Il y a trois jour, je tombe sur la page d’accueil de Google
avec une illustration (paraît que ça s’appelle un
Doodle) représentant le 110
e anniversaire de la première
publication de Bécassine. Déjà, on est intrigué par le fait que l’on marque une
telle commémoration, 110 n’étant pas tout à fait un chiffre rond pour ce genre
de rappel. On se doute que si notre interrogation s’arrêtait à ce genre de
constat, on ne prendrait même pas la peine d’écrire un seuil mot à ce sujet. On
se dirait simplement qu’une entreprise comme Gautier Languereau — si tant est
que cet éditeur s’occupe toujours de sa publication — a simplement besoin de
relancer les ventes, histoire de protéger des droits qui vont commencer à
entrer en dans le domaine public (Pichon, le dessinateur meurt en 1953) dans
une dizaine d’années. Peu nous chaut d’ailleurs. Que cette série appartienne au
domaine public ou fasse les choux gras de ce qui est devenue depuis belle
lurette une filiale d’Hachette nous importe somme toute assez peu.
Ce qui nous gêne, c’est que la représentation de ce
personnage et ce qu’elle recouvre continue de ne pas être perçu à sa juste
mesure. Tout au plus y voit-on l’image de la gentille provinciale arrivée à
Paris et dont le bon sens, la droiture et les maladresses ont fait les beaux
jours de la
Semaine de Suzette et l’objet de transmissions familiales jusqu’à
nos jours. Mais qui est donc Bécassine ? Elle fait partie de cette cohorte
de bonniches bretonnes arrivées à Paris à la Belle Époque gare Montparnasse.
Bécassine fait exception, puisqu’il semble qu’on soit allé la chercher dans son
plou lors d’une villégiature. Elle
échappe en partie aux risques inhérents à l’exil des jeunes femmes vers la
capitale à l’ouverture des lignes de chemin de fer de l’Ouest, bouleversement
qui allait implanter une communauté bretonne dans le même quartier
Montparnasse. Elle échappe également aux rabatteurs qui cueille nombre de
jeunes filles au sortir du train — l’imaginaire indique des voyages en wagons à
bestiaux, on a connu des immigrations ultérieures en pires conditions — pour
les vouer à la prostitution. Ces rabatteurs parlent le breton, parfois, disposition
rassurante pour quelqu’un jamais sorti d’un milieu rural débarquant
soudainement en pleine vie citadine. Nous y reviendrons. Bécassine donc est le
produit d’une société où la répartition des richesses, l’accession à la culture
est accaparée par une minorité sociale. Cette fin du XIX
e est dure
pour une population issue du prolétariat ou de la paysannerie et dans un pays
comme la Bretagne, bien souvent asservie à l’ordre de la religion — l’expulsion
des congrégation en 1880 et la séparation de l’église et de l’État en 1905 sont
certes contemporaine de Bécassine, mais il faut compter sur une grande inertie
sociale dans les communautés rurales reculées comme certains coins de Bretagne.
Cette soumission à un ordre moral et social très rigide provoque d’une part le
maintien d’un niveau culturel si bas qu’il revient à néant, à une reproduction
en circuit fermé d’un système oppressif (Je compte pour ma part dans cette
génération pas moins de quatre religieuses dans une famille de douze enfants
parmi mes aïeux, débouché naturel pour les filles sans dot ou sans perspective
de mariage et reproduction du système par « endogamie », si l’on peut
dire…) et qui provoque une immigration de l’intérieure très importante tant vers
Paris que dans certaines autres régions de France. La Bretagne est à ce moment
un pays qui souffre d’une arriération sociale dont on fera énormément de
représentations dans la littérature populaire — La description du village
de Kergario dans
La conspiration des
milliardaires (1899-1900) de Gustave Le Rouge est édifiante à ce
titre :
« Rares étaient les habitants de ce village qui n’y
fussent point nés. Jamais un livre ni un journal n’y pénétraient. les pauvres
paysans ignoraient même sous quel gouvernement ils vivaient. Ils ne
connaissaient rien du restant de l’univers
Une année, des artistes séduit parla sauvage beauté des
paysages environnants, essayèrent de s’y installer. Ils durent bientôt partir.
Dès les premiers jours, les enfant leurs avaient jeté des
pierres, les femmes les avait injuriés et les paysans les avaient poursuivis
armés de fourches et de bâtons. »
De même, dans le pays
des lettres plus « nobles », Remy de Gourmont se gausse des Bretons
qui croient à l’influence de la Lune sur les
marées. On pardonne volontiers à Gourmont, comme à Le Rouge, tant le
préjugé sur l’arriération de la Bretagne et du Breton est prégnante à l’époque
et vérifiable parfois (même si Gourmont rate ici, effectivement, son
coup !)
Bécassine véhicule les pires clichés sur les Bretonnes à la
fin du XIX
e siècle et il serait peut être bon à ce sujet d’ouvrir
ici des guillemets :
« On croit à tort que les pouvoirs ont toujours
souhaité un Breton assimilé. En fait, il faut distinguer deux périodes :
avant la société de consommation — et aujourd’hui.
Au cours de la première période, la bourgeoisie fabrique des
inférieurs nommés. Elle en est encore au mercenariat artisanal ou domestique
qui réclame une soumission motivée : le prolétaire doit se reconnaître
dépendant et pour cela, rien de mieux que l’exotisme. Les Madames françaises exigent de leur bonne bretonne qu’elle serve en
coiffe. D’abord pour le spectacle, quand on a des invités ; ensuite et
surtout, pour que cette fille n’oublie pas ses origines. Elle est servante puisque Bretonne, renier son pays serait
refuser sa condition ; nous l’avons ramenée de nos vacances, sans nous
elle pataugerait encore dans ses gadoues avec ses cochons, elle nous doit la
gratitude ; et puis, sa coiffe répond de ses vertus, tant qu’elle les
portera, elle gardera un pied en Bretagne, ne s’émancipera pas, ne nous jouera
pas le tour affreux de cesser de croire en Dieu et en nous. La Bretagne
garantit le Breton. Il importe même qu’il soit un peu niais, effaré : ce
grand enfant se donnera à son patron comme à un père. Toutefois, sa différence
ne doit point excéder le pittoresque car alors, il ferait figure d’étranger,
donc d’adulte. Il se récupérerait, ne nous appartiendrait plus.
Observez l’immortelle Bécassine : elle ne prononce
guère que trois mots de Breton, Ma doue
beniguet ; mais ces trois mots suffisent à composer son personnage, la
Bretonne risible mais bien-pensante, solide comme un menhir. Tous les attributs
de l’indigène apprivoisé, Bécassine les cumule : le servage (mais
supérieur, en maison bourgeoise), la naïveté roublarde (on la croit idiote mais
elle trompe son monde), la rondeur ébaubie, le dévouement total à ses maîtres,
enfin la religion — ça ne nuit jamais. En 1939 des protestation s’élèveront en
Bretagne contre un film qui représente cette ilote, et les producteurs éberlués
reprendront point par point ce catalogue : « Pourquoi cette
indignation ? Bécassine n’incarne-t-elle pas les vertus bretonnes, la
piété, le dévouement sans limite, la simplicité rustique ? » Simple, en effet : Bécassine vit
hors du temps et du monde, dans le cocon de sa dévotion à Mme de
Grand-Air : ce cocon n’est autre que sa
Bretagne qu’elle a transportée avec elle et qui la préserve des
« tentations ». L’extérieur est pour elle l’enfer, les trains, les
bateaux, la grande ville, ma doue
beniguet, l’épouvantent ; toute rencontre lui inspire méfiance, elle
ferme l’oreille à tout propos qui ne concerne pas son service domestique :
quand la guerre de 14 éclate, elle demande à Firmin et à Zidore la
signification du mot boche qu’elle
n’a jamais entendu.
Caricature ? Soit. Mais sur fond de vérité : car
pareil chef-d’œuvre s’usine en Bretagne même — et s’usine en français. Importée de Paris et répandue dans les cinq
départements, toute une littérature, Bonne Presse, bulletins paroissiaux,
livres de Prix, éduque dès l’enfance le futur prolétaire. Son but est de
fabriquer des Bécassins et des Bécassinnes : le huis clos britto-patronal
du « bon ouvrier », de la « servante au grand cœur » — la
Bretagne elle-même servante exemplaire, sainte Anne de la buanderie. Chaque
Breton susceptible de quitter la glèbe se voit ainsi pourvu d’une sorte de
dictionnaire-viatique où les mots qu’il risque d’entendre à la ville lui sont
d’avance traduits, accompagnés d’un commentaire péjoratif qui exalte contre eux
les vertus du terroir. Feuilletons ce florilège : « Qu’est-ce que le
socialisme ? C’est simple, ôte-toi de là que je m’y mette. Cet égoïsme-là n’est pas breton »
(Bulletin d’Auray, 1907) « Plutôt la
mort que la souillure ! noble devise de ta petite patrie ! Oui,
plutôt mourir que de souiller son âme par le péché d’envie et de
rébellion ! » (La Flamme des
Bretons, 1902.) « Jamais Breton
ne fit trahison, voilà ce que tu répondras fièrement à ceux qui te
pousseront à faire la grève. » (Yannick
mon ami, 1905.) Un saint nouveau s’inscrit au calendrier :
« Saint Anne protège les Bretons mais saint Dicat les envoie en
enfer. » (Bulletin de Sainte-Luce,
Loire-Inférieure.) « Tu devras choisir, Maryvonne : Saint Yves qui
t’emmène au paradis ou saint Dicat qui t’emmène au bal. » (Le Pèlerin). D’édifiantes
« histoires vécues » illustrent cette doctrine, ramenant toutes à la
Bretagne en conclusion. Pierre, le mauvais génie de Yannick, se laisse tenter
par les meneurs, les suit au cabaret, sombre avec eux dans l’ivrognerie et
l’anarchisme et « sa vieille mère en en coiffe » en meurt de
chagrin ; pour avoir une seule fois oublié ses pâques, Fanchette la petite
Quimpéroise, vole et meurt repentante en prison, « quelle honte pour son
village ! » Vers 1920, les jeunes Bretonnes commencent à se lasser du
métier de servante, étudient la dactylographie, la mécanographie ; en
hâte, un bon abbé Cadic les en dissuade : à quoi bon traîner dans les rues
de Paris en quête de situations qui ne se rencontrent
jamais ? » « Déjà
quelques unes, parmi les plus sages d’entre vous, ont retrouvé le chemin de la
domesticité. Faites comme elles. »
(
Morvan Lebesque :
Comment peut-on être Breton, 1970)
On me pardonnera cette longue parenthèse mais elle prêche
par son éloquence quant à la condition des Bretons, et plus spécialement de la
femme en Bretagne à cette époque, mais aussi, bien sûr, dans les autres régions
de France. On le voit, Bécassine est l’épiphénomène d’une institution bien
établie à la Belle Époque et qui ne se borne pas qu’à l’accroissement
spectaculaire de la domesticité dans les maisons bourgeoises mais également qui
instaure la sujétion de toute une classe sociale fraîchement immigrée dans la
capitale.
(A suivre...)
Pour lire dans l'ordre :
Chapitre 1 | Chapitre 2 | Chapitre 3