samedi 11 novembre 2023

Une historiette de Béatrice

« Vous avez des Pléiades? Vous savez ce que c'est ? » dit le monsieur au col de chemise relevé, tout comme sa suffisance.

vendredi 10 novembre 2023

Gloup gloup !


  À moi Pieds Nickelés, Abbott et Costello
  Et Laurel et Hardy, mes amis, mes poteaux !
  Placée entre vos mains, toute tarte à la crème
  Se mue magiquement en une arme suprême.
  Rondid’jiu ! gloire à vous et gloire à Mack Sennett
  Vous avez inventé, je l’affirme tout net,
  L’attentat culturel le plus croquignolet,
  Le plus tord-boyeautant, le plus ollé-ollé,
  L’attentat le plus gai auquel on s’est hissé :
  C’est à vous que l’on doit l’attentat pâtissier,
  Cet attentat farceur, cet attentat de rêve,
  Cet attentat dont nul, jamais, ne se relève.
  N’importe quel crétin, lorsqu’il est entarté,
  Est comme mort, occis, à jamais écarté :
  Il est atteint, de fait, au point le plus sensible,
  À savoir son honneur qui a servi de cible.

Georges Le Gloupier : Ode à l'attentat pâtissier

jeudi 9 novembre 2023

Bibliographie commentée des Minilivres aux éditions Deleatur — 12


Georges Le Gloupier
Ode à l'attentat
pâtissier

Angers — Éditions Deleatur, 1995
Plaquette 7,5 X 10,5 cm, 16 pages, dos agrafé, couverture à rabats, pas de mention de tirage
Achevé d'imprimer en octobre 1995 sur les presses de Deleatur pour le compte de quelques gourmands



Le Tenancier :
À moi Pieds Nickelés, Abbott et Costello
Et Laurel et Hardy, mes amis, mes poteaux !
Placée entre vos mains, toute tarte à la crème
Se mue magiquement en une arme suprême.
Signalons que l’Ode fut déjà publiée par Deleatur dans sa Bibliothèque gourmande dans une version plus longue, semble-t-il…
 
Pierre Laurendeau : O Tenancier ! Tu as bonne mémoire ! Effectivement, la première édition de l’Ode, en 1985, était accompagnée d’une biographie de Georges Le Gloupier par Georges de Lorzac – les deux chenapans étant des pseudos d’un certain JPB. Même si le lancer de tartes à la crème a été transféré au Belge Noël Godin[1], il faut rétablir la vérité : Godin a hérité de Le Gloupier, qui fit ses premières apparitions, si ma mémoire est bonne, dans le journal Sud-Ouest dans les années 60, où officiait alors JPB. Il s’occupait, je crois, de la chronique mondaine du Bordelais et devait rapporter les vernissages d’expositions et autres pince-fesses. Il avait pris l’habitude de glisser un Georges Le Gloupier, confrère imaginaire d’un autre journal, dans la brillante assistance, et s’amusait à voir Le Gloupier figurer dans les chroniques concurrentes.
Pour le lancement de l’édition originale de l’Ode, Le Gloupier avait vu grand : il (Noël ou JPB, ou les deux ?) entarta Godard au festival de Cannes. Exclu du festival, il dut être réintégré à la demande expresse de Godard, sans quoi le cinéaste quittait lui-même le festival, argumentant que le lancer de tarte à la crème était une tradition cinématographique dès les origines ! Actuel avait publié un magnifique article, avec photo de Godard encrémé, ainsi que des extraits de l’Ode – l’édition fut épuisée en un clin d’œil.
Lorsque je créai la collection des minilivres, JPB accepta que j’y glisse l’Ode. « Tu as les droits à vie ! Tu en fais ce que tu veux. »
Notons que l’Ode figure en bonne place dans la magnifique Anthologie de la subversion carabinée de Noël Godin (L’Age d’homme).

[1] Les premiers entartages se pratiquaient en commando : JPB et Godin assumant tour à tour le lancer et la protection du lanceur. Dans ses Mémoires (Crème et Châtiment), Godin parle d’un centre d’entraînement clandestin au lancer de tartes à la crème quelque part dans les Cévennes. Je n’ai pas eu confirmation de son existence par le second !

mercredi 8 novembre 2023

Paf, dans ma bibliothèque !

Dernier volet des dons de cet ami qui élague sa bibliothèque, en gardant ce qui reste essentiel pour lui. Il a bien raison, cet homme, il procure du plaisir à ceux qui récupèrent les livres. On voudrait toutefois qu’il ne s’en dépouille pas trop, que descendu de sa félicité il ne se prenne pas à regretter sa dilapidation passée. L’homme heureux se doit de ne pas regarder trop en arrière, juste assez pour savoir que ceux qui l’apprécient le suivent encore, toujours… Ceux-là, s’ils sont délicats, se souviendront de la provenance de ces livres et en garderont de la reconnaissance. En retour, il semble que la générosité soit un stimuli cérébral, étudié par les neurobiologistes. Ainsi, cet ami ajoute à son bonheur encore plus de bien-être. Entre nous, j'ai bien l'impression qu'il se conduit comme un junkie, celui-là. La substance est licite, on se rassure.
Ces quatre ouvrages me faisaient envie :
J’ai vu que Pierre Michon était décrié par certains, je ne sais pourquoi exactement, tant les critiques sur lesquelles je suis tombé me semblaient décalées par rapport à ce que j’avais lu, trop peu d’ailleurs. « Mais enfin, ils font bien ce qu’ils veulent ceux-là ! », me dis-je in petto, parce que je suis bien content de récupérer ces titres, surtout après avoir ouvert au hasard le Corps du roi et être tombé sur cette page :
« Il n’y aurait peut-être qu’une preuve possible de l’excellence de l’œuvre, qu’un moyen de pulvériser une bonne fois le masque, qu’une ratification surnaturelle de la toute-puissance de l’écrit : ce serait d’en mourir de jouissance. L’artiste parfait, parfaitement justifié et ratifié existe dans Madame Bovary, dans la scène burlesque ou Emma et Léon exaspérés, fous de leur corps, sont emportés dans une visite guidée de la cathédrale de Rouen, englués dans la parole du Suisse : “Voilà, fit-il majestueusement, la circonférence de la grande cloche d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avait pas sa pareille dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie.
Cette cloche de vingt tonnes tombée du ciel que son auteur prend sur la gueule, c’est le texte qui tue. »
Je n’ai pas envie de mourir, mais quitte à y passer, autant que ce soit par cette sorte de joie.
L’autre Michon, je me réserve de l’explorer plus tard, constatant que la couverture de ce Verdier poche rappelle les maquettes de collections universitaires ou théâtrales des années 1970. Je suis peu influençable, question couverture, mais je me félicite tout de même que ma connaissance de l’auteur devance la découverte de ce spécimen.


Voici un livre que j’étais tenté de lire depuis longtemps, sans doute parce qu’il comporte une partie inédite (la première édition chez Fata Morgana en 1982 l’avait ôtée et je comprends assez pourquoi) vers laquelle je me suis bien entendu dirigé. Mmmh, disons qu’on ne va pas être très d’accord, pour user d'un euphémisme, mais que je satisferai ma curiosité tout de même. Ensuite, cela fera peut-être le bonheur d’un autre ; le livre entamera une pérégrination vers des bibliothèques plus lointaines, il en trouvera peut-être une plus accueillante ou alors moins… sourcilleuse au sujet des délires sur la race de l’auteur.


Allons, finissons par plus heureux, plus joyeux, plus ravigotant avec le gigantesque, le délirant et le loufoque Cami. À feuilleter l’ouvrage avant de le déguster avec délice, je constate que les dessins de Nicolas de la Casinière vont bien avec le style de Cami et rappellent même un peu les « strips » de lui dans l’Illustration ! Ah quel bonheur anticipé, ce que réserve toujours l’ouverture d’un de ses livres !
Voilà, « C’est tout, les amis ! », comme dirait un lapin de notre connaissance. Maintenant, dans les dons, si vous voulez bien m’offrir un peu de temps, j’en prendrais avec reconnaissance… En attendant, cette chronique risque de devenir un peu étique, à cause de ce qui s’accumule autour de moi.

Pierre Michon : Corps du roi — Verdier, 2002
Pierre Michon : L'empereur d'Occident — Verdier poche, 2007
François Augiéras : Domme ou l'essai d'occupation — Cahiers rouges, Grasset, 1997
Cami : Les aventures de Loufock-Holmès — L'Atalante, 1997

mardi 7 novembre 2023

Engagez-vous, rengagez-vous

Peut-être a-t-on mal compris mon propos selon lequel « la SF courait après son obsolescence » dans un billet précédent. Par là, je ne signifiais pas que c’était une littérature moribonde, mais que sa nature restait en grande part dépendante de l’évolution de nos sociétés et des technologies, même si, en définitive, cela consistait à parler de notre univers contemporain et non celui d’un futur hypothétique. Cela se révèle souvent du bricolage maison, de l’extrapolation sur clavier… Ainsi, beaucoup de romans anciens du genre dévoilent une curieuse inadéquation entre la vision de l’auteur à son époque et le monde actuel (mœurs, technologie, arts, etc.) Par exemple, un auteur des années 1940 ne peut concevoir la révolution informatique parce qu’il lui manque quelques chaînons (à une exception : Murray Leinster avec Un logic nommé Joe). Il ne peut être blâmé d’une transposition qui rencontre les limites de son imagination, que ce soit dans l’illusion prédictive ou même la description d’espèces radicalement étrangères, qui presque systématiquement se révèlent des patchworks de motifs existants.
La SF aboutit ici une sorte d’aporie qui lui donnerait toutes les capacités d’anticipation, mais sans les moyens que pourtant elle décrit de temps à autre, comme la psychohistoire, illusion dont même son auteur, Isaac Asimov, s’affranchit en rappelant la nature accidentelle ou aberrante du processus historique, parfois. Il semble assez piquant de constater que certains des acteurs du genre négligent ce paradigme et se mettent au service d’une prospective « institutionnelle », endossant alors les oripeaux de la futurologie avec, parfois, un sérieux papal assez réjouissant.
La palme de la franche rigolade se trouve dans la collaboration de certains auteurs à une « team » financée par le ministère des armées et dont la mission serait de... jargonner autour d’éventuels conflits auxquels nos pioupious pourraient faire face. On en revient alors à une conception bizarre qui voudrait authentifier un diagnostic par des personnes aussi concernées que votre serviteur, ou vous-même qui me lisez, autour de technologies futuristes et d’évolutions sociétales. On se consolera en se disant que l’expertise aboutirait à un certain nombre de questions embarrassantes si la Cour des comptes était tentée d’y plonger le nez. « Baste, dira-t-on, ils en profitent et ils n’ont peut-être pas tort, après tout ! » Mmmh… prenons un ministère quelconque et employons quelques personnes à pondre des rapports qui ne servent à rien... le genre de nouvelle qui réjouit un certain Canard ! Nos militaires innovent en la matière puisqu’ils n’utilisent pas d’énarques pour s’y adonner, ce qui dénote un souci louable d’économie. Pourquoi donc alors ne pas recourir à des experts en futurologie et autres domaine au service d’un but mortifère ? Eh bien, sans doute y a-t-on pensé et qu’ils travaillent de leur côté aussi, la bêtise militaire ne se situe pas exactement là, qui voudrait s’en remettre à la seule disposition des auteurs de SF. Encore heureux, oserais-je prétendre, car la sottise doit reste un bien commun. Oui, la SF possède un fort rapport avec la stupidité, puisque comme toute littérature elle s’intéresse à l’humain et à ses interactions. Mais là, nous voici plongés dans la béatitude technologique : pas de merde, pas de sang, pas de cris, rien que la lumière froide du kriegspiel et des dossiers chiadés sur les guerres futures. Au mieux cette entreprise se révèle de la sottise, au pire elle tue. Et encore… combien de fois Murray Leinster, cité plus haut, a vu juste sur l’ensemble de ses écrits, et combien dans celles de ses confrères ? Reportée à la statistique, quelles sont les chances pour que cette team (je biche aussi le globish qui sent bon le pubard annexé au projet…) voit juste dans ces dossiers-là, disons entre le « nib » et le « que dalle » ? Cela n’empêche pas que collaborer à cela comporte un coût, celui de la conscience.
Reste l'aspect hilarant (bon, l'on rit un peu jaune) de l'histoire : les participant y croient et se prennent autant au sérieux qu'un camion de recrutement de la Légion étrangère un 14 juillet. Accessoirement, cette utilisation de la littérature rejoint assez les conceptions du monde de l'inculture qui voudrait prendre pour argent comptant l'imagination de l'auteur et qui se réserve parfois le droit de le punir au prétexte d'obscénité, par exemple, alors que la vraie obscénité reste de ne pas respecter la littérature.

lundi 6 novembre 2023

Bibliographie commentée des Minilivres aux éditions Deleatur — 11


Pascal Proust
avec la collaboration de
Guy Canut
Pierre Laurendeau
Journal central n°6

Angers — Éditions Deleatur, 1995
Plaquette 7,5 X 10,5 cm, 16 pages, dos agrafé, couverture à rabats, pas de mention de tirage
Achevé d'imprimer en octobre 1995 sur les presses de Deleatur pour le compte de quelques amateurs



Le Tenancier : Je cite le premier rabat de couverture :
« Un voyage fascinant dans les profondeurs de la mémoire : qui fut l’étrange architecte des folies reproduites dans ce livre ? Où furent-elles construites et quel fut le motif de leur édification ? Le mystère, révélé par Pascal Proust n’a pas encore été complètement levé : les parts d’ombre qu’il recèle ne l’en rendent que plus attirant.
Pour en savoir plus, vous pouvez nous contacter à l’adresse de l’éditeur »
Mais avant de céder à cette injonction, j’avoue que je place la même ferveur dans ce texte-là qu’avec La voie de la montagne dont nous avons déjà parlé. Là encore, on se demande ce qui tient de l’imaginaire et de la réalité… En tout cas l’habileté du texte séduit, bien accompagné des illustrations. Bien entendu, on aimerait bien en savoir plus sur les auteurs.
 
Pierre Laurendeau : Ah ! ce Journal central n° 6 ! Un ami libraire angevin m’aborde un jour, en me disant : « Il faut que tu ailles à la Godeline – il s’y déroule en ce moment une exposition qui devrait t’intéresser. » Le lieu en question est un hôtel particulier en plein cœur d’Angers qui abrita un temps l’école de musique où je fis mes gammes pendant quatre ans. « Sécularisé », il accueille désormais des expositions temporaires.
Je ne me souviens plus du contexte de l’exposition, mais très bien de ma première rencontre avec Pascal Proust – et de l’étrange journal comptable (le numéro 6, donc), qu’il avait acheté aux puces. Mon enthousiasme a été immédiat, mais une certaine lueur amusée dans le regard de Pascal me fit douter… Avais-je affaire à un faux diablement parfait ? Le support, lui, était irréfutable : des théories de chiffres attestaient de son authenticité.
Je ne dévoilerai bien sûr rien de cette affaire !
Une longue amitié entre Pascal et moi naquit à ce moment-là, qui déboucha, quelques années plus tard sur une série de carnets d’aquarelles (à son initiative) qui connut un succès commercial certain : au moins 30 000 exemplaires pour les cinq carnets dont il réalisait les dessins aquarellés, d’une précision d’architecte, et que j’illustrais de petits textes à la fois très descriptifs et enlevés (dit-il avec modestie).
Pascal est devenu « land artist ». Son dernier projet, un catalogue de sculptures ornementales chimériques d’une légendaire maison : « Proust & Associés SA », daté de 2060 – il mériterait d’être publié.
Un seul regret pour ce minilivre numéro 11 : ne pas avoir reproduit les « folies » du Journal central en couleurs (à l’époque, je n’avais qu’un scanner noir et blanc et une imprimante laser de même nature).
Quant au texte qui accompagne les reproductions, j’y ai participé mais je ne me souviens plus à quelle profondeur.

vendredi 3 novembre 2023

Quelques livres et Visconti

Le Tenancier ne s’adonne pas qu’à la lecture, il lui arrive de regarder des films de cinéma. Comme il n’a jamais vraiment quitté sa casquette de libraire, ses sens restent éveillés dès que surgissent des livres dans le décor, surtout s’ils sont porteurs d’un signifiant. C’est le cas avec le sketch Le travail, de Lucchino Visconti (Avec Romy Schneider et Tomás Milián dans les rôles principaux), court métrage (46 min tout de même) inséré dans Boccace 70, sorti en 1962. De prime, sachons qu’il s’agit de l’adaptation d’Au bord du lit de Maupassant transposé au milieu des Trente glorieuses, sous-jacente dans les quatre films qui composent ce recueil. Résumons : le comte Ottavio trompe sa femme, Pupe, avec des call-girls en dilapidant des sommes considérables. En représailles, elle tarifiera tout devoir conjugal au prix de ses incartades. À cela, il fallait un décor et des accessoires. Justement, une grande quantité de livres apparaît à l’écran :


Ottavio et ses avocats réunis dans le bureau.
La bibliothèque reste un élément de la distinction bourgeoise, mais certes pas d’un héritage nobiliaire. En effet, les reliures anciennes y paraissent fort rares ce qui nous fait songer que ce fonds-là a été dilapidé. Le comte est dans la dèche et cela constitue même l’un des moteurs du récit. Pour autant, les éditions ne semblent pas contemporaines, on en conclurait alors que l’appauvrissement est antérieur à la dissipation d’Ottavio. L’on n’a pu le saisir correctement dans la capture d’écran, mais un plan ultérieur montre le rayonnage qui devrait se situer en haut à gauche de l’image : il contient un alignement de volumes de la Pléiade, premier signe d’une tentative de réparation d’un fonds perdu par une production industrielle aux apparences prestigieuses. Cela devient également un indice éloquent du cosmopolitisme de Visconti qui, dans ce décor, pose en somme les conditions de ses futurs films : tentative de maintenir son rang au sein d’une certaine modernité, survivance de la culture européenne, etc.


Un des avocats et l’un des chiens d’Ottavio.
On est presque tenté de décrire cette bibliothèque comme garnie de « reliures au mètre ». Les divers plans qui se succèdent dans cette séquence soulignent le contraste entre l’abondance de bibelots dont on se demande soudainement s’ils ne sont pas des copies en stuc. L’omniprésence du livre dans le film empêche de songer à une quelconque impéritie de l’accessoiriste ou du décorateur. Visconti est un homme du livre autant que du cinéma.


Maître Zacchi.
Voici une relégation éloquente : quelques reliures qui semblent plus anciennes disposées à plat sur le guéridon adjacent du bureau. Cachée par l’avocat et une partie de cette table, une pile traîne aussi par terre. Que faire de ces volumes dépareillés qui feraient tache sur le bel ordonnancement de la bibliothèque… Ce peut-être également que l’occupant du bureau, sans doute Ottavio, consulte fréquemment certains de ces ouvrages. La conjecture demeure ouverte… Il n’en demeure pas moins que le rapport au livre, malgré les apparences, reste actif.


Pupe et Ottavio.
Nous voici dans les appartements de Pupe et nous retrouvons quelques volumes de la Pléiade alignés sur la commode, non comme objets décoratifs, mais bel et bien destinés à être consultés, en témoigne l’exemplaire à plat sur le marbre devant l’horloge. Là, le livre continue à ne pas être un sujet bibliophilique, parce que ni la rareté ni la préciosité ne concernent cette collection aux yeux d’un esthète, mais plutôt une compilation pratique telle qu’on la concevait dans l’entre-deux-guerres (la collection naît en 1931), destinée à une clientèle bourgeoise, ce à quoi semble appartenir Pupe.


Ottavio.
Le plan se prolonge un peu ici et l’on croit volontiers que la présence de la Pléiade dans deux séquences n’est pas innocente dans cette production franco-italienne de Visconti, d’une part en raison de la large culture cosmopolite du réalisateur, comme on l’a signalé, mais également parce que ces volumes sont immédiatement discernables (ou peu s’en faut) par un spectateur français en 1962. Ce marqueur, dans le contexte, identifie les origines de Pupe, bien plus que les coups de fil avec son richissime papa…


Pupe.
Vous n’avez rien remarqué ? Mais si ! Cet ouvrage ouvert à plat sur le canapé ? Croit-on encore à l’innocence de la présence de certains livres ici ? Et si tout à coup, puisque nous parlions de modernité, elle ne s’incarnait pas par le surgissement d’ouvrages moins surannés ?


Ottavio.
Eh oui, il s’agit de l’édition allemande du Guépard, de Tomasi de Lampedusa (Piper Verlag — Munich 1959), publiée un an après son édition italienne et deux ans avant le présent film. Pourquoi allemand ? Certainement à cause de la langue natale de Pupe. Au moment où Visconti réalise Le travail, il progresse dans l’élaboration du Guépard, avec les aléas que l’on sait. L’apparition du livre, si elle n’étonne pas tant que cela dans ce contexte nous incite à penser que le « virage viscontien » s’opère déjà depuis un certain temps et que le sketch en est une des primes expressions, un peu avant l’adaptation du Guépard… Abandonnons cela aux exégètes et revenons au livre. Voici une édition quelque peu triviale eu égard à ce que Visconti nous a laissé apercevoir. C’est que l’ouvrage, très récent, on l’a vu, parle aussi de cette décadence de la noblesse qui devient un thème favori du réalisateur. Pourquoi donc Pupe lit un tel livre sinon que pour vérifier l’état de déliquescence sociale dans laquelle est plongé son mari, malgré les apparences ! Il ne s’agit pas d’un livre de poche, mais d’un ouvrage cartonné sous jaquette, qu’on laisse traîner ouvert sur le canapé, plus comme une marque de considération que de dédain, au contraire d’Ottavio qui entre ces deux plans s’assied dessus, le balance au travers du canapé avant de l’exhiber face à nous…


Ottavio.
Une nouvelle fois, retour sur les Pléiade ! Si l’on se fie au code de couleurs des reliures, nous aurions sept ouvrages du xixe siècle, cinq du xxe et trois du xviiie. On pourrait s’amuser à essayer de savoir quels auteurs sont représentés. La chose serait aisée pour qui posséderait un catalogue Gallimard de 1961, ce qui est le cas de votre Tenancier (mais a-t-il du temps à perdre ?) La collection n’est pas si étendue à l’époque, d’ailleurs. L’incertitude demeurerait tout de même, mais le jeu serait amusant…


Pupe.
Ici encore, comme pour Le Guépard, les livres disposés avec négligence sur ce petit meuble suggèrent une pratique quotidienne de la lecture, ou presque, à côté d’un fauteuil qui semble destiné à cet usage.


Pupe.
Le plan se rapproche. On espère lire le titre de l’ouvrage sous la lampe. En vain…


Ottavio.
Autre scène, autre lieu. Ottavio lit et coupe les pages à mesure qu’il avance. Même si en 1961 (date du tournage), il est encore courant de devoir déflorer un livre de cette manière, elle est devenue l’apanage d’éditions plus confidentielles ou en tout cas plus exigeantes. Là, également, l’on nous ménage le suspens pendant un court instant…


Ottavio.
Voilà, Les gommes, de Robbe-Grillet, délivre-t-il un message qui, à travers le parcours circulaire du roman, souligne le revirement des protagonistes du film ? Ne serait-ce pas plutôt l’intrusion de la modernité du Nouveau Roman au milieu d’une adaptation d’une nouvelle très bavarde de Maupassant et dans une série qui fait état des soubresauts qui agitent alors la société italienne ? Ottavio, après tout, ne lit sans doute pas le contenu de la bibliothèque dans le bureau, destinée à l’esbroufe des avocats de passage. Si désinvolte qu’il l’exprime dans ses attitudes, l’on se trouve aux antipodes d’un imbécile, mais au contraire face à un personnage sensible aux modes intellectuelles, avec ce roman encore frais pour les critères des l’époque (1953) et avec la réserve que l’on puisse excuser du léger retard de la découverte, dû à la distance…


Un domestique.
L’acte s’est achevé, les acteurs ont déserté la scène au profit des domestiques qui évacuent les accessoires. Les livres éparpillés à terre témoignent en effet de la désinvolture d’Ottavio, peut-être un peu fiévreuse étant donné les circonstances du récit.


Ottavio, Pupe.
Retour aux appartements de Pupe, sur le fauteuil de lecture. La couverture du bouquin se devine à peine, nous continuons dans le procédé du dévoilement progressif.


Ottavio, Pupe.
Saturn over the water (Le reflet de Saturne, de JB Priestley) … Le livre est tout frais puisqu’il vient de paraître chez l’éditeur londonien Heineman en 1961. Mais pourquoi donc ce roman très « mainstream » mêlant enquête policière et SF sur la pile de Pupe ? Là, on sèche pour de bon sur le choix du titre, toutefois un peu moins sur sa nationalité, après l’identification « bourgeoise » de La Pléiade. Après la maîtrise du français à travers une collection de langue française (La Pléiade), un ouvrage italien traduit en allemand (Le Guépard), il fallait bien un bouquin en anglais pour achever ce panorama du multilinguisme et du cosmopolitisme qu'il sous-tend. On hasardera que le sujet trivial du roman complète un portrait de lectrice éclectique et l’on s’arrêtera là dans la conjecture… On notera encore le soin apporté à l'éclairage qui tombe précisément sur le titre.


Pupe.
Nous approchons de la fin du sketch et pour ce qui concerne le livre, nous aboutissons à la coda par la réapparition des Pléiade, toujours dans la chambre de Pupe, presque à portée de lit, au mur opposé. La collection aura achevé une sorte de Grand Tour, une boucle qui évoque la restauration d’un ordre après la dissipation momentanée des protagonistes, le reste, le sordide, est du ressort des humains. 
Évidemment, cette digression, assez longue et pour laquelle on espère être pardonné, ne prétend pas à l’analyse filmique, mais seulement à signaler que votre bibliothèque a beaucoup à nous dire, et encore plus lorsque l’on en devient le « monstrateur » ou le démiurge.

jeudi 2 novembre 2023

Bibliographie commentée des Minilivres aux éditions Deleatur — 10


Dominique Forget
Sous le ventre des papillons
Dessins de Lena Rosenberg

Angers — Éditions Deleatur, 1995
Plaquette 7,5 X 10,5 cm, 16 pages, dos agrafé, couverture à rabats, pas de mention de tirage
Achevé d'imprimer en octobre 1995 sur les presses de Deleatur pour le compte de quelques amateurs



Le Tenancier : Bien que le Tanka observe une rythmique bien à lui, que l’on ne retrouve pas forcément dans ces textes courts, j’y retrouve toutefois cet esprit fugace, très économe de ses effets. Les dessins de Lena Rosenberg ajoutent une touche énigmatique. Qui est Dominique Forget ?
 
Pierre Laurendeau : J’ai fait la connaissance de Dominique Forget à l’école Victor-Hugo, à Angers : nous n’y étions pas sur le même banc, mais attendions nos enfants à la sortie des classes.
Dominique enseignait la philosophie dans un lycée angevin. Grenoblois expatrié, il avait aussi trouvé du réconfort à fréquenter un adepte de la grimpe et de la haute montagne (son père fut un des piliers du Club alpin de Grenoble).
C’est un homme discret, épris de littérature du xviiie siècle, notamment Diderot. J’avais bien aimé ces « lampes de poche », comme il appelle ses courts textes poétiques.
« La pluie de rosée qui m’accompagne à la gare éclatera sûrement de rire en apprenant que ma valise en carton ne contenait qu’un aquarium gonflable et trois cuillers en peau de léopard. »
Lena Rosenberg était une amie de Dominique – je n’ai pas gardé le contact.
Dominique a quitté Angers il y a une vingtaine d’années. Moi depuis onze ans. Nous nous rencontrons régulièrement dans les Hautes-Alpes (il a une maison de famille à Guillestre, près de chez moi), avec Yves Artufel, qui anime les éditions Gros Textes à Châteauroux-les-Alpes, et Gilles Dumarchez, qui fut berger-libraire. Gros Textes a publié un recueil de Lampes de poche. On peut également en lire sur le blog de Dominique Forget : https://dominiqueforgets.com.
Mathilde Forget, sa fille, qui était en classe avec Olivier, mon fils, est à la fois musicienne (elle a créé la musique de mon film Papillons) et écrivaine – son livre À la demande d’un tiers, qui m’a bouleversé, se trouve en poche.

mercredi 1 novembre 2023

Paf, dans ma bibliothèque !

Continuons de gloser ici sur la donation de cet ami désireux d’écrémer sa bibliothèque. Assurons nos lecteurs que ces livres ont été choisis par bibi et que d’autres amis et proches ont également pioché dans ce qui fut mis à disposition. Aujourd’hui, nous allons traiter par lot, procédé facile face à des livres que l’on connaît à peine, et pour cause : il faudrait les avoir lus aussitôt acquis.
Il existe peut-être encore une sorte de snobisme à l’égard des ouvrages édités en « club ». Certes, les exploits de la Waffen SS ou le compte-rendu de l’Opération Barbarossa sous « reliure » en skyvertex ont de quoi refroidir le paisible lecteur. D’ailleurs, ces saloperies militaristes (et souvent rédigées par des fascistes) ne courent plus les rues ni trop les boîtes à livres, en tout cas moins qu’avant. On s’en félicite. Toutefois, ces maisons spécialisées dans la production sérielle, procurent quelques joies pour l’amateur de Verne, de Simenon, de classiques de ceci ou de cela, en somme d’une littérature qui fut « Grand Public », sans doute confinée dans le purgatoire de bibliothèques familiales, attendant le débarras d’une descendance indifférente. Il faut le regretter, le déplorer, mais s’abstenir de vouloir rêver à leur complétion, sous peine de périr sous l’accumulation. Les seules séries en club que je possède sont des héritages : les œuvres de Tchekhov (12 vol.) et les Mémoires d’outre-tombe (avec la préface de Guillemin)...
Me voici donc récipiendaire d’une amorce de série, « Les classiques du crime », quatre volumes que je ne songe pas à compléter, deux anglo-saxons et deux français, dont un roman déjà lu et grandement apprécié : C’est toujours les autres qui meurent, de Jean-François Vilar. Je le possède dans sa première édition. Tant mieux, je pourrai offrir celui-ci à une personne méritante, à l’instar du London de la dernière chronique. Notons que ni le Irish ni le Bloch ne sont issus d’une traduction de la Série noire ce qui laisse espérer un texte un peu plus complet, à défaut d’avoir un avis préalable sur le travail du traducteur. D’ailleurs, comment l’évaluer lorsque l’on éprouve déjà pas mal de problèmes avec sa propre langue ?
Restons dans le domaine avec ces deux ouvrages de chez Rivages, chaudement recommandés par cet ami. On lui prête quelque compétence en la matière. On s’est laissé faire. La bibliothèque noire s’étoffe…

 
Brisons-là avec cette littérature. Il était temps. On apprécie que les plats varient, même si l’on aime revenir sur certaines saveurs. C’est le cas avec David Le Breton, dont j’avais lu dans le temps La chair à vif, usages médicaux et mondains du corps humain, lecture utile et captivante pour qui s’intéresse à cette partie de la littérature de la Belle-Époque et de l’entre-deux-guerres abordant les sculpteurs de chair humaine ou de visages : Le Rouge, Leblanc et bien d’autres. Certes, cela ne constituait pas le cœur du propos, mais restait un élément intéressant pour en saisir certains aspects. Hors ces considérations, l’ouvrage fait partie de toute cette production qui renouvelle l’anthropologie historique. La venue de ce livre de Le Breton est donc accueillie avec plaisir, d’autant que celui-là va augmenter un modeste rayon (3 ou 4 ouvrages, pas plus) consacré à la randonnée. Il est d’ailleurs si petit que je le localise toujours très mal dans la maison. Je peux ainsi me targuer d’un problème de riche, c’est bien le seul. Clin d’œil ironique du destin : je sors à peine d’un travail — bien plus prosaïque — sur le sujet.
On bouclera l’inventaire de cet arrivage dans la prochaine chronique, qui sera beaucoup moins orientée. On respire, car l’on ne tient pas du tout à passer pour un spécialiste de quoi que ce soit, sauf peut-être du babillage sur blogue.

— Jean-François Vilar : C’est toujours les autres qui meurent — Edito service, 1982
— Pierre Siniac : Monsieur Cauchemar — Edito service, 1980
— William Irish : Lady fantôme — Edito service, 1984
— Robert Bloch : Un serpent au paradis — Edito service, 1982
— Tim Dorsey : Stingray shuffle — Rivages/noir, 2008
— Roger Simon : Le clown blanc — Rivages/noir, 1993
— David Le Breton : Éloge de la marche : Métailié, 2000