mardi 7 novembre 2023

Engagez-vous, rengagez-vous

Peut-être a-t-on mal compris mon propos selon lequel « la SF courait après son obsolescence » dans un billet précédent. Par là, je ne signifiais pas que c’était une littérature moribonde, mais que sa nature restait en grande part dépendante de l’évolution de nos sociétés et des technologies, même si, en définitive, cela consistait à parler de notre univers contemporain et non celui d’un futur hypothétique. Cela se révèle souvent du bricolage maison, de l’extrapolation sur clavier… Ainsi, beaucoup de romans anciens du genre dévoilent une curieuse inadéquation entre la vision de l’auteur à son époque et le monde actuel (mœurs, technologie, arts, etc.) Par exemple, un auteur des années 1940 ne peut concevoir la révolution informatique parce qu’il lui manque quelques chaînons (à une exception : Murray Leinster avec Un logic nommé Joe). Il ne peut être blâmé d’une transposition qui rencontre les limites de son imagination, que ce soit dans l’illusion prédictive ou même la description d’espèces radicalement étrangères, qui presque systématiquement se révèlent des patchworks de motifs existants.
La SF aboutit ici une sorte d’aporie qui lui donnerait toutes les capacités d’anticipation, mais sans les moyens que pourtant elle décrit de temps à autre, comme la psychohistoire, illusion dont même son auteur, Isaac Asimov, s’affranchit en rappelant la nature accidentelle ou aberrante du processus historique, parfois. Il semble assez piquant de constater que certains des acteurs du genre négligent ce paradigme et se mettent au service d’une prospective « institutionnelle », endossant alors les oripeaux de la futurologie avec, parfois, un sérieux papal assez réjouissant.
La palme de la franche rigolade se trouve dans la collaboration de certains auteurs à une « team » financée par le ministère des armées et dont la mission serait de... jargonner autour d’éventuels conflits auxquels nos pioupious pourraient faire face. On en revient alors à une conception bizarre qui voudrait authentifier un diagnostic par des personnes aussi concernées que votre serviteur, ou vous-même qui me lisez, autour de technologies futuristes et d’évolutions sociétales. On se consolera en se disant que l’expertise aboutirait à un certain nombre de questions embarrassantes si la Cour des comptes était tentée d’y plonger le nez. « Baste, dira-t-on, ils en profitent et ils n’ont peut-être pas tort, après tout ! » Mmmh… prenons un ministère quelconque et employons quelques personnes à pondre des rapports qui ne servent à rien... le genre de nouvelle qui réjouit un certain Canard ! Nos militaires innovent en la matière puisqu’ils n’utilisent pas d’énarques pour s’y adonner, ce qui dénote un souci louable d’économie. Pourquoi donc alors ne pas recourir à des experts en futurologie et autres domaine au service d’un but mortifère ? Eh bien, sans doute y a-t-on pensé et qu’ils travaillent de leur côté aussi, la bêtise militaire ne se situe pas exactement là, qui voudrait s’en remettre à la seule disposition des auteurs de SF. Encore heureux, oserais-je prétendre, car la sottise doit reste un bien commun. Oui, la SF possède un fort rapport avec la stupidité, puisque comme toute littérature elle s’intéresse à l’humain et à ses interactions. Mais là, nous voici plongés dans la béatitude technologique : pas de merde, pas de sang, pas de cris, rien que la lumière froide du kriegspiel et des dossiers chiadés sur les guerres futures. Au mieux cette entreprise se révèle de la sottise, au pire elle tue. Et encore… combien de fois Murray Leinster, cité plus haut, a vu juste sur l’ensemble de ses écrits, et combien dans celles de ses confrères ? Reportée à la statistique, quelles sont les chances pour que cette team (je biche aussi le globish qui sent bon le pubard annexé au projet…) voit juste dans ces dossiers-là, disons entre le « nib » et le « que dalle » ? Cela n’empêche pas que collaborer à cela comporte un coût, celui de la conscience.
Reste l'aspect hilarant (bon, l'on rit un peu jaune) de l'histoire : les participant y croient et se prennent autant au sérieux qu'un camion de recrutement de la Légion étrangère un 14 juillet. Accessoirement, cette utilisation de la littérature rejoint assez les conceptions du monde de l'inculture qui voudrait prendre pour argent comptant l'imagination de l'auteur et qui se réserve parfois le droit de le punir au prétexte d'obscénité, par exemple, alors que la vraie obscénité reste de ne pas respecter la littérature.

5 commentaires:

  1. Anonyme09:34

    Cher Tenancier, j'agrée totalement à votre propos. Cette histoire de "team" m'avait également fait poiler, c'est d'une absurdité sans nom. Je ne comprends du reste pas qu'ils n'aient pas également recruté Madame Irma et quelques sorciers spécialisés dans le retour de l'être aimé et l'arrivée de la bonne fortune.
    Ensuite, je ne sais si les ceusses qui participent à cette farce se prennent vraiment au sérieux ou s'ils se contentent d'en donner l'air pour justifier leurs émoluments, mais il reste certain qu'ils n'ont pas de scrupules à être payés pour rien (ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut...). Et l'État, via ce ministère, n'a peur ni du ridicule ni de flanquer de l'argent par la fenêtre - même si pour une fois ce n'est pas celle d'un cabinet de "conseil" états-uniens...

    Petite (ou pas tant que ça) chose : je ne pige pas bien votre dernière phrase, surtout le passage sur "l'auteur qui se réserve le droit de punir au prétexte d'obscénité" - y'a vraiment des auteurs qui ont ça ? Qui ? Où ?

    Otto Naumme

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    1. Non, mon cher Otto, pardon de m'être mal exprimé : ces conceptions qui prennent pour argent comptant ce qui se trame dans la littérature aboutissent à une situation où la censure agit. Ainsi, puisque, dans notre exemple, on prête une vertu d'oracle à certains auteurs, on sera plus aise de condamner ceux qui se refusent à ce jeux pervers. En fait, le recrutement d'auteurs au service d'une idéologie se produit de façon régulière dans les systèmes totalitaires et fascistes. Gare à ceux qui mordillent la laisse ! Or, quelle organisation prime la force sur la raison, l'obéissance, le renoncement à des droits élémentaires, l'embrigadement des consciences, tout ceci dans un système "démocratique" ? Quelle organisation ne fait pas le distinguo entre la destination de la fiction dans notre culture et de son usage technocratique telle qu'elle le conçoit, comme dans les sociétés totalitaires ? Quelle organisation use de la littérature comme élément de propagande ?... Mais, en fait, il n'y pas que celle-ci. Lorsque EDF propose des concours d'écriture dans des conventions de SF, elle procède de la même manière, parce que "l'Entreprise" est également un système totalitaire, sans les moyens matériels du fascisme (à moins de payer une milice en sous-main). Ces promoteurs-là recherchent l'efficacité et se réservent, sous l'égide de cette même efficacité, à se retourner contre une littérature qui ne lui doit rien mais qui peut la contrarier. C'est l'éternel débat autour de la conscience et de l'embrigadement. Que l'on en arrive désormais à constater le progrès de ce phénomène — L'armée, EDF et quoi d'autre ? — traduit assez bien la régression à laquelle nous assistons dans le monde : il se militarise, il se flique jusque dans les pages des livres. Je pressens que l'étape suivante deviendra une censure "décomplexée" au prétexte d'un état de siège hystérisé, fiction qui possède déjà ses collaborateurs...

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    2. Anonyme09:56

      Cher Tenancier, ce n'est point que vous soyiez mal exprimé, bien plutôt que j'avais mal compris. Et surtout, pas poussé la réflexion au point que vous le faites. Avec brio, du reste.
      Et j'agrée bien évidemment sur tout ce que vous dites. En rajoutant, au sujet de la fin de votre texte, que de larges parts de cet environnement délétère poussent également certains auteurs à une forme d'auto-censure...
      Mais rassurons-nous, les réseaux sociaux nous permettront d'exercer notre liberté d'expression, de nous cultiver, de profiter à plein de notre intelligence, de notre capacité de discernement et de logique !

      Otto Naumme

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  2. Je m'interroge : doit-on considérer un certain Charles de Gaulle, auteur "embedded" comme on ne disait pas encore, dans la catégorie "écrivain de SF qui aurait pu être utile à la défense nationale" pour ses ouvrages "Le fil de l'épée" (1932) et "Vers l'armée de métier" (1934) ?
    Jules

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    1. Anonyme09:57

      Cher Jules, Michel, Simon,
      Je ne sais quelle est la réponse à votre question, mais je trouve celle-ci tout à fait savoureuse. Félicitations.

      Otto Naumme

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