision ; tout le monde l’approuve.
 
LA CHEMINÉE A.
Mais ce qui plaît n’est-il pas utile ?
 
LA CHEMINÉE B.
Oui, ce qui plaît et nécessairement utile ; mais outre cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l’instruction des mœurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman agréable et utile ; c’est-à-dire, utile par l’agréable et le solide. Que votre savant en fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer, pourvu cependant qu’il ne le donne pas en huit parties ; car vous sentez bien que ce serait voler le public pour enrichir l’imprimeur.
 
LA CHEMINÉE A.
Finissons notre conversation ; on voit bien que vous êtes la cheminée d’un homme de finances ; vous êtes ignorante et ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes douleurs.
 
LA CHEMINÉE B.
Vous m’insultez, tandis que je compatis sincèrement à vos malheurs.
 
LA CHEMINÉE A.
Est-ce y compatir que de louer ceux qui sont en cause ? Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous appartenez.
 
LA CHEMINÉE B.
Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la tête. Laissez là, je vous prie, mon financier : un billet de sa main vaut mieux que tous les volumes du Parnasse ; tout ce qu’il écrit est solide, admirable et d’un goût universel. Tant que ses livres seront en règle, je ne crains pas le froid ; mon feu sera mieux entretenu que celui des vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s’y venir chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer, un financier comme le mien.
 
 
Alain-René Le Sage : Entretiens sérieux et comiques des cheminées de Madrid – Entretien I (1737 ?)

Con

C (Être un) : Être un imbécile. (Grandval) Abréviation de c-o-n. — Au moyen âge, on disait connard dans le même sens. V. Lacombe, Dictionnaire du vieux langage. — Connerie (stupidité), et comtois (niais), sont de la même famille

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

jeudi 2 octobre 2014

Du nez des nains...

Les années 30 furent une période de frénésie sexuelle dans le cinéma américain. Jouant avec la censure, on vit nombre d’extases suspectes et de conduites déviantes. Que l’on songe à Fay Wray dans King Kong — on reviendra sur le sujet un jour — ou au sadisme du Comte Zaroff, parmi les innombrables exemples qui ne se cantonnaient d’ailleurs pas au fantastique mais débordaient également sur les screwball comedies et autres types de films. Une création de 1937, universellement reconnue comme un chef-d’œuvre de l’animation n’échappe particulièrement pas à des essais de contournements de censure. Il s’agit de Blanche Neige et les sept nains. Nous avons certes en mémoire l’image de la reine qui prend les traits de Joan Crawford déambulant dans des catacombes dont l’aspect méphitique fut inauguré plusieurs années auparavant par les images mortifères de la première vamp du cinéma, Theda Bara : cadavres enchaînés, barreaux, cellules, accessoires de torture… on ne s’ennuyait nullement dans les caves de Buena Vista et d'ailleurs. On passera sur la symbolique de l’assassinat au couteau par le chasseur qui se trouve dans le conte originel et qui ne nous apporte pas une jouissance particulière — sur le plan cinématographique, voulons-nous dire… Quant à la symbolique de la pomme, nous renvoyons tout le monde au visionnage du film.
Il est cependant une autre symbolique largement exploitée dans le film à plusieurs reprises et dont la scène inaugurale est si éloquente qu’elle se passe de commentaire. Il s’agit de l’utilisation du nez comme attribut sexuel. Expliquons-nous par l’image en signalant en préambule que Blanche neige arrive à la demeure des sept nains et croyant arrivant chez des enfants. Après une séance de ménage, fatiguée, elle s’endort en travers de trois des petits lits. Les nains arrivent dans le dortoir, pensant y trouver un monstre…

 
 
L’identification de la maturité des nains par le jaillissement — dirions nous : « la turgescence » — des appendices nasaux a fait la joie secrète de votre Tenancier alors qu’il visionnait cela en compagnie de ses filles en bas âge. Depuis, elles ont grandi et elles savent, le Tenancier n’a donc plus à se cacher ! Un autre passage du film utilise encore le nez de façon fort éloquente, celui où Blanche Neige embrasse le front de Grincheux. La conclusion de ce baiser et la direction finale du nez nous informe éloquemment sur la sexualité qui règne là-bas.
Note qui n’a presque rien à voir : les images utilisées proviennent d’une version remastérisée. Nous soupçonnons que la maison Disney ne s’est pas arrêtée à cela et qu’elle a fait redessiner les personnages, leur prêtant de fâcheux caractères néoténiques. Sans doute un lecteur cinéphile saura nous confirmer la chose…