Une bibliothèque est-elle transmissible ?
Tout dépend du sens dans
lequel on entend cette notion. Est-ce simplement le legs d'une
bibliothèque, bien meuble dont la cession est sanctifiée par le
notaire, lequel a bien noté l'estimation et réparti les lots avec les
quotes-parts de chaque héritier ? Est-ce l'héritage intellectuel ou
sensible qui va s'abîmer dans les méandres des intérêts privés et de
l'administration culturelle, comme la bibliothèque de quelques écrivains
vendues à l'encan entre le bidet et le face-à-main ? Oui, alors, ces
bibliothèques sont parfaitement transmissibles, fissibles et
dispersables ou thésaurisées, selon l'appétit et le caractère de ceux
qui vont la recueillir. Enfin, il y aurait cette notion impalpable selon
laquelle une bibliothèque transmettrait l'esprit de son propriétaire
au-delà de la mort, idée séduisante pour un roman fantastique, en une
sorte de contamination sublimée par l'idée du livre. L'idée fut
développée récemment dans les commentaires d'un article de Henri
Lhéritier, sur son blog. Je m'autorise ici à reprendre mon commentaire à ce sujet, en le développant un peu :
C'est
bien parce que le livre est assez rétif au phénomène de contamination
qu'il est attirant. Pas envie de partager ma bibliothèque posthume, et
surtout pas par transmission héréditaire, pour ma part. Que mes filles
se débrouillent pour constituer la leur - éventuellement de piocher ce
qui leur plaît dans la mienne, une fois défunt - et ainsi ne pas porter
le fardeau de livres inutiles par simple pavlovisme. L'idée de cette
transmission d'un esprit serait intéressante si l'on considérait qu'une
bibliothèque se fige durant le règne de son possesseur, se bornant à un
rôle d'accumulation et suivant une ligne intellectuelle impavide dans
les acquisitions. La révolution véritable n'arriverait qu'au moment qui
suivrait le legs, pâte levée par l'esprit du légataire qui retomberait
mollement par l'habitude, la routine des acquisitions, en attendant le
décès du nouveau propriétaire. Révolutions cycliques de palais, suivies
de grands sommeils paradoxaux, chargées d'un héritage subtil, ou d'une
malédiction...
Oui, sauf que l'on observe qu'une bibliothèque est une
sorte de vaisseau de Thésée, un organisme multicellulaire et volontiers
sénescent, Henri Lhéritier en témoigne parfois dans les textes qu'il
commente sur son blog, issus d'une bibliothèque entière rachetée et
explorée avec curiosité, même dans les ouvrages largement obsolètes. En
définitive, un legs de bibliothèque est une chose morte parce que
l'esprit qui l'animait n'est plus là. Je le constate parfois quand
j'acquiers professionnellement une bibliothèque : qui me dira (sauf,
quelquefois, les notes !) ce qui avait grand prix pour le lecteur ?
Lequel a été commencé et puis abandonné, surtout maintenant que l'on ne
coupe plus les livres ? Lequel est tombé dans le désintérêt, lequel
avait été redécouvert ? Oui, certes, l'ensemble peut être intéressant,
mais le dialogue est rompu. La personne est morte et ne vous fera pas
part de son dialogue intime avec sa bibliothèque. Du reste cette
intimité est-elle transmissible, peut-on parfois partager l'immense
apaisement que peut procurer la vision de sa propre bibliothèque sans
que l'envie prenne même de saisir un quelconque volume ? Vous découvrez
cette acquisition comme une sorte de coquille vide et vous découvrez ces
ouvrages avec votre propre sensibilité, avec un pincement, un petit
déchirement au cœur, parfois, certes. Le plus cruel est parfois de
découvrir quelques traces intimes livrées entre les pages... des dessins
d'enfants, des photographies oubliées, tout cela ne vous contera de
toute façon qu'une absence. Tout cela demeure obstinément silencieux, le
vaisseau de Thésée s'est échoué. C'est fini. Les livres seront
dispersés et ne diront pas plus que ce qu'ils sont censés dire. C'est,
du reste, une chance pour ceux qui en feront l'acquisition. Henri
Lhéritier pourra lire encore ces feuilles fanées et en faire éclore
quelques-unes unes et nous captiver sans que l'ombre de son précédent
propriétaire brouille les cartes.
La bibliothèque d'un défunt est un humus.
Plus grave, et à un autre niveau, est le cas de la transmission d'une bibliothèque de travail...
Ce billet, inspiré de celui d'Henri Lhéritier sur son blog, défunt
comme son propriétaire, a été publié sur le blog Feuilles d'automne en
janvier 2009. Depuis, j'ai appris à vivre avec l'héritage de la
bibliothèque d'un être que j'aimais et appris la douceur de l'amertume,
celle qui vous rappelle chaque jour qui vous avez perdu. Ceci est un
billet dédié à ma mère, qui a su encore me donner une leçon sur mes certitudes. J'aurais préféré attendre encore.