Ma sœur aime et lit du Romain Rolland. Elle
possède beaucoup de ses titres dans sa bibliothèque.
Ma soeur a une voix si douce que, lorsqu'elle était libraire, on se
demande si elle arrivait à se faire entendre des clients et si elle
arrivait à vendre des livres.
J'avais 9 ans. Pendant les vacances, on avait marché sur la Lune. A la
rentrée, ma sœur m'a offert ce bouquin qui venait de sortir dans la
librairie où elle travaillait.
L'ami de jeunesse de ma sœur est un
écrivain assez connu. Quand j'étais môme, il m'avait emmené à Élysée II et m'avait acheté l'épée
de Zorro (qui allait s'ajouter au coutelas de Rahan acquis grâce à Pif
Gadget...). Je me revois la brandissant par le toit ouvert de sa deuch.
Il va écrire de temps en temps chez elle. Ma sœur fait une très brève
apparition dans un des ses romans, publié en 1982.
Leur amitié dure encore.
Parfois, les souvenirs autour de ma sœur sont fugaces : ainsi ces
photos d’afghans d’une beauté indicible dans le livre de Roland et
Sabrina Michaud, un livre à l’italienne, aux éditions du Chêne. Ma sœur
avait truffé son exemplaire de quelques photogrammes tirés d’un film, «
Les Cavaliers », lui-même tiré du livre de Kessel.
Et puis, elle est partie là-bas, en Afghanistan.
La magie s’est rompue bien après son retour, quinze ans après, à coups
de chars et de roquettes. Le livre jaunit doucement quelque part. Le
même ouvrage est reparu augmenté d’images de désolations, sans cesse
réédité. Mais l'envie d’un ailleurs perdure encore dans sa bibliothèque
et dans son désir d'y retourner.
Outre Romain Rolland, ma sœur possède également nombre de livres
consacrés au bouddhisme zen et autres choses incompréhensibles pour son
mécréant de frère. Plus incompréhensible encore est l’existence de «
Jonathan Livingston le goéland » dans ces mêmes rayonnages, aussi
incongru qu’une barquette de fromage de tête aux soirées de
l’ambassadeur. Faillible à la sagesse en plastique, j’ai bien peur
qu'un jour elle ne s’adonne à la lecture des ouvrages de Paulo Coelho.
Nous allons brûler quelques cierges et force encens pour qu’elle se
ressaisisse.
Pourquoi l'offset est-il un terme lié à ma sœur ? La chose m'est restée
longtemps inexplicable avant que je ne me rappelle mes expéditions dans
la chambre du fond, là ou elle dormait (parfois, lorsqu'elle devait
sans doute se reposer de ses nombreuses conquêtes) alors que j'étais
môme. La porte de la chambre donnait tout de suite sur un pan de mur
sur lequel il y avait l'affiche de la pièce de théâtre "Je ne veux pas
mourir idiot", de Wolinski. Images fugaces. C'est de cette chambre que
je sautais par la fenêtre pour rejoindre mes potes. En effet, le
rez-de-chaussée était plus bas de ce côté que dans ma chambre. Mes
sœurs devaient sans doute faire de même, mais tard dans la nuit. Mais
ceci n'est qu'une supposition rétrospective. Moi, je rentrais harassé
de mes chevauchées, pistolet à la hanche, elles, rentraient au petit
matin sous le regard courroucé de notre père.
C'est sans doute à l'occasion d'une de ces visites - même lorsque l'on
n'a que huit ans, les filles sont déjà mystérieuses - que je tombais
sur les cahiers de ma sœur. C'était des cahiers de petit format,
"Héraclès" (il y avait le fameux archer sur le premier plat de
couverture) au papier un peu jaunâtre, à la couverture vert d'eau dans
lesquels s'alignait la ronde écriture de ma sœur. C'étaient les cours
qu'elle suivait alors au Cercle de la Librairie. Il y avait quelques
schémas dont des choses qui tournaient autour de l'offset. Était-ce
vraiment à cette époque, plus tard ? Les souvenirs se télescopent-ils,
se sont-ils reconstitués au gré d'un besoin informulé ?
Qu'importe. En soixante-huit, ma sœur sentait parfois l'oignon (c'était
l'odeur des lacrymos) et elle
travaillait en librairie. L'avenir se lisait les yeux mi-clos avec un
sourire d'aise...
Curieux, tout de même:
Ma sœur a eu une certaine quantité d'amoureux. C'est qu'elle assez
jolie ma sœur. Elle a même vécu avec quelques uns d'entre eux, s'est
même mariée. Parmi ses totos on en trouvait parfois qui lisaient.
Mais, jamais, jamais ils ne sont venus dans sa vie avec leur propre
bibliothèque.
Cela demeure encore un mystère pour moi...
Ah, mais n'allez pas croire que ma sœur ne possède que des machins
ésotériques, ou des trucs de babas comme tout Castaneda, par exemple
(elle les possède aussi), dans sa bibliothèque ! Deux livres ont
rejailli, comme ça, de ma mémoire. J'en ai lu un. L'autre, il faudra
bien que je le lui emprunte, depuis le temps que je le vois dans sa
bibliothèque et que je tourne autour. Où alors, il faudra que je
m'incruste chez elle, le temps de le lire, ce qui me dispensera de
songer à le lui rendre lorsque je l'aurai fini. Qu'on se rassure, je
lis relativement vite et je ne serai pas un poids longtemps pour elle.
Et puis, elle n'est pas si cool : une soupe au lait...
Le premier, lu avec grand intérêt est un livre de Godfrey Hodgson : Carpetbaggers
et Ku-Klux-Klan paru chez Julliard. L'autre est de Rap Brown : Crève,
sale nègre crève, chez Grasset. Tous deux furent publiés dans les
années soixante.
Bigre ! Ma sœur a donc eu une période "conscientisée" et s'était mise à
lire des choses en rapport avec la condition des noirs aux États-Unis.
Mais au lieu de la bête autobiographie d'Angela Davis, elle se payait
le luxe de lire des textes nettement plus énervés et des essais
historiques pointus. En fait, nombre de livres de sa bibliothèque ont
été lus par mes soins lorsque j'étais nettement plus jeune. Je me
rappelle avoir lu chez elle pour la première fois Crime et Châtiment
(dans l'édition du Livre de Poche), Le Tremblement de Terre du Chili
de Kleist dans l'édition de La Pléiade (Romantiques Allemands - tome 1
- je l'ai dans ma bibliothèque aussi, maintenant) - curieusement, je
fis l'impasse pendant de longues années sur la Marquise d'O jusqu'à ce
que mon visionnage du film de Rohmer m'y pousse enfin.... - et puis
Walt Whitman, et bien d'autres textes. On reviendra sur quelques
lectures de chez elle, un de ces jours.
Tout cela pour vous confirmer une chose que vous savez déjà tous :
notre bibliothèque nous révèle presque infailliblement, d'autant que ma
sœur - toute révérence gardée - eut pu être Tenancière, car elle
travailla également en librairie, autant dire une sorte d'éponge
sensible à l'air du temps. Comme l'érosion n'a pas eu prise sur sa
bibliothèque, beaucoup de strates sont encore visibles dont celle qui
contient le Rap Brown et le livre sur les carpetbaggers. On le
sait déjà, c'est une créature tout droit sortie des années 60 et l'ère
Jurassique de sa bibliothèque conserve encore quelques beaux specimen
de fossiles. Mais son ère quaternaire est également riche quoique plus
papillonnant, plus poétique et parfois nettement plus "mainstream"...
comme ce livre sur les bandits célèbres.
Sur ce livre-là, Kipling aurait dit : "mais ceci est une autre
histoire". Je me contente de vous renvoyer au prochain billet sur ma
sœur...
Il y a donc dans la bibliothèque de ma sœur des livres qui ont soit
inspiré ma vocation de libraire, soit aidé à la formation du modeste
lecteur que je demeure encore. Et puis il existe une autre catégorie de
livres, comme cette Histoire de la Pègre aux États-Unis, in-12, dans un
cartonnage en skyvertex véritable et néanmoins noirâtre, publié chez
Famot, je pense, vers les années 70 ou 80, peu importe du reste, tant
ces livres se ressemblent d’un sujet et d’une année à l’autre. Bigre :
un tel livre dans la bibliothèque de ma sœur… Allons, qui de vous,
lecteurs de ce blog, ne possède pas au moins un livre, un disque, un
film qu’il juge inavouable et que, comme par hasard un tiers découvre
quasiment en premier dans vos rayonnage ? La chose est banale, c’est
une sorte d’aimant à importuns, sauf que les importuns en question ont
souvent la couleur des intimes.
C’est comme cela.
A bien regarder, du reste, le livre n’est pas si déshonorant et raconte
d’une façon plutôt divertissante les frasques de Bonnie & Clyde,
Baby Face Nelson, la chasse de Dillinger par les
G-men, l’inévitable Al Capone, etc.
Je n’ai jamais demandé comment ce livre a pu atterrir dans sa
bibliothèque et quels sont ses sentiments vis-à-vis de celui-ci. Mais,
en somme, la confrontation avec Krishnamurti et Romain Rolland me
paraît baroque et néanmoins apaisante pour l’étranger de passage devant
cette bibliothèque.
Il va de soi que l’usage de cet ouvrage se pare d’évidence. On pourrait
même l’affubler de l’étiquette « d’utilitaire » tant sa destination et
son usage vont de pair : la lecture dans les toilettes. Ainsi, le
visiteur peu concerné par le contenu de la bibliothèque de ma sœur peut
toujours vaincre cette angoisse de la solitude des édicules en
compagnie de ce petit ouvrage ni passionnant ni tout à fait nul. On
peut déclarer, du reste, qu’à ce stade, l’ouvrage est providentiel, car
comment envisager cette brève claustration en compagnie d’un traité de
bouddhisme zen ou de « Jean-Christophe », de Romain Rolland, ces
lectures ne s’accommodant que peu d’une approche fugace.
En libraire avisé, on recommandera donc à ses lecteurs l’obtention de
ce type d’ouvrage : chronique de la pègre, petites histoires amoureuses
de la Grande Histoire, biographies de starlettes… On évitera cependant
les chroniques autour de la Seconde Guerre Mondiale et autres écrits de
cette nature graveleuse, ainsi que les écrits exaltant les vertus
militaires, ceux-ci risquant de provoquer quelques troubles guère
propices, même dans les édicules destinés à les recevoir. L’hôte
soucieux du bien-être de ses invités ferait bien d’y songer.
Certes, nombre de personnes ont déjà prévu une bibliothèque spéciale à
cet endroit. Mais il faut songer que le sujet principal de ce billet
est ma sœur. Or, celle-ci semble avoir adopté le point de vue d’Henry
Miller – autre auteur favori - à propos de la lecture dans les
toilettes. On lui saura donc gré de faire preuve d’une certaine
tolérance – même si son expression en est inconsciente, vis-à-vis des
personnes de passage en passant par-dessus sa réprobation.
On a toujours tendance à rejeter sur un proche les quelques infortunes
qui nous assaillent au long de notre existence. Ainsi, je dus ma
carrière de libraire à ma sœur qui me donna perversement le goût du
livre et non forcément celui de la lecture, que je possédais avant, je
présume.
Quoique.
On sait bien du reste que ces choses peuvent être dissociées
allègrement. On laissera au lecteur le soin de récapituler lui-même les
circonstances où il a pu vérifier la chose. Il est assez curieux par
ailleurs que ce goût du livre pour lui-même ne fut point autant partagé
par ma sœur. Libraire elle fut et grande lectrice elle reste encore,
mais force est de constater que les livres qui ont suivi son existence
quelque peu tourmentée se sont parfois retrouvés aussi chiffonnés que
quelques amoureux que nous avons pu lui connaître. Précisons que cet
état se vérifiait pour l’un et l’autre après lecture attentive, si je
puis dire. Dans un autre sens, on peut affirmer que ces plaisirs ne
furent point méprisés alors que l’on sait toutes sortes de lectures
épuisantes.
Tout Tenancier que nous sommes, nous ne pouvons nous résoudre à
l’approximation de l’état de nos spécimens de bibliothèque. Il en est
qui cornent et d’autres qui marquent leur pages. Serait-il paradoxal
que marquant nos pages, nous en soyons chiffonnés ?
Est une loi réflexive ou transitive ?
Si ma sœur n’aimait pas forcément les livres pour leur matérialité
qu’en était-il de ces pauvres humains, objets de ses lectures ?
Nous voici à conclure provisoirement qu’une liaison avec un typographe
n’eût posé guère de problème dans le sens où nous aurions su à quel
corps elle se vouait.
Il faudrait de toute façon poser la question aux anciens amoureux de ma
sœur…
Coup sur coup et dans deux endroits différents je mis la main sur ces
deux ouvrages. Cela indifférera nombre d’entre vous, certes, mais voici
une occasion d’explorer de visu et par anticipation –
puisqu’ils vont partir la rejoindre - un bout de la bibliothèque de ma
sœur… Cela fait longtemps que je ne vous avais parlé d’elle. Le sort
qui me plaça sur la route de Romain Rolland et de Gandhi était
forcément un signe à son endroit. Taïaut, donc, envoyons-lui ces livres
!
Je crois bien qu’une partie d'elle n’est jamais revenue de ces Indes-là
et j'aurais voulu éternellement revoir, du fond de mon enfance, le jour
de son retour, cette créature exotique qui n'était autre que ma sœur.
L’autre fois j’ai eu un long coup de fil avec ma sœur. A cette occasion
je lui ai indiqué que je venais d’achever Big Sur de Kerouac.
Intriguée par ce titre qu’elle ne connaissait pas, elle crut que je
parlais de Miller qui avait fait un titre similaire. Je la détrompais
et lui signalais même qu’une certaine Lilian Bos Ross avait commis
également un Big Sur dans les années 40, semble-t-il. Un lieu
inspirant, indéniablement.
Il y avait comme une sorte de tendresse de la part de ma sœur à
découvrir que j’avais lu un auteur qu’elle aimait beaucoup. La
discussion roula également sur tout une littérature qui n’est plus
beaucoup lue à l’heure actuelle – du moins par rapport à la
fréquentation d’antan : Miller, Durrell, Lowry, Kerouac, auteurs que
l’on retrouve assez facilement pour quelques uns d’entre eux à vil
prix. Cela fait drôle, tout de même. On pense que la littérature est
une chose intangible, invariable, bref un truc qui devrait procéder de
l’accumulation et non de la substitution. Kerouac était avant vous et
existera sans doute bien après… mais certains autres s’évaporent au
bout d’une génération. On en trouve les scories dans le rayon des abandonnés,
à côté de livres qui n’ont jamais eu de succès. Notre espèce est fort
peu sentimentale pour ce qui concerne la littérature, contrairement à
nos individualités qui s’accrochent parfois aux primes engouements de
la jeunesse. Cela s’appelle aller de l’avant pour la généralité et des
regrets pour nous même. En somme, j’ai été une bonne surprise pour ma
sœur à mentionner cette lecture, je rentrais ainsi dans cette
impalpable cénacle des interlocuteurs, comme un cap dépassé ou mieux :
un passage de tropique, sans cérémonie ni Neptune et comme au-delà du
langage familiale, un métalangage, en somme. Certes, cela arrive pour
chaque rencontre ou les affinités littéraires se révèlent. Le plus
curieux, et le plus exotique est que cela se soit passé à l’intérieur
du lien familial et d’une façon extrêmement ténue. Mais cela devait
bien finir par arriver, à force de ne plus fréquenter aucune nouveauté
on en revient à ce que l’on tient d’essentiel et de ce que l’on a vu
dans sa carrière et dans les bibliothèques des autres (et sans doute
enfoui en lointaine remembrance, dans la mômerie), avec ce sentiment de
pouvoir approfondir ce que l’on a guère connu que par la paume des
mains ou d’un regard superficiel - même dans la bibliothèque de ma
frangine sur laquelle je peux parfois avoir l'air de me moquer.
N’empêche, il y avait cette subtile reconnaissance de ma sœur. Il est
des choses pour lesquelles on ne vit pas forcément. Mais c’est un
plaisir délicat quand elles arrivent.
Ma sœur est morte.
C'est la vie.