Times Square était un Ellis Island anarchiste. Ces
immigrants n’étaient pas des de réfugiés qui avaient fui la terre du tsar. Le
Stem était le premier point de chute des étrangers à l’intérieur du pays. On y
trouvait des hôtels pas chers où l’on pouvait se reposer sans avoir le souci
d’un chez-soi. Suffisamment proche de tous les terminus de bus, c’était un
refuge pour les paumés, pour tous ceux qui s’accommodaient de la précarité de
leur existence.
Pour le Bottin mondain, Times Square est un pays fantôme, un
entr’aperçu du ventre de New York. Il en a toujours été ainsi. Situé aux
limites de Hell’s Kitchen, il a d’abord été envahi par les ateliers où les
riches faisaient réparer leurs attelages. Puis les théâtres ont surgi qui ont
amenés leurs lumières et le sens d’une certaine marginalité car il n’était rien
de plus précaire qu’une vie de comédien. Les stations de métro, les grands et petits
hôtels sont arrivés par la suite. La légende commença. Broadway s’imagina être
le théâtre de l’errance, une cité de la nuit ayant sa clientèle particulière.
Runyon, Walter Winchell ; « Bonne soirée, M. et Mme Amérique… »
La fable dura quarante ans. Broadway était un cordon
ombilical et un cocon pour les gens du spectacle. ses ménestrels pouvaient
défier les conventions. Ils préféraient les lumières de Broadway à toutes les
autres. Mais un jour, Al Jolson et Fanny Brice sont allés s’installer en banlieue.
Rothstein, le joueur, fut descendu comme un chien. Jimmy Walker, en enfant de
Broadway, perdit sa couronne de maire et le cordon ombilical commença à se
déchirer. Les cinéma devinrent de gigantesques sanctuaires après l’irruption de
la télévision. Broadway n’était plus à la mode. Victime de sa propre anomie, il
ne lui restait plus que ses théâtres. Tant et si bien qu’une sorte de guerre
éclata entre les « touristes » qui allaient au théâtre et ceux qui
venaient traîner dans le quartier. Il n’y avait plus de ciment. Les nouveaux
venus étaient les Noirs et les Latinos.
Inutile d’aller chercher Mandrake le magicien pour dire ce
qui s’est passé. Harlem avait son Broadway à lui sur la Cent-vingt-cinquième
Rue. Mais ses théâtres périclitèrent. Les musiciens noirs allèrent s’installer
dowtown ou à Hollywood. Harlem perdit son Strivers Row, creuset de la classe
moyenne. Il lui était impossible d’entretenir les lumières de la
Cent-vingt-cinquième Rue. Les pauvres durent chercher un autre quartier pour se
distraire. Et ce fut Times Square.
En fait, c’est l’immigration des Noirs et des métis qui a
favorisé le développement de Times Square. Le quartier a débordé à l’ouest vers
la Neuvième Avenue et grignote les frontières de Hell’s Kitchen, désormais
appelé Clinton. Il s’était étendu au sud jusqu’à Penn Stations, au nord jusqu’à
la Quarante-neuvième Rue. Ses limites orientales sont moins faciles à déceler.
Times Square empiète sur un bout de la Sixième Avenue et, à la hauteur de la
Quarante-deuxième Rue, descend jusqu’aux escaliers de la Bibliothèque publique
à Bryant Park. La moitié de sa population est constituée de clochards, de
joueurs de monte (un jeu de cartes
d’origine espagnole), de champions d’échecs noirs avec leurs tables portatives
et leurs chronomètres, de putains noires et blanches, de maquereaux, de
dealers, de femmes et d’homme chargés de gros sacs, de monstres en tous genres,
de bandes errantes de jeunes gens, de fous, de solitaires, de paumés. On ne
saurait dire qu’ils aient pris possession des rues, en dehors de leur
sanctuaire (la Quarante-deuxième Rue, entre la Septième et la Huitième Avenue),
seulement, il semblent avoir le don d’ubiquité. Ils ont leurs coins, leurs
danses rituelles au milieu des hôtels pour touristes et des appartements
d’hommes d’affaires. Sur la Septième Avenue, les vieux self-services son rangés
en bon ordre tandis que les boutiques ambulantes où l’on vend du jus d’orange
sont disposées n’importe comment.
L’exemple le plus évident du renouveau naissant de Times
Square, c’est le déclin de Herald Square. En 1947, lorsque Miracle on 34th Street (« Le miracle de la 34e
Rue ») sortit sur les écrans, Macy’s était le plus grand magasin populaire
du monde. Il n’est pas surprenant que le personnage de Santa*, interprété par
Edmund Gwenn, soit devenu un citoyen de Herald Square. Le film jouait sur la
vieille rivalité opposant Macy’s et Gimbel’s, deux archétypes comme Santa
lui-même. Mais ils n’ont plus cette aura. Macy’s n’est plus à même de gagner
une guerre de l’esturgeon contre Zabar’s, ce vieux magasin appétissant dans
l’Upper West Side.
Si Santa revenait, il n’irait pas acheter ses pickles chez
Macy’s ou Zabar’s. Il irait chez Bloomingdale’s où les « guppies »
(les jeunes cadres supérieurs) vont faire leurs achats et draguer. Il n’émane de
l’endroit ni tristesse ni désordre. Même les femmes que l’on voit dans la rue
avec leurs gros sacs ont leurs cartes de crédit chez Bloomingdale’s.
Le Times Square Redevelopment Corporation, organisme géré
par la Ville et l’État, souhaite précisément créer « une atmosphère à la
Bloomingdale’s » dans la Quarante-deuxième Rue. Une fois le centre puant
de Times Square rasé, les badauds laisseront la place aux guppies, aux
touristes, aux acheteurs de l’extérieur. William J. Stern, directeur de la Société
de Développement urbain de l’État, a ainsi déclaré au sujet des marchands de
pornographie de Times Square : « Il faut d’abord les éparpiller. Le
premier coup de canon suffira, nous les chasserons ensuite. »
Stern a a déjà inventé sa propre légende : « Notre
projet fera revivre l’époque de George M. Cohan, lorsque Broadway était
véritablement le Great White Way. » C’est un George M. Cohan de son
invention. La configuration qu’il propose — toits mansardés, centre commercial
et neuf théâtre « rénovés » — n’a rien à voir avec le vieux Times
Square. Cela va devenir un Rockfeller Center, sans piste de skate.
Le Times Square de Stern me fait songer au cœur des
ténèbres. Un univers de bunkers de granit et de verre. Je ne suis pas le seul
« anarchiste » à me méfier de ce projet qui privilégie la notion
d’ordre. Le Xanadu de Philip Johnson n’a vraiment pas enchanté beaucoup de
gens. Thomas Bender, qui enseigne l’histoire de l’urbanisme à la New York
University, estime que Philip Johnson et le promoteur George Klein « ont
probablement concocté le seul projet susceptible de rendre le quartier de la
Quarante-deuxième Rue et de Times Square plus effrayant qu’il ne l’est
actuellement (…). Le projet Klein-Johnson dénie à la rue toute valeur sociale.
Il nous propose quatre immense bâtiments dont les murs de granit écraserons la
rue. »
L’urbaniste William H. Whyte se demande lui aussi quel
avenir on réserve à la rue qui ne saurait être dessinée au bon gré des
architectes et des entrepreneurs ou simplement remplie de gens. Il a fallu quatre-vingt
ans pour que le paysage de la rue se mette en place dans Times Square. Des
coins et des recoins se sont créés, ainsi que des secteurs très particuliers.
Mais c’est toujours « la fosse d’aisance du pays dont les New-Yorkais ne
peuvent tirer qu’une fierté perverse, tant l’endroit déborde de maquereaux, de
travestis, de prostitués hommes et femmes, etc. ». Whyte préférerait que
ce trou disparaisse par magie, si possible, ou bien par l’intermédiaire d’un
plan de réhabilitation qui respecte la configuration des rues et le point de
vue des piétons. Un Times Square pour les gens et pas un Xanadu.
* Santa Claus :
le Père Noël anglo-saxon
Jerome Charyn :
Metropolis
— 1986
(Trad. Bernard Géniès)