[…] Les théologiens francs en
tout cas, à Francfort d’abord, puis à Paris, semblent avoir tenu à distance
l’un et l’autre partis. Le moine Dungal en particulier, de l’abbaye de
Saint-Denis, réfute toutes les outrances iconoclastes de Claude, évêque de Turin,
dans son Responsio contra perversas Claudii
Tautinensio episcopi sentensias, que les thèses qui tendent à attribuer une
primauté excessive à l’image. Un autre moine aussi, Philippe Duadan de Groix,
tranche dans le débat avec à la fois un aplomb et un art du paradoxe qui laisse
perplexe. Il soutient que la vision ne précède
nullement sa transcription mais qu’elle procède
plutôt de celle-ci, suscitée qu’elle est par l’unique agencement des lettres
sur le papier. Avec une audace dans la comparaison, qui ne trouve aucun
équivalent pour l’époque, et dont on s’étonne même qu’elle n’ait pas eu de
suites, il avance que si « l’Écrit engendre la vision », ce ne peut
être que « dans une pure simultanéité », comme on dit que le Père
donne naissance au Fils sans lui être en rien ni antérieur ni supérieur. Les
prophètes, puisque c’est d’eux dont il vient d’être question, ne peut-on pas
dire qu’ils s’exaltent par la parole et que, transportés par celle-ci, ils se
mettent alors dans les conditions de « voir » enfin, qu’ils s’y
prédisposent ?
Cette argumentation cependant ne
semble pas lui apporter toute satisfaction. Ce qui conduit Duadan de Groix, à
partir d’une distinction déjà établie par Socrate, à s’interroger sur les
rapports entre la parole et l’écrit ; et d’en déduire que l’écrit possède
le privilège de conjuguer dans le même espace les pouvoirs de la parole et ceux
de la vue, puisqu’il « donne corps » sous forme de lettres à la
première, en une opération qui ne peut s’accomplir que sous le contrôle de la
seconde. Mais si l’écrit participe en effet des deux, il n’a bientôt plus rien
en commun avec elles. Sans plus s’embarrasser de détails, et toujours sur le
modèle de la Sainte Trinité, ce moine affirme que « si l’Écrit a partie
liée avec la Parole et la Vision, il ne leur est en rien identifiable ni
subordonné puisque se découvrant à lui-même sa propre cause ». En vertu du
principe énoncé à cet instant qu’« avant tout chose était l’Écrit », dans
cette nouvelle configuration, celui-ci tiendrait alors la place du Père ;
et la Parole celle du Fils (le Christ par sa parole étant venu « réaliser
et accomplir les Écritures ») ; à l’égal du Saint-Esprit, la Vision
enfin découlerait de l’interaction des deux premiers, la parfaite adéquation de
la Parole à l’Écrit ayant permis à Dieu de se rendre à ce moment
« visible » aux hommes.
Voilà donc, et non sans une
certaine confusion, la définition que Duadan de Groix donne de l’imaginaire,
qui est « une des puissances supérieures de l’âme ». Certes,
poursuit-il dans une sorte d’appendice, il a pu y avoir de grands prophètes qui
ont perdu la vue comme il a pu y avoir, tel Homère, des poètes aveugles, mais
c’est parce que les uns comme les autres restaient cantonnés dans la sphère
(« l’orbe ») de la parole. Or chanter ou dicter, dit-il, n’est point écrire. Un écrivain d’ailleurs cesse
d’être tel dès qu’il perd l’usage de ses yeux : l’univers auquel il est
susceptible de donner naissance ne subsiste ni ne préexiste en lui, et même n’a
nulle consistance, en dehors de cette contingence purement matérielle qui
consiste à commencer de traces des mots sur une feuille. L’incandescence où se
fomente la vision ne tient, hélas, qu’à cela. Et son corps, lui-même pur
instrument, n’est que le lieu de cette « nouvelle incarnation », là
où toutes les puissances de l’imaginaire fondent à l’instant sur lui. Parfois,
cela le « transfigure », le plus souvent — mais c’est peut être la
même chose — cela le rend comme transparent, indifférent à toute réalité. Le
« voir » de l’écrivain apparaît donc d’un autre ordre que celui du
peintre en ce sens qu’étant au centre de son propre éblouissement il récuse les
contours de la vision commune, qui n’est pas pour lui circonscriptible , comme
peut l’être n’importe quelle image. Les formes de ce qui se diffuse et de ce
qu’il perçoit à travers lui restent flottantes parce qu’il n’a jamais affaire
qu’à l’indéterminé du langage. Cette vision « autre », immanente même
à la pratique qui la provoque, n’est pas pour autant dépendante de la nature
des mots qu’il trace ni non plus de leur sens, mais de la réalité de leur
tracé, ce cette façon tout autonome qu’ils ont de s’appeler et de surgir, bref,
de percer son corps de part en part comme le feraient les stigmates.
Alain Nadaud : L’iconoclaste (1989)
Ed. Quai Voltaire, pp. 371-373