François Truffaut
Fahrenheit 451
(1966)
21 février
1951 : le « flash » arrive sur les téléscripteurs :
dans son
appartement de la rue Vaneau, André Gide vient de rendre le dernier
soupir. Le
chef des informations d’un journal du soir dépêche un reporter — le
premier qui
lui tombe sous la main ; un garçon qui, ordinairement, s’occupe
des faits
divers.
Une heure plus
tard, coup de téléphone dudit, donné de la rue Vaneau :
— Sans
intérêt :
mort naturelle.
|
Sans doute
c’est encore aujourd’hui un majestueux et sublime édifice que l’église
de
Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu’elle se soit conservée en
vieillissant,
il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant les
dégradations, les mutilations sans nombre que simultanément le temps et
les
hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour
Charlemagne qui
en avait posé la première pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait
posé la
dernière.
Sur la face de
cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d’une ride on trouve
toujours
une cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais
volontiers ainsi : le temps est aveugle, l’homme est stupide.
Si nous avions
le loisir d’examiner une à une avec le lecteur les diverses traces de
destruction imprimées à l’antique église, la part du temps serait la
moindre,
la pire celle des hommes, surtout des hommes de l’art. Il faut bien que
je dise
des hommes de l’art, puisqu’il y a eu des individus qui
ont pris la
qualité d’architectes dans les deux siècles derniers.
Et d’abord,
pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, à coup sûr, peu
de plus
belles pages architecturales que cette façade où, successivement et à
la fois,
les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des
vingt-huit
niches royales, l’immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres
latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et
frêle
galerie d’arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses
fines
colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents
d’ardoise, parties harmonieuses d’un tout magnifique, superposées en
cinq
étages gigantesques, se développent à l’œil, en foule et sans trouble,
avec
leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure,
ralliés
puissamment à la tranquille grandeur de l’ensemble ; vaste
symphonie en
pierre, pour ainsi dire ; œuvre colossale d’un homme et d’un
peuple, tout
ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle
est sœur ;
produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque,
où sur
chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l’ouvrier
disciplinée par le génie de l’artiste ; sorte de création humaine,
en un
mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble
avoir
dérobé le double caractère : variété, éternité.
Et ce que nous
disons ici de la façade, il faut le dire de l’église entière ; et
ce que
nous disons de l’église cathédrale de Paris, il faut le dire de toutes
les
églises de la chrétienté au moyen-âge. Tout se tient dans cet art venu
de
lui-même, logique et bien proportionné. Mesurer l’orteil du pied, c’est
mesurer
le géant.
Revenons à la
façade de Notre-Dame, telle qu’elle nous apparaît encore à présent,
quand nous
allons pieusement admirer la grave et puissante cathédrale, qui
terrifie, au
dire de ses chroniqueurs : quæ mole sua terrorem incutit
spectantibus.
Trois choses
importantes manquent aujourd’hui à cette façade. D’abord le degré de
onze
marches qui l’exhaussait jadis au-dessus du sol ; ensuite la série
inférieure de statues qui occupait les niches des trois portails, et la
série
supérieure des vingt-huit plus anciens rois de France, qui garnissait
la
galerie du premier étage, à partir de Childebert jusqu’à
Philippe-Auguste,
tenant en main « la pomme impériale ».
Le degré,
c’est le temps qui l’a fait disparaître en élevant d’un progrès
irrésistible et
lent le niveau du sol de la Cité. Mais, tout en faisant dévorer une à
une, par
cette marée montante du pavé de Paris, les onze marches qui ajoutaient
à la
hauteur majestueuse de l’édifice, le temps a rendu à l’église plus
peut-être
qu’il ne lui a ôté, car c’est le temps qui a répandu sur la façade
cette sombre
couleur des siècles qui fait de la vieillesse des monuments l’âge de
leur
beauté.
Mais qui a
jeté bas les deux rangs de statues ? qui a laissé les niches
vides ?
qui a taillé au beau milieu du portail central cette ogive neuve et
bâtarde ? qui a osé y encadrer cette fade et lourde porte de bois
sculpté
à la Louis XV à côté des arabesques de Biscornette ? Les
hommes ; les
architectes, les artistes de nos jours.
Et si nous
entrons dans l’intérieur de l’édifice, qui a renversé ce colosse de
saint
Christophe, proverbial parmi les statues au même titre que la
grand’salle du
Palais parmi les salles, que la flèche de Strasbourg parmi les
clochers ?
Et ces myriades de statues qui peuplaient tous les entre-colonnements
de la nef
et du chœur, à genoux, en pied, équestres, hommes, femmes, enfants,
rois, évêques,
gendarmes, en pierre, en marbre, en or, en argent, en cuivre, en cire
même, qui
les a brutalement balayées ? Ce n’est pas le temps.
Et qui a
substitué au vieil autel gothique, splendidement encombré de châsses et
de
reliquaires ce lourd sarcophage de marbre à têtes d’anges et à nuages,
lequel
semble un échantillon dépareillé du Val-de-Grâce ou des
Invalides ? Qui a
bêtement scellé ce lourd anachronisme de pierre dans le pavé
carlovingien de
Hercandus ? N’est-ce pas Louis XIV accomplissant le vœu de Louis
XIII ?
Et qui a mis
de froides vitres blanches à la place de ces vitraux « hauts en
couleur » qui faisaient hésiter l’œil émerveillé de nos pères
entre la
rose du grand portail et les ogives de l’abside ? Et que dirait un
sous-chantre du seizième siècle, en voyant le beau badigeonnage jaune
dont nos
vandales archevêques ont barbouillé leur cathédrale ? Il se
souviendrait
que c’était la couleur dont le bourreau brossait les édifices scélérés ;
il se rappellerait l’hôtel du Petit-Bourbon, tout englué de jaune aussi
pour la
trahison du connétable, « jaune après tout de si bonne trempe, dit
Sauval,
et si bien recommandé, que plus d’un siècle n’a pu encore lui faire
perdre sa
couleur ». Il croirait que le lieu saint est devenu infâme, et
s’enfuirait.
Et si nous montons
sur la cathédrale, sans nous arrêter à mille barbaries de tout genre,
qu’a-t-on
fait de ce charmant petit clocher qui s’appuyait sur le point
d’intersection de
la croisée, et qui, non moins frêle et non moins hardi que sa voisine
la flèche
(détruite aussi) de la Sainte-Chapelle, s’enfonçait dans le ciel plus
avant que
les tours, élancé, aigu, sonore, découpé à jour ? Un architecte de
bon
goût (1787) l’a amputé, et a cru qu’il suffisait de masquer la plaie
avec ce
large emplâtre de plomb qui ressemble au couvercle d’une marmite.
C’est ainsi
que l’art merveilleux du moyen-âge a été traité presque en tout pays,
surtout
en France. On peut distinguer sur sa ruine trois sortes de lésions qui
toutes
trois l’entament à différentes profondeurs : le temps d’abord, qui
a
insensiblement ébréché çà et là et rouillé partout sa surface ;
ensuite,
les révolutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et
colères de
leur nature, se sont ruées en tumulte sur lui, ont déchiré son riche
habillement de sculptures et de ciselures, crevé ses rosaces, brisé ses
colliers d’arabesques et de figurines, arraché ses statues, tantôt pour
leur
mitre, tantôt pour leur couronne ; enfin, les modes, de plus en
plus
grotesques et sottes, qui depuis les anarchiques et splendides
déviations de la
renaißance, se sont succédé dans la décadence nécessaire de
l’architecture.
Les modes ont fait plus de mal que les révolutions. Elles ont tranché
dans le
vif, elles ont attaqué la charpente osseuse de l’art, elles ont coupé,
taillé,
désorganisé, tué l’édifice, dans la forme comme dans le symbole, dans
sa
logique comme dans sa beauté. Et puis, elles ont refait ;
prétention que
n’avaient eue du moins ni le temps, ni les révolutions. Elles ont
effrontément
ajusté, de par le bon goût, sur les blessures de l’architecture
gothique, leurs misérables colifichets d’un jour, leurs rubans de
marbre, leurs
pompons de métal, véritable lèpre d’oves, de volutes, d’entournements,
de
draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages
de bronze,
d’amours replets, de chérubins bouffis, qui commence à dévorer la face
de l’art
dans l’oratoire de Catherine de Médicis, et le fait expirer, deux
siècles
après, tourmenté et grimaçant, dans le boudoir de la Dubarry.
Ainsi, pour
résumer les points que nous venons d’indiquer, trois sortes de ravages
défigurant aujourd’hui l’architecture gothique. Rides et verrues à
l’épiderme,
c’est l’œuvre du temps ; voies de fait, brutalités, contusions,
fractures,
c’est l’œuvre des révolutions depuis Luther jusqu’à Mirabeau.
Mutilations,
amputations, dislocation de la membrure, restaurations ;
c’est le
travail grec, romain et barbare des professeurs selon Vitruve et
Vignole. Cet
art magnifique que les vandales avaient produit, les académies l’ont
tué. Aux
siècles, aux révolutions qui dévastent du moins avec impartialité et
grandeur,
est venue s’adjoindre la nuée des architectes d’école, patentés, jurés
et
assermentés, dégradant avec le discernement et le choix du mauvais
goût,
substituant les chicorées de Louis XV aux dentelles gothiques pour la
plus
grande gloire du Parthénon. C’est le coup de pied de l’âne au lion
mourant.
C’est le vieux chêne qui se couronne, et qui, pour comble, est piqué,
mordu,
déchiqueté par les chenilles.
Qu’il y a loin
de là à l’époque où Robert Cenalis, comparant Notre-Dame de Paris à ce
fameux
temple de Diane à Éphèse, tant réclamé par les anciens païens,
qui a
immortalisé Érostrate, trouvait la cathédrale gauloise « plus
excellente
en longueur, largeur, haulteur et structure » !
Notre-Dame de
Paris n’est point du reste ce qu’on peut appeler un monument complet,
défini,
classé. Ce n’est plus une église romane, ce n’est pas encore une église
gothique. Cet édifice n’est pas un type. Notre-Dame de Paris n’a point,
comme
l’abbaye de Tournus, la grave et massive carrure, la ronde et large
voûte, la
nudité glaciale, la majestueuse simplicité des édifices qui ont le
plein cintre
pour générateur. Elle n’est pas, comme la cathédrale de Bourges, le
produit
magnifique, léger, multiforme, touffu, hérissé, efflorescent de
l’ogive.
Impossible de la ranger dans cette antique famille d’églises sombres,
mystérieuses, basses et comme écrasées par le plein cintre ;
presque
égyptiennes au plafond près ; toutes hiéroglyphiques, toutes
sacerdotales,
toutes symboliques ; plus chargées dans leurs ornements de
losanges et de
zigzags que de fleurs, de fleurs que d’animaux, d’animaux que
d’hommes ;
œuvre de l’architecte moins que de l’évêque ; première
transformation de
l’art, tout empreinte de discipline théocratique et militaire, qui
prend racine
dans le bas-empire et s’arrête à Guillaume le Conquérant. Impossible de
placer
notre cathédrale dans cette autre famille d’églises hautes, aériennes,
riches
de vitraux et de sculptures ; aiguës de formes, hardies
d’attitudes ;
communales et bourgeoises comme symboles politiques ; libres,
capricieuses, effrénées, comme œuvre d’art ; seconde
transformation de
l’architecture, non plus hiéroglyphique, immuable et sacerdotale, mais
artiste,
progressive et populaire, qui commence au retour des croisades et finit
à Louis
XI. Notre-Dame de Paris n’est pas de pure race romaine comme les
premières, ni
de pure race arabe comme les secondes.
C’est un
édifice de la transition. L’architecte saxon achevait de dresser les
premiers
piliers de la nef, lorsque l’ogive qui arrivait de la croisade est
venue se
poser en conquérante sur ces larges chapiteaux romans qui ne devaient
porter
que des pleins cintres. L’ogive, maîtresse dès lors, a construit le
reste de
l’église. Cependant, inexpérimentée et timide à son début, elle
s’évase,
s’élargit, se contient, et n’ose s’élancer encore en flèches et en
lancettes
comme elle l’a fait plus tard dans tant de merveilleuses cathédrales.
On dirait
qu’elle se ressent du voisinage des lourds piliers romans.
D’ailleurs,
ces édifices de la transition du roman au gothique ne sont pas moins
précieux à
étudier que les types purs. Ils expriment une nuance de l’art qui
serait perdue
sans eux. C’est la greffe de l’ogive sur le plein cintre.
Notre-Dame de
Paris est en particulier un curieux échantillon de cette variété.
Chaque face,
chaque pierre du vénérable monument est une page non seulement de
l’histoire du
pays, mais encore de l’histoire de la science et de l’art. Ainsi, pour
n’indiquer ici que les détails principaux, tandis que la petite
Porte-Rouge
atteint presque aux limites des délicatesses gothiques du quinzième
siècle, les
piliers de la nef, par leur volume et leur gravité, reculent jusqu’à
l’abbaye
carlovingienne de Saint-Germain-des-Prés. On croirait qu’il y a six
siècles
entre cette porte et ces piliers. Il n’est pas jusqu’aux hermétiques
qui ne
trouvent dans les symboles du grand portail un abrégé satisfaisant de
leur
science, dont l’église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie était un
hiéroglyphe si
complet. Ainsi, l’abbaye romane, l’église philosophale, l’art gothique,
l’art
saxon, le lourd pilier rond qui rappelle Grégoire VII, le symbolisme
hermétique
par lequel Nicolas Flamel préludait à Luther, l’unité papale, le
schisme,
Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout est fondu,
combiné,
amalgamé dans Notre-Dame. Cette église centrale et génératrice est
parmi les
vieilles églises de Paris une sorte de chimère ; elle a la tête de
l’une,
les membres de celle-là, la croupe de l’autre ; quelque chose de
toutes.
Nous le
répétons, ces constructions hybrides ne sont pas les moins
intéressantes pour
l’artiste, pour l’antiquaire, pour l’historien. Elles font sentir à
quel point
l’architecture est chose primitive, en ce qu’elles démontrent, ce que
démontrent aussi les vestiges cyclopéens, les pyramides d’Égypte, les
gigantesques pagodes hindoues, que les plus grands produits de
l’architecture
sont moins des œuvres individuelles que des œuvres sociales ;
plutôt
l’enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de
génie ; le
dépôt que laisse une nation ; les entassements que font les
siècles ;
le résidu des évaporations successives de la société humaine ; en
un mot,
des espèces de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion,
chaque
race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa
pierre. Ainsi
font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes. Le
grand symbole
de l’architecture, Babel, est une ruche.
Les grands
édifices, comme les grandes montagnes, sont l’ouvrage des siècles.
Souvent
l’art se transforme qu’ils pendent encore : pendent opera
interrupta ;
ils se continuent paisiblement selon l’art transformé. L’art nouveau
prend le
monument où il le trouve, s’y incruste, se l’assimile, le développe à
sa
fantaisie et l’achève s’il peut. La chose s’accomplit sans trouble,
sans
effort, sans réaction, suivant une loi naturelle et tranquille. C’est
une
greffe qui survient, une sève qui circule, une végétation qui reprend.
Certes,
il y a matière à bien gros livres, et souvent histoire universelle de
l’humanité, dans ces soudures successives de plusieurs arts à plusieurs
hauteurs sur le même monument. L’homme, l’artiste, l’individu
s’effacent sur
ces grandes masses sans nom d’auteur ; l’intelligence humaine s’y
résume
et s’y totalise. Le temps est l’architecte, le peuple est le maçon.
À n’envisager
ici que l’architecture européenne chrétienne, cette sœur puînée des
grandes
maçonneries de l’Orient, elle apparaît aux yeux comme une immense
formation
divisée en trois zones bien tranchées qui se superposent : la zone
romane,
la zone gothique, la zone de la renaissance, que nous appellerions
volontiers
gréco-romaine. La couche romane, qui est la plus ancienne et la plus
profonde,
est occupée par le plein cintre, qui reparaît porté par la colonne
grecque dans
la couche moderne et supérieure de la renaissance. L’ogive est entre
deux. Les
édifices qui appartiennent exclusivement à l’une de ces trois couches
sont
parfaitement distincts, uns et complets. C’est l’abbaye de Jumièges,
c’est la
cathédrale de Reims, c’est Sainte-Croix d’Orléans. Mais les trois zones
se
mêlent et s’amalgament par les bords, comme les couleurs dans le
spectre
solaire. De là les monuments complexes, les édifices de nuance et de
transition. L’un est roman par les pieds, gothique au milieu,
gréco-romain par
la tête. C’est qu’on a mis six cents ans à le bâtir. Cette variété est
rare. Le
donjon d’Étampes en est un échantillon. Mais les monuments de deux
formations
sont plus fréquents. C’est Notre-Dame de Paris, édifice ogival, qui
s’enfonce
par ses premiers piliers dans cette zone romane où sont plongés le
portail de
Saint-Denis et la nef de Saint-Germain-des-Prés. C’est la charmante
salle
capitulaire demi-gothique de Bocherville à laquelle la couche romane
vient
jusqu’à mi-corps. C’est la cathédrale de Rouen qui serait entièrement
gothique
si elle ne baignait pas l’extrémité de sa flèche centrale dans la zone
de la
renaissance.
Du reste,
toutes ces nuances, toutes ces différences n’affectent que la surface
des
édifices. C’est l’art qui a changé de peau. La constitution même de
l’église
chrétienne n’en est pas attaquée. C’est toujours la même charpente
intérieure,
la même disposition logique des parties. Quelle que soit l’enveloppe
sculptée
et brodée d’une cathédrale, on retrouve toujours dessous, au moins à
l’état de
germe et de rudiment, la basilique romaine. Elle se développe
éternellement sur
le sol selon la même loi. Ce sont imperturbablement deux nefs qui
s’entrecoupent en croix, et dont l’extrémité supérieure arrondie en
abside
forme le chœur ; ce sont toujours des bas-côtés, pour les
processions
intérieures, pour les chapelles, sortes de promenoirs latéraux où la
nef
principale se dégorge par les entre-colonnements. Cela posé, le nombre
des
chapelles, des portails, des clochers, des aiguilles, se modifie à
l’infini,
suivant la fantaisie du siècle, du peuple, de l’art. Le service du
culte une
fois pourvu et assuré, l’architecture fait ce que bon lui semble.
Statues,
vitraux, rosaces, arabesques, dentelures, chapiteaux, bas-reliefs, elle
combine
toutes ces imaginations selon le logarithme qui lui convient. De là la
prodigieuse variété extérieure de ces édifices au fond desquels réside
tant
d’ordre et d’unité. Le tronc de l’arbre est immuable, la végétation est
capricieuse.
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Victor Hugo : Notre Dame de Paris
Mon père semblait vouloir profiter du répit que lui laissait sa maladie pour achever les aménagements entrepris à Broglie. Les deux bibliothèques nouvelles étaient terminées. Il s’agissait de ranger les livres venus de Paris dont les caisses s’entassaient depuis la mort de mon grand-père en 1901 dans les écuries. Mais le classement de ces volumes que l’on voulait intégrer dans la bibliothèque principale posait des problèmes que seul un spécialiste pouvait résoudre. Mon père s’adressa au baron de Barante. La famille de Barante avait été très liée avec Mme de Staël et le château de Barante contenait une bibliothèque presque aussi considérable que celle de Broglie. Elle avait été reclassée récemment. Le baron de Barante recommanda sans hésiter un bibliothécaire émérite que mon père engagea aussitôt pour la saison. M. Marie-Louis P. était un Belge originaire de Liège, connu pour ses travaux sur les incunables. On s’attendait à un vieil érudit et on fut surpris de voir arriver un grand jeune homme bien tourné avec de beaux yeux et une superbe moustache. Il parlait beaucoup, sa verve était intarissable et son savoir immense. Il avait tout lu, tout étudié. Dès le premier jour, je fus médusée. Je passais des heures avec lui au milieu des livres amoncelés par terre en tas sur le plancher. Il fallait réunir les tomes, les chercher un à un, classer d’après l’auteur ou la matière, décider de la place la plus logique pour chaque ouvrage. Perché sur la grande échelle, Maris-Louis P. prenait le livre que le lui tendais, en lisait quelques lignes avec des remarques pertinentes puis casait le volume sur un rayon, classant et reclassant sans cesse. Je prenais un intérêt prodigieux à ce travail géant qui semblait devoir être sans fin. J’en oubliais les jeux, les promenades, les lectures chez ma grand-mère, les lettres à mon amie de cœur. Il fallait me forcer à faire quelques tours de parc en bicyclette ou même aller à Trouville voir la mer que j’aimais tant. Plus rien n’existait pour moi en dehors de cet univers de quarante-cinq mille volumes dominé par un séduisant bibliothécaire. Cela dura environ deux mois. Le jeu était dangereux, mes parents ne s’apercevaient de rien. Vers le 15 août mon frère Maurice et ma sœur me proposèrent d’aller passer quelques jours à Dieppe. […] une dépêche alarmante nous rappela à Broglie. C’était le 20 août : l’état de mon père s’était brusquement aggravé. Il fallait revenir en toute hâte pour trouver une situation presque désespérée. Des crises de suffocation se renouvelaient malgré la présence de deux médecins. J’appris dès l’arrivée que devant l’inquiétude croissante Marie-Louis P. avait cru discret de se retirer, laissant son immense classement inachevé. La bibliothèque était vide, les derniers livres rangés en hâte sur les planches du bas. L’espèce de chagrin que je ressentis en apprenant la nouvelle me fit mesurer avec effroi l’emprise que le jeune homme avait exercée sur moi. L’émotion fut augmentée par l’arrivée d’une lettre qui me parvint par miracle. Elle était correctement adressée à « Mlle de Broglie, aux bons soins de la duchesse de Broglie ». Un domestique me l’apporta sur un plat d’argent sans qu’elle ait été ouverte. Ma mère, hélas, avait d’autres soucis. En quelques lignes sobres, Marie-Louis P. m’exprimait sa reconnaissance pour l’aide que je lui avais apportée et son regret d’avoir quitté Broglie sans pouvoir me dire adieu, mais il ajoutait cette phrase romantique et pour moi bouleversante : « Bien qu’un abîme social nous sépare, croyez, Mademoiselle que je ne vous oublierai jamais ». Cette déclaration voilée me produisit un choc affreux. C’était la première fois que de pareilles paroles m’étaient adressées. J’avais lu de mauvais et de bons romans, je n’ignorais pas les plus belles pages de Jean-Jacques Rousseau, mais jamais ne ne m’étais vue dans le rôle de la Nouvelle Héloïse. Puis voilà que me revenaient des souvenirs. N’avait-il pas un soir appuyé sa main sur mon épaule sous prétexte de me remettre mon écharpe ? Une autre fois en lui tendant un livre, ses lèvres n’avaient-elles pas effleuré mes doigts ? Comment était-il possible que je n’avais rien vu, rien remarqué. Je brûlai la lettre dans ma petite chambre mansardée près de la grosse tour et je pleurai toute la nuit sur ce bonheur impossible avec l’attristante pensée qu’en raison de « l’abîme social » l’amour me serait toujours interdit. Marie-Louis P. était-il réellement parti à cause de l’état de mon père, ou bien ma vieille nurse anglaise qui passait ses vacances dans le château était-elle intervenue pour quelque chose dans ce départ brusqué ? Je l’ai toujours soupçonné et je pense aujourd’hui que si cela est vrai, c’est le plus grand service qu’elle m’ait jamais rendu. |