La chronique, aujourd’hui copieuse,
s’ouvre avec deux livres
neufs, commande qui met un terme à une irrésolution remontant à des
années,
comme on va le découvrir plus loin. Outre ce qui est imparti à votre
serviteur,
ces ouvrages possèdent des points communs intéressants : ils ont
tous deux
été publiés par un autre éditeur et présentaient des lacunes.
On connaît désormais
le fait établi par Manchette pour ce qui concerne la Série Noire, avec
ses
traductions tronquées, destinées à rentrer dans le moule d’un façonnage
calibré. L’édition populaire a longtemps obéi à des critères
économiques dont
la création et la littérature ne constituaient pas forcément la
principale
variable, quoique cela ait bien pu concourir à sauver quelques ouvrages
médiocres en les raccourcissant. Ce livre de Jim Thompson,
Pottsville,
1280 habitants, ne rentre certes pas dans cette
catégorie et on se demande encore de ce côté-ci de ce clavier quelle
malice s’est
emparée de Marcel Duhamel, le traducteur et directeur de la collection,
en même
temps qu’il raccourcit le texte, à diminuer la population dans le
titre :
1275 âmes. Où sont passés les cinq absents ? Sans
doute obtiendrai-je
une réponse dans ce livre que je confesse n’avoir jamais lu, reportant
sans
cesse sa découverte alors que je connais l’auteur — ma
bibliothèque en témoigne —
depuis pas mal de temps.
Les
Journaux de
Kafka furent traduits dans le temps par Marthe Robert. Je me méfie
assez des
ouvrages republiés sous une nouvelle traduction, soupçonnant plus
souvent une
affaire de droit qu’une « revisitation » de l’œuvre. Toutefois,
l’éditeur, Nous, me semble digne de confiance, peu déçu de ce que je
connais du
catalogue. Dans les points communs à ces deux livres, il faut évoquer
également
la stimulation due au papillonnage dans ma bibliothèque pour le Kafka
puisqu’il
m’a été remis en mémoire par la lecture d’une chronique d’Alejo
Carpentier.
Pour le Thompson, le nouveau visionnage de
Coup
de torchon de Tavernier a éveillé la culpabilité latente de ne pas
être
allé au texte plus tôt. Tout de même, on ne se comportera pas comme
Zelig de n’avoir
pas lu Moby Dick… Ce qui lie encore ces ouvrages se résume à
l’incessante
dilation qui a présidé à l’acquisition de ces livres-là. Ma carrière de
libraire a consisté à me dire que j’aurais bien le temps de me les
procurer, à
me cantonner dans l’ignorance — parfois parcellaire puisque j’ai
feuilleté
le Kafka de temps à autre — au profit d’ouvrages plus
fantomatiques :
la proie pour l’ombre, en somme. Cette
commande groupée vaut pour une réparation, à moi-même et à celle que je
dois
aux auteurs. Pardon.
Je ne sors presque jamais de ma librairie sans opérer un
détour à la boîte à livres. Plaçons ici deux incises :
— « Ma » librairie signifie « celle que je fréquente », terme
inusité jusqu’à
il y a une dizaine d’années et qui me fait encore tout drôle.
— La boîte à livres ressemble plus à une bibliothèque
en plein air et peu abritée du vent et de la pluie. Il faut alors se
dépêcher à
l’arrivée d’un grain…
Facétie de l’existence, le premier volume dont je m’empare
est une revue,
Grumeaux, n° 1,
édité par Nous, l’éditeur de Kafka, mentionné plus haut. Cela date de
2009,
donc pas trop tard pour me dire que je découvrirai quelques poètes
contemporains intéressants… ou pas, manière de recoller à une certaine
actualité littéraire, mais pas de trop près et sans m’y impliquer plus
que ça. La
poésie n’est pas le fort de votre Tenancier, savez-vous… Nous allons
bien voir.
Le reste paraîtrait bien trivial : cinq Maigret en
format poche, classique de la boîte à livre puisque j’ai rentré déjà
quelques
titres de Simenon (Maigret ou non) de cette provenance. Outre
l’intérêt, je
perpétue un hommage à ma mère, grande lectrice en général et de cette
série en
particulier. Sur ces cinq, j’en découvre deux que ma mère, et donc moi,
ne
possédait pas :
Le voleur de Maigret
et
La colère de Maigret. Il existe
pire devoir de mémoire et de façon de rester inconsolable. Les trois
autres
seront offerts à des amis de passage en mal de lecture (on prépare une
caisse à
piocher de ces petites choses-là).
La dernière prise démontre que j’assume mes contradictions,
dans le sens où la collection Carré Noir (avec ses couvertures
merdiques) semble aussi tronquée que la Série Noire pour ce qui
concerne les traductions — et mon impéritie renouvelée ici, car
après le
Thompson, voici que j’avoue ne pas avoir lu
Quand
la ville dort, de Burnett. Tant pis, je suis déconsidéré auprès des
puristes dont je ne jamais prétendu vouloir appartenir, d’ailleurs. Ne
me
cherchez pas trop, tout de même : j’ai vu le film et lu d'autres
Burnett (tout comme Thompson), qu’est-ce que vous
croyez ?
Voici donc que j’étais parti quérir deux livres et que je
reviens avec six (je ne compte pas les doubles
Maigret)
qui garniront ma bibliothèque. Seul le doute subsiste au
sujet de la revue. Elle rejoindra éventuellement la caisse en
préparation.
La place ?
L’on a choisi d’ignorer ce problème à la maison, ce qui conforte
notre sérénité…
(Ajoutons un post-scriptum, tant pis
pour la longueur :
le livre sur la marijuana dont je parlais à la chronique précédente
amuse suffisamment
ma fille pour que je le lui garde. Rien ne se perd, chez le Tenancier.)
__________
Jim Thompson : Pottsville, 1280 habitants — Rivages Noir, 2016
Franz Kafka : Journaux — Éditions Nous, 2020
Revue Grumeaux, n°1 — Éditions Nous, 2009
Simenon : Les vacances de Maigret — Le Livre de Poche, 2001
Simenon : Maigret chez le coroner — Le Livre de Poche, 2001
Simenon : Maigret a peur — Le Livre de Poche, 2006
Simenon : Le voleur de Maigret — Le Livre de Poche, 1998
Simenon : La colère de Maigret — UGE Poche, 1997
W.R. Burnett : Quand la ville dort — Gallimard, Carré noir, 1973