vendredi 29 mars 2019

Lectures prérévolutionnaires

L’autre jour, votre Tenancier remarquait la parution du livre de Robert Darnton, Un tour de France littéraire qui selon son sous-titre évoque « Le monde du livre à la veille de la Révolution ». À la vérité, on le renvoyait à une lacune importante dans sa culture personnelle, car cette période lui est à peu près inconnue, faute d’autant moins explicable qu’il détenait par ailleurs un ouvrage largement antérieur du même auteur, publié la première fois en 1983 qui s’intitulait Bohème littéraire et Révolution, doté d’un sous-titre plus général, mais qui aurait pu être échangé avec la publication plus récente puisqu’ici il était question du « monde des livres au xviiie siècle ». On l’avait certes un peu picoré, et notamment toute la première partie qui décrivait la population des écrivassiers de soupentes, auteurs de libelles et de pamphlets, « philosophes ratés », mais vrais pornographes, où certains allaient réapparaître à la Révolution sous d’autres habits : Desmoulins, Hébert ou Marat, par exemple. Certains, à l’époque incertaine des publications sous le manteau ne craignaient pas d’émarger à la police en mouchardant et Darnton de donner des exemples tirés des archives de cette police. Ce chapitre délectable et étonnant ne se retrouve pas dans Le tour de France littéraire, qui s’attache plus à ce qui fait aussi la plus grande matière de la Bohème littéraire, c’est-à-dire le commerce clandestin du livre. Celui-ci atteint des proportions ahurissantes, qui nous poussent à réévaluer l’image que nous possédons de la vie intellectuelle de l’époque et sur la présence de certains ouvrages dans les bibliothèques, certainement surévaluées. Le constat peut sans doute s’effectuer sans peine à notre époque contemporaine : combien de livres inutiles gisent dans les bibliothèques, destinés à l’oubli et combien passeront le cap d’une certaine postérité. Le phénomène reste vérifiable dans les bibliothèques du xxe et du xixe siècle, d’autant plus commodément que nous possédons des traces de la circulation des livres grâce aux catalogues d’éditeurs et de bien d’autres sources documentaires. Il se trouve que dans la période prérévolutionnaire, nombre d’ouvrages de contrebande provenaient de philosophes des lumières et que les ballots des contrebandiers contenaient aussi bien ces titres-là que des pamphlets ou des œuvres philosophiques, au point que le terme devint l’appellation pudique pour des ouvrages quelque peu enlevés. De là, difficile de quantifier et d’évaluer la teneur exacte de la contrebande. Darnton dans le premier essai avance avec prudence sur le sujet, puisqu’il reste difficile de retrouver des traces abondantes des commandes de clientèles (en revanche on en découvre de la part des libraires aux imprimeurs situés hors de France, comme à Genève). Un autre aspect de La Bohème littéraire — somme de plusieurs conférences qui ont pour certaines quarante-cinq ans — revient au constat que le mécontentement politique et social s’alimente des libelles qui font état de la vie dissolue à la cour, les scandales qui mettent en scène clergé et noblesse, alimentés par des faits divers et des exactions… Bien évidemment, ce phénomène renvoie à toutes les situations où une société vacille sur ses bases, lorsqu’elle s’alimente à d’autres sources que les organes autorisés. L’évocation possède quelques résonnances à notre époque, même si les informations ne passent plus par une contrebande organisée (mais que l’on aimerait bien réprimer tout de même). La production subversive, variée, clandestine recèle quelques pépites. L’an 2440 de Louis-Sébastien Mercier en fait partie. En cela, il faut sans doute recommander de lire Bohème littéraire et Révolution avant Un tour de France littéraire, qui explore la structure du commerce clandestin, le premier opus servant d’ouverture. Cette ouverture vaut certainement pour au moins deux autres titres de l’auteur : Édition et sédition — L’univers de la littérature clandestine au xviiie siècle et L’affaire des quatorze — Poésie, police et réseaux de communication à paris au xviiie siècle. Il semble bien que l’effort de transposition ne soit pas si ardu à une époque où l’écrit ou la lecture redeviennent des fonctions subversives et où la police inspecte de nouveau les bibliothèques personnelles pour identifier le délinquant politique.
Pour conclure provisoirement, mettons sous les yeux de nos lecteurs un bout de la transcription de Darnton d’archives policières :

MERCIER : « Avocat, homme bizarre, farouche ; il ne plaide ni ne consulte. Il n’est pas sur le tableau, mais il prend le titre d’avocat. Il a fait le Tableau de Paris en quatre volumes et d’autres ouvrages. Ayant peur de la Bastille, il s’en est allé, puis il est revenu et il voudrait s’attacher à la police. »
MARAT : Hardi charlatan. M. Vicq d’Azir demande au nom de la Société Royale de Médecine qu’il soit chassé de Paris. Il est de Neuchâtel en Suisse. Beaucoup de malades sont morts dans ses mains. Mais il a un brevet de médecin qu’on lui a acheté. »

samedi 16 mars 2019

Révisons nos classiques


Georgius  

Le Cid 

Ah, si Corneille entendait ça !

Ah, la drôle d'histoire que je vais chanter là !
Au petit village de Santa Madonna
Habitait Rodrigue
Un brave et beau zigue
Qui avait du poil sur l'estomac

Son père qui était un roublard, et comment !
Qu'aimait pas s' biler, qu'était un peu fainéant
Avait la manière
De tout lui faire faire
En le prenant par les sentiments

— Rodrigue, as-tu du cœur ?
— Tout autre que mon père l'éprouverait sur l'heure !
— Ah bon ? Alors va me chercher un paquet d' cigarettes
Balaye le garage, gonfle ma bicyclette
Rodrigue, as-tu du cœur ?
— Je t'en supplie, papa, ne doute pas d' mon honneur !
— Bravo, mon cher enfant, j'aime ta dignité
Alors, cire mes chaussures et fais-les bien briller
Olé !

À la grande ville, tous les dimanches matin
Ils s'en vont tous deux pour se distraire un brin
C'est le beau Rodrigue
Qui est l' fils prodigue
Le père avare n'a pas un rotin
Pour se taper la cloche ils entrent bientôt
À l'Hostellerie du Canard aux Pruneaux
Le papa commande
Une grosse limande
Et s'écrie devant le plat bien chaud

— Rodrigue, as-tu du cœur ?
— Tout autre que mon père l'éprouverait sur l'heure !
— Très bien. Alors coupe le poisson qui est dans mon assiette
Donne-moi les filets et mange les arêtes
Rodrigue, as-tu du cœur ?
— Papa, je t'en supplie, ne doute pas d' mon honneur !
— Bravo, mon cher enfant, t'es noble comme un lion
Alors, appelle la bonne et règle l'addition
C'est bon !

Le père adorait les courses de taureaux
Il entre aux arènes avec son grand Roro
Le combat fait rage
C'est un vrai carnage
Jamais on n' vit plus méchant taureau
Il a déjà tué quatorze picadors
Six banderillos et le toréador
Une panique immense
Secoue l'assistance
Le papa s' lève et remet ça encore

— Rodrigue, as-tu du cœur ?
— Tout autre que mon père l'éprouverait sur l'heure !
— Parfait ! Alors, cours au taureau qui prend cet air bravache
Et dis-lui de ma part que c'est une vieille vache
Rodrigue, as-tu du cœur ?
— Oh oui, papa, j'en ai, j' vais te l' prouver sur l'heure
Car je viens de comprendre que tu étais cinglé
Je vais t' faire interner
À l'asile d'aliénés

Allez, à la douche !

mercredi 13 mars 2019

Sur l'imparfait du Subjonctif

On raconte que dans un grand hebdomadaire parisien un seul auteur avait un libre accès à l’imparfait du subjonctif. Se voyant concurrencé par un nouveau venu, qui prétendait aussi en faire jouir ses lecteurs, il fit tant et si bien que l’arrogant fut renvoyé dans sa province.
Le propre de l’imparfait du subjonctif est d’être à la fois un cadavre et un survivant.
Cadavre : « L’exemple le plus célèbre de cette évolution du français est la disparition de l’imparfait du subjonctif tué par le ridicule et l’almanach Vermot. Les que je susse, que je visse, n’ont pas résisté aux plaisanteries les plus élémentaires et l’enseignement officiel a même éliminé ce malheureux temps. » C’est Raymond Queneau qui l’affirme (Bâtons, chiffres et lettres)
Survivant : « Il s’impose encore, non seulement pour les livres, mais pour les journaux. Comme le passé simple, il n’a plus qu’une existence littéraire. Mais il ne faudrait pas en conclure que sa disparition est prochaine […] Les formes de l’imparfait du subjonctif sont précieuses pour l’écrivain […]. » C’est Brunot et Bruneau qui le disent (Précis de, grammaire historique de la langue française).
Cadavre dans la langue parlée, survivant dans la langue écrite.

Jacques Drillon : Propos sur l’imparfait (1999)

mardi 5 mars 2019

Bibliographie

Les plus curieux d’entre vous ont certainement noté la présence d’une bibliographie de votre serviteur dans une des pages de ce blog. Celle-ci se trouve à l’étroit et manque de clarté, c’est la raison pour laquelle une nouvelle est en cours d’élaboration sur un mini site que l’on vous invite à découvrir en cliquant sur l’image ci-dessous. Accessoirement, vous serez informés de quelques ouvrages à paraître…
https://sites.google.com/view/biblio-letort/accueil

On procédera sous peu à l'élimination de la page du blog.

dimanche 3 mars 2019

Évocation de John T. Sladek



John T. Sladek
Rapport sur la migration du matériel éducatif 
In Un garçon à vapeur (1977)


jeudi 28 février 2019

Raconter le processus

Certes, l’auteur ne doit pas interpréter. Mais il peut raconter pourquoi et comment il a écrit. Les essais de poétique ne servent pas toujours à comprendre l’œuvre qui les a inspirés, mais ils servent à comprendre comment on résout ce problème technique qu’est la production d’une œuvre.
Poe, dans sa Genèse d’un poème raconte comment il écrit Le Corbeau. Il ne nous dit pas comment nous devons le lire, mais quels problèmes il s’est posé pour réaliser un effet poétique. Et je définirais l’effet poétique comme la capacité, exhibée par un texte, de générer des lectures toujours différentes, sans que jamais on en épuise les possibilités.
L’écrivain (ou le peintre ou le sculpteur ou le compositeur) sait toujours ce qu’il fait et ce que cela lui coûte. Il sait qu’il doit résoudre un problème. Les données de départ sont peut-être obscures, pulsionnelles, obsédantes, ce n’est souvent rien de plus qu’une envie ou un souvenir. Mais ensuite, le problème se résout sur le papier, en interrogeant la matière sur laquelle on travaille — matière qui exhibe ses propres lois naturelles mais qui en même temps amène avec elle le souvenir de la culture dont elle est chargée (l’écho de l’intertextualité).
Quand l’auteur nous dit qu’il a travaillé sous le coup de l’inspiration, il ment. Genius is twenty per cent inspiration and eighty per cent perspiration.
Lamartine écrivit à propos d’un de ses célèbres poèmes dont j’ai oublié le titre qu’il était né en lui d’un seul jet, par une nuit de tempête, dans un bois. À sa mort, on retrouva les manuscrits avec les corrections et les variantes : c’étaient le poème le plus « travaillé » de toute la littérature française !
Quand l’écrivain (ou l’artiste en général) dit qu’il a travaillé sans penser aux règles du processus il veut seulement dire qu’il travaillait sans savoir qu’il connaissait la règle.  Un enfant parle très bien sa langue maternelle et pourtant il ne saurait en écrire la grammaire. Mais le grammairien n’est pas le seul à connaître les règles de la langue parce que l’enfant, sans le savoir, les connaît très bien lui aussi : le grammairien sait pourquoi et comment l’enfant connaît la langue.
Raconter comment on écrit ne signifie pas prouver que l’on a « bien » écrit. Poe disait que « l’effet de l’œuvre est une chose et la connaissance du processus en une autre ». Quand Kandinsky ou Klee nous racontent comment ils peignent, ils ne nous disent pas si l’un des deux est meilleur que l’autre. Quand Michel-Ange nous dit que sculpter signifie libérer de son oppression la figure déjà inscrite dans la pierre, il ne nous dit pas si la Pietà du Vatican est plus belle que la Pietà Rondanini. Il arrive que les pages les plus lumineuses sur les processus artistiques aient été écrites par des artistes mineurs qui réalisaient des effets modestes mais savaient bien réfléchir sur leur propre processus : Vasari, Horatio Greenough, Aaron Copland…

Umberto Eco : Apostille au Nom de la rose

lundi 25 février 2019

Au fait...

















... il y a un ministre de la culture, en ce moment, en France ? (*)

























(*) Une réponse ici

lundi 11 février 2019

10/18 — André Pieyre de Mandiargues : Le musée noir




André Pieyre de Mandiargues

Le musée noir

Suivi de : Mandiargues ou les droits de l'imagination par Guy Dumur

n° 136

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18

187 pages (192 pages)
Dépôt légal : 3e trimestre 1963
Achevé d'imprimer le 25 septembre 1963


(Contribution du Tenancier)
Index

samedi 9 février 2019

10/18 — Geoffroy Chaucer : Les Contes de Cantorbéry




Geoffroy Chaucer

Les Contes de Cantorbéry
Introduction et traduction par Juliette Dor

n° 2153
Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Série « Bibliothèque médiévale »

254 pages (258 pages)
Dépôt légal : janvier 1991

Couverture : Tacuinum Sanitatis MS 1041 (XIVesiècle)
Bibliothèque de l'université de Liège
ISBN 2.264-01251-X
Volume quintuple


(Contribution du Tenancier)
Index

vendredi 8 février 2019

État de la misère, prémonition du « Mooc »...

Plus sérieux, et donc plus dangereux, sont les modernistes de la gauche […] qui revendiquent  une « réforme de structure de l’université », une « réinsertion de l’Université dans la vie sociale et économique », c'est-à-dire son adaptation aux besoins du capitalisme moderne. De dispensatrices de la « culture générale » à l’usage des classes dirigeantes, les diverses facultés et écoles, encore parées de prestiges anachroniques, sont transformées en usine d’élevage hâtif de petits cadres et de cadres moyens. Loin de contester ce processus historique qui subordonne directement un des derniers secteurs relativement autonome de la vie sociale aux exigences du système marchand, nos progressistes protestent contre les retards et défaillances que subit sa réalisation. Ils sont les tenants de la future Université cybernétisée qui s’annonce déjà ça et là. Le système marchand et ses serviteurs modernes, voilà l’ennemi.


(1966, pour le texte d'origine)

jeudi 7 février 2019

Prométhée

Dans nos existences quelconques, nous cherchons à fuir notre image, double terrifiant qui colle à notre squelette, nous faisant disparaître des miroirs, comme un vampire ou autre créature inquiétante. Imaginons le paroxysme : un esprit désolé que la lèpre de la solitude dévore. Imaginons Prométhée en créature désolée, au visage rongé de l’intérieur. Imaginons cette pauvre créature qui lit Emerson, sans doute Poe, peut être Shelley. Imaginons-le, mordu par les acides du fantastique, désertant les souterrains mais fuyant toujours la lumière. Imaginons-le en fantôme d’un opéra en plein air, à errer, errer encore et toujours jusqu’au cœur du monde, à chercher le cœur du monde dans le cœur des récits et devenir la matière d’une histoire sombre, celle d’une pauvre, pauvre créature devenue la substance de ce récit : un fantôme, un monstre perdu dans une bibliothèque de dix mille livres mais dont aucun ne lui conte la nature de son pacte, son déroulement, sa finalité. C’est l’histoire d’un monstre qui meurt et qui cachait une passion, celle du livre. C’est l’histoire d’une créature qui disparaît sur la banquise, dans les feux, ou d’un pieu. C’est la fin du récit. Et nous sommes ses démiurges.
Réflexion après coup auprès d'une lectrice du blog : Cet être me touche d'une certaine manière, comme dans un film de Franju, "Les yeux sans visage", ou comme le pathétique d'Éléphant man. Les monstres les plus mémorables provoquent une sorte d'empathie. Celui-ci vérifie l'étymologie du mot : la "monstration", le dévoilement, la nudité décharnée sous le masque, l'effroi, la fragilité, le vide, la peur. Nous sommes rentré depuis un certain temps dans le futur. Depuis quand des créatures sillonnent le monde autour de nous avec cet étrange parfum morbide ?
L'invasion a-t-elle commencée ?
Photos : Lon Chaney, M.J.
Billet paru en juillet 2009 sur le blog Feuilles d'automne