Le Tenancier est un enfant de la science-fiction. Malgré un
éloignement ostensible du genre, il lui arrive toutefois de relire quelques
textes appréciés de lui, à moins que cela soit un auteur. Il achève en ce
moment un roman en deux volumes qui représentent près de 700 pages. Le
copyright, même si l’on peut émettre des doutes sur leur justesse, parfois,
indique qu’il fût publié au début des années 1990 dans son pays d'origine. L’auteur est
intéressant (forcément, puisque le Tenancier le relit !) Ce qu’en a fait le
traducteur laisse dubitatif tant on reconnaît le style de celui-ci d’une
traduction à l’autre, au point qu’un test à l’aveugle risquerait de
dénoncer cette ingérence… Le plus ennuyeux dans cette lecture réside
principalement dans sa longueur et, sous cet angle, cette production illustre
une tendance extrêmement présente à la charnière des années 1990 et
correspond à une innovation dans la création littéraire qui se remarque surtout
dans la littérature populaire. Il s’agit de l’utilisation du traitement de
texte. L’auteur en question avait, dix années plus tôt, publié un roman
fondateur de son univers qui allait se décliner en plusieurs nouvelles que le
lecteur français allait découvrir au long de la décennie suivante. Ce roman-là,
court, condensé, portait en lui un train de novations qui allait devenir une
rente pour cet univers. En effet, certains aspects de ces idées sont ensuite développés
dans des nouvelles, processus habituel dans cette sphère littéraire, mais mené
avec grande acuité par cet auteur. Seulement, celui-ci ne sembla pas avoir mis
à profit les défauts inhérents à certaines novations(1). Ainsi
l’arrivé de l’informatique et du traitement de texte supprimait certes quelques
étapes de la rédaction, autorisant la révision à même le "manuscrit", éliminant la
recopie au propre, etc. L’envers de la médaille aboutit à la facilité procurée
par le traitement de texte, qui permettait de s’étendre plus que de raison dans
des récits pachydermiques. Ainsi, ce roman de 700 pages, rédigé près de douze
ans après le premier roman, devenait une sorte de catalogue ennuyeux doté
d’épisodes et de digressions inutiles (aggravés par la traduction dont on a
fait allusion plus haut). Pourtant, ces 700 pages se révèlent ridicules à côté
de ce qui sortit à cette période. Une histoire qui aurait pu se raconter en 300
pages devenait un truc emmerdant parce que ni l’auteur ni son éditeur n’avaient
su réfréner l’incontinence textuelle. Un bref coup d’œil dans la production
littéraire de l’époque permet d’identifier à coup sûr le nouvel adepte du
traitement de texte par la boursouflure subite des livres. Le phénomène était
observable à cette fameuse charnière des années 1980 où quelques auteurs
se sont perdu corps et bien. Les choses se sont tout de même calmées depuis, sans
doute par quelques éditeurs inquiets de la baisse de qualité littéraire,
consubstantielle à l’accroissement des pages. La lecture de ce roman, délaissé
à l’époque par votre Tenancier, est venue comme un rappel du phénomène, discret
auprès du public, mais qui s’est révélé un véritable problème pour le critique
devant rendre compte des parutions et qui voyait débouler une dizaine de livres
de plus de 1000 pages…
Il serait intéressant qu’une étude statistique soit établie
sur la production littéraire à l’apparition du traitement de texte : un
travail de longue haleine, effectué auprès des auteurs et des éditeurs. Un
autre aspect de cette étude mènerait sans doute à un constat, celui de la
disparition du manuscrit intermédiaire, témoin du processus créatif.
(1) : Sur la novation et toutes ces sortes de choses,
se reporter à l’ancien et passionnant essai : « Pour une poétique de la
science-fiction », de Darko Suvin (1977)