dimanche 23 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — VII

Times Square était un Ellis Island anarchiste. Ces immigrants n’étaient pas des de réfugiés qui avaient fui la terre du tsar. Le Stem était le premier point de chute des étrangers à l’intérieur du pays. On y trouvait des hôtels pas chers où l’on pouvait se reposer sans avoir le souci d’un chez-soi. Suffisamment proche de tous les terminus de bus, c’était un refuge pour les paumés, pour tous ceux qui s’accommodaient de la précarité de leur existence.
Pour le Bottin mondain, Times Square est un pays fantôme, un entr’aperçu du ventre de New York. Il en a toujours été ainsi. Situé aux limites de Hell’s Kitchen, il a d’abord été envahi par les ateliers où les riches faisaient réparer leurs attelages. Puis les théâtres ont surgi qui ont amenés leurs lumières et le sens d’une certaine marginalité car il n’était rien de plus précaire qu’une vie de comédien. Les stations de métro, les grands et petits hôtels sont arrivés par la suite. La légende commença. Broadway s’imagina être le théâtre de l’errance, une cité de la nuit ayant sa clientèle particulière. Runyon, Walter Winchell ; « Bonne soirée, M. et Mme Amérique… »
La fable dura quarante ans. Broadway était un cordon ombilical et un cocon pour les gens du spectacle. ses ménestrels pouvaient défier les conventions. Ils préféraient les lumières de Broadway à toutes les autres. Mais un jour, Al Jolson et Fanny Brice sont allés s’installer en banlieue. Rothstein, le joueur, fut descendu comme un chien. Jimmy Walker, en enfant de Broadway, perdit sa couronne de maire et le cordon ombilical commença à se déchirer. Les cinéma devinrent de gigantesques sanctuaires après l’irruption de la télévision. Broadway n’était plus à la mode. Victime de sa propre anomie, il ne lui restait plus que ses théâtres. Tant et si bien qu’une sorte de guerre éclata entre les « touristes » qui allaient au théâtre et ceux qui venaient traîner dans le quartier. Il n’y avait plus de ciment. Les nouveaux venus étaient les Noirs et les Latinos.
Inutile d’aller chercher Mandrake le magicien pour dire ce qui s’est passé. Harlem avait son Broadway à lui sur la Cent-vingt-cinquième Rue. Mais ses théâtres périclitèrent. Les musiciens noirs allèrent s’installer dowtown ou à Hollywood. Harlem perdit son Strivers Row, creuset de la classe moyenne. Il lui était impossible d’entretenir les lumières de la Cent-vingt-cinquième Rue. Les pauvres durent chercher un autre quartier pour se distraire. Et ce fut Times Square.
En fait, c’est l’immigration des Noirs et des métis qui a favorisé le développement de Times Square. Le quartier a débordé à l’ouest vers la Neuvième Avenue et grignote les frontières de Hell’s Kitchen, désormais appelé Clinton. Il s’était étendu au sud jusqu’à Penn Stations, au nord jusqu’à la Quarante-neuvième Rue. Ses limites orientales sont moins faciles à déceler. Times Square empiète sur un bout de la Sixième Avenue et, à la hauteur de la Quarante-deuxième Rue, descend jusqu’aux escaliers de la Bibliothèque publique à Bryant Park. La moitié de sa population est constituée de clochards, de joueurs de monte (un jeu de cartes d’origine espagnole), de champions d’échecs noirs avec leurs tables portatives et leurs chronomètres, de putains noires et blanches, de maquereaux, de dealers, de femmes et d’homme chargés de gros sacs, de monstres en tous genres, de bandes errantes de jeunes gens, de fous, de solitaires, de paumés. On ne saurait dire qu’ils aient pris possession des rues, en dehors de leur sanctuaire (la Quarante-deuxième Rue, entre la Septième et la Huitième Avenue), seulement, il semblent avoir le don d’ubiquité. Ils ont leurs coins, leurs danses rituelles au milieu des hôtels pour touristes et des appartements d’hommes d’affaires. Sur la Septième Avenue, les vieux self-services son rangés en bon ordre tandis que les boutiques ambulantes où l’on vend du jus d’orange sont disposées n’importe comment.
L’exemple le plus évident du renouveau naissant de Times Square, c’est le déclin de Herald Square. En 1947, lorsque Miracle on 34th Street (« Le miracle de la 34e Rue ») sortit sur les écrans, Macy’s était le plus grand magasin populaire du monde. Il n’est pas surprenant que le personnage de Santa*, interprété par Edmund Gwenn, soit devenu un citoyen de Herald Square. Le film jouait sur la vieille rivalité opposant Macy’s et Gimbel’s, deux archétypes comme Santa lui-même. Mais ils n’ont plus cette aura. Macy’s n’est plus à même de gagner une guerre de l’esturgeon contre Zabar’s, ce vieux magasin appétissant dans l’Upper West Side.
Si Santa revenait, il n’irait pas acheter ses pickles chez Macy’s ou Zabar’s. Il irait chez Bloomingdale’s où les « guppies » (les jeunes cadres supérieurs) vont faire leurs achats et draguer. Il n’émane de l’endroit ni tristesse ni désordre. Même les femmes que l’on voit dans la rue avec leurs gros sacs ont leurs cartes de crédit chez Bloomingdale’s.
Le Times Square Redevelopment Corporation, organisme géré par la Ville et l’État, souhaite précisément créer « une atmosphère à la Bloomingdale’s » dans la Quarante-deuxième Rue. Une fois le centre puant de Times Square rasé, les badauds laisseront la place aux guppies, aux touristes, aux acheteurs de l’extérieur. William J. Stern, directeur de la Société de Développement urbain de l’État, a ainsi déclaré au sujet des marchands de pornographie de Times Square : « Il faut d’abord les éparpiller. Le premier coup de canon suffira, nous les chasserons ensuite. »
Stern a a déjà inventé sa propre légende : « Notre projet fera revivre l’époque de George M. Cohan, lorsque Broadway était véritablement le Great White Way. » C’est un George M. Cohan de son invention. La configuration qu’il propose — toits mansardés, centre commercial et neuf théâtre « rénovés » — n’a rien à voir avec le vieux Times Square. Cela va devenir un Rockfeller Center, sans piste de skate.
Le Times Square de Stern me fait songer au cœur des ténèbres. Un univers de bunkers de granit et de verre. Je ne suis pas le seul « anarchiste » à me méfier de ce projet qui privilégie la notion d’ordre. Le Xanadu de Philip Johnson n’a vraiment pas enchanté beaucoup de gens. Thomas Bender, qui enseigne l’histoire de l’urbanisme à la New York University, estime que Philip Johnson et le promoteur George Klein « ont probablement concocté le seul projet susceptible de rendre le quartier de la Quarante-deuxième Rue et de Times Square plus effrayant qu’il ne l’est actuellement (…). Le projet Klein-Johnson dénie à la rue toute valeur sociale. Il nous propose quatre immense bâtiments dont les murs de granit écraserons la rue. »
L’urbaniste William H. Whyte se demande lui aussi quel avenir on réserve à la rue qui ne saurait être dessinée au bon gré des architectes et des entrepreneurs ou simplement remplie de gens. Il a fallu quatre-vingt ans pour que le paysage de la rue se mette en place dans Times Square. Des coins et des recoins se sont créés, ainsi que des secteurs très particuliers. Mais c’est toujours « la fosse d’aisance du pays dont les New-Yorkais ne peuvent tirer qu’une fierté perverse, tant l’endroit déborde de maquereaux, de travestis, de prostitués hommes et femmes, etc. ». Whyte préférerait que ce trou disparaisse par magie, si possible, ou bien par l’intermédiaire d’un plan de réhabilitation qui respecte la configuration des rues et le point de vue des piétons. Un Times Square pour les gens et pas un Xanadu.
 
* Santa Claus : le Père Noël anglo-saxon
 
Jerome Charyn : Metropolis — 1986
(Trad. Bernard Géniès)

vendredi 21 novembre 2014

Une historiette de George

Un grand barbu maigre et jovial, du genre dont on se méfie immédiatement :
— « Bonjour, auriez-vous par hasard des Agatha Christie ?
— Oui, regardez sur ce rayonnage, là.
— Merci. Il sont à combien ? Un euro, c'est ça ?
— Non, plutôt entre 1,50 et 2,50 € selon l'état. Les prix sont marqués en première page.
— Ah bon ? Mais d'habitude je les achète à un euro maxi !
— Tant mieux pour vous, mais où ça ?
— Eh bien, chez euh... vous savez, vers Strasbourg-Saint-Denis...
— Ah, chez Gibert Jeune, voulez-vous dire ! Eh bien, allez-y donc, ce n'est pas loin.
[Un temps de réflexion]
— Euh, non, ça va, je vais prendre celui-ci. Un euro cinquante, c'est bien ça ?
— Oui, c'est le prix indiqué. »

Raboter

Raboter, v. a. Chiper, en général.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

(Index)

Esturgeon

« Après la séance, le docteur fut conduit au Traveller’s club dans Pall Mall ; un superbe festin s’y trouvait dressé à son intention ; la dimension des pièces servies fut en rapport avec l’importance du personnage, et l’esturgeon qui figura dans ce splendide repas n’avait pas trois pouces de moins en longueur que Samuel Fergusson lui-même. »
 
Jules Verne : Cinq semaines en ballon (1862) — Chapitre I
(Sommaire)
(Source de l'image The Illustrated Jules Verne)

Balades dans la Cité de la nuit — VI

Il me manquait une base. Je m’installai donc dans un hôtel dépourvu d’ascenseur, situé dans les Quarantièmes Rues Ouest, à proximité de Times Square. Dans la chambre voisine logeait une fille à la beauté déchirante. Lush Life était le nom qu’elle avait pris, mais sur les chèques de l’aide sociale elle s’appelait Geraldo Cruz.
C’est Sasha qui la vit le premier. Ou bien elle qui le vit lui. Nous venions de garer le taxi à carreaux. Assise sur le perron de l’hôtel, Lush Life peignait ses ongles en rose passion. Elle portait une robe de soie jaune, brodée de dragons rampant, moulante comme une seconde peau et fendue jusqu’au haut de la cuisse, une allure piratée chez Suzie Wong. Mais son visage (de hautes pommettes à l’espagnole, des yeux noirs dévorants, des cheveux tourbillonnants d’un noir bleuté aussi luisants que l’aile du corbeau) était exactement celui d’Ava Gardner. Et ses jambes, celles de Cyd Charisse.
Sasha fut perdu dès le premier regard. Avant même qu’il soit descendu du taxi, Lush Life avait posé son flacon et traversé la rue en ondulant des hanches comme une danseuse de hula-hoop. Les lèvres rouges encadrées dans sa vitre ouverte elle souffla sur lui, une seule fois, un parfum de cannelle et de clou de girofle.
— Un petit dévergondage ?
Au bout de dix minutes, Saha revint seul. Sur sa joue, la tache en forme de cimeterre était si incandescente qu’elle semblait prête à prendre feu en une combustion spontanée.
— Joli carton ? demandai-je.
Yob Tvoyou Mat ! Révisionniste ! siffla-t-il.
Et, déchargeant toutes mes affaires, il les abandonna en tas sur le trottoir et s’éloigna sans dire au revoir.
L’hôtel était tenu par deux frères grecs, Mike et Petros Kassimatis, tous deux trapus, larges et chauves, des bouches d’incendie sur pieds, dans le style Tony Galento Deux-Tonnes. Tous les poils qui leur manquaient au sommet du crâne poussaient ailleurs en quantité incroyable, comme pour se faire pardonner. D’impénétrables jungles noires jaillissaient de leurs poignets et de leur cou, s’échappaient à la taille de sous leurs sweat-shirts et, comme les vrilles de la vigne, remontaient même sur les jambes de leur pantalon. Mike portait des lunettes et un tas de chaînes en or, Petros avait une verrue sur le nez. Autrement, ils ressemblaient à deux travailleurs à la chaîne.
— Deux pisses dans un même pot, comme disait Sasha.
En remplissant ma fiche, Mike m’examina des pieds à la tête puis de la tête aux pieds et cracha par terre. Mais quand il vit ma machine à écrire, il recula comme le comte Dracula devant un crucifix.
— Vous êtes écrivain ? gronda-t-il. Vous allez écrire des choses sur l’hôtel ?
Je répondis par un grognement prudent.
— Je vous préviens, ne dites pas de mal de l’hôtel, parce que si vous dites du mal de l’hôtel, vous écrirez les mains cassées.
— Non, corrigea Petros. Il n’écrira pas les mains cassées, il n’aura plus de mains du tout.
Comparée au voisinage, ils tenaient un maison impeccable : il y avait un évier et des couvertures dans toutes les chambres, on changeait les serviettes chaque semaine, fumer du crack était laissé à la discrétion de chacun et tout client pris en train de dessiner des graffitis dans les couloirs sortait aussitôt les pieds devant. Cinq étages, vingt-sept chambres, un seul téléphone. CHAMBRES INTIMES POUR LES CONNAISSEURS, disait la note effacée, ronéotée, punaisée contre ma porte.
La mienne, un cellule de deux mètres cinquante sur trois, ne manquait pas de charme. Sous l’ampoule nue, il y avait des fleurs, de petits bouquets bleus et roses s’épanouissaient sur le papier peint et des marguerites montraient timidement le bout de leurs pétales sous les taches du couvre-lit. Certes, ma fenêtre donnait sur une colonne d’aération, un mur de béton et des tuyauteries. Mais en avançant la tête assez loin et en tendant le cou, je parvenais, à force de contorsions, à apercevoir un morceau de ciel.
Dans la mythologie de Times Square, cet endroit était connu sous le nom d’hôtel Moose (Élan). Personne ne savait pourquoi, sinon qu’il y avait aussi un hôtel Elk (Cerf) sur la Huitième Avenue. « Et c’est pas ici. »
 
Nik Cohn : Broadway, La Grande Voie Blanche – 1992
(Trad. Élisabeth Peellaert)

jeudi 20 novembre 2014

Quantès

Quantès ? Corruption de Quand est-ce ? Lorsqu'un compositeur est nouvellement admis dans un atelier, on lui rappelle par cette interrogation qu'il doit payer son article 4 ; c'est pourquoi Payer son quantès est devenu synonyme de payer son article 4. Cette locution est usitée dans d'autres professions.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883



Quantès ou Quand est-ce ? (Le) : Tournée payée par le nouvel arrivant à ses camarades de bureau ou d'atelier.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

(Index)

Napoléon et Paris (et puis les chats, aussi...)

Pas question de pause pour le moment dans ce présent blog, comme il est fait allusion ci-dessous. Mais cette réédition est l'occasion de rapprocher ces deux billets dominés par le coq-à-l'âne. Ils ont été publiés respectivement en juin et en juillet 2008 sous des titres différents dans notre site précédent...

L'auteur de ce blog, jugeant que sa production est un peu élevée et que la moindre panne d'inspiration pourrait nuire au rythme imposé par lui, a décidé de lever un peu le pied avant que de subir d'une manière trop pregnante le vertige du prompt palpitant (équivalent électronique de l'angoisse de la page blanche).
En conséquence, le soussigné va emmagasiner quelques articles et les publier à raison d'un ou deux textes par semaine. Au bout d'un an cela fera tout de même une belle quantité.
Reste que l'envie d'être lu demeure.
Sinon, l'on ne ferait pas de blog.
N'ayant pas les ressources immodérées du marketing, nous nous bornerons à faire preuve d'une astuce qui a déjà fait ses preuves.
C'est François Valorbe, publiant son ouvrage intitulé Napoléon et Paris, qui donne la voie à suivre. L'auteur, ayant décidé d'être lu, s'était renseigné sur les titres les plus vendeurs, d'où icelui nommé ci-dessus - n'ayant du reste aucun rapport avec le contenu.
Désormais, ni Napoléon ni Paris ne font autant recette qu'en 1959, année de parution du livre, chez Losfeld.
Restent les chats.
Nous intitulerons donc ce bref article : «Les Chats de Napoléon à Paris» ce qui va rendre ce blog éminemment populaire et consensuel. Bien entendu, nous mettrons également une photo.





Il y a quelques articles de là, je faisais allusion à François Valorbe…
Voici ce que j’ai retrouvé :
« […] De toute façon Valorbe mérite de passer à la postérité pour un canular digne des meilleurs d’Alphy. Il m’avait apporté des contes qui me séduisirent d’emblée : malheureusement aucun des titres de ces contes ne pouvaient donner son titre à l’ouvrage. Le lendemain, il imagina une préface – stratagème qui était en fait un alibi pour le titre trouvé, Napoléon et Paris :
« Il était une fois un homme qui s’appelait Napoléon. Cet homme habitait Paris. Pour plus de précision, disons que notre héros avait Napoléon pour patronyme et ceci est assez rare, contrairement au prénom fort répandu un peu partout. Le sien de prénom devait être quelque chose comme Bonaparte. Pour plus de précision encore, il est bon d’ajouter que ce Bonaparte Napoléon habitait la petite ville du Kentucky qui répond au joli nom de Paris… Le présent texte n’est qu’un prétexte : celui de donner un titre au recueil. Un de nos amis, des mieux informés en la matière, nous ayant assuré que, best-sellers mis à part, les titres les plus aisément négociables sur le marché de la librairie sont, dans l’ordre, les nominatifs « Napoléon » et « Paris », nous avons pensé qu’il serait vraiment trop bête de passer à côté d’une affaire si belle et si facile. »
Ce livre, à cause de son titre, eut l’insigne honneur de figurer en bonne place dans la vitrine, consacrée à l’épopée impériale, d’un libraire voisin de l’École Militaire. »
On trouvera cet extrait dans :
Eric Losfeld : Endetté comme une mule, ou : La passion d’éditer – Belfond, 1979



Bien sûr, tout le livre est à lire intégralement et plusieurs fois !
Nous y reviendrons un jour, Eric Losfeld est un Personnage qui ne peut pas laisser indifférent…
Je ne possède pas le livre de Valorbe, bien que j’ai croisé ce volume plusieurs fois dans ma carrière professionnelle. Mais je ne désespère pas d’en retrouver un pour ma bibliothèque.
P.S. : Il est généralement d’usage de donner également la page ou se trouve l’extrait. Eh bien non, vous ne l’aurez pas. 
Z’avez qu’à lire le livre en entier !

Une historiette de Béatrice

Devant le coin romans (classement alphabétique) :
— « Et comment je fais pour trouver un roman écrit par un anonyme ?
— Quel titre cherchez-vous ?
— Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée. »

Cette historiette a été publiée pour la première fois en novembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

On pave !

On pave ! Exclamation pittoresque qui exprime l'effroi d'un débiteur amené par hasard à passer dans une rue où se trouve un loup. Le typo débiteur fait alors un circuit plus ou moins long pour éviter la rue où l'on pave.

Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

(Index)

mercredi 19 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — V

La dernière fois que j’étais venu dans la 42e rue, c’était pendant une vague de chaleur. Maintenant il faisait un froid de canard. J’avais les mains dans les poches, mon manteau boutonné jusqu’au ras du cou et je regrettais de n’avoir pas pensé à mettre des gants et un cache-nez. Le ciel était de divers tons de gris, et la neige annoncée par la météo allait certainement finir par tomber.
Malgré tout, la rue ne semblait guère avoir changé. les gamins qui se tenaient par petits groupes sur les trottoirs portaient des vêtements un peu plus épais mais on ne pouvait quand même pas dire que leurs tenues étaient de saison. Ils remuaient sans doute un peu plus, sautillaient sur place pour se réchauffer mais, en dehors de ça, ils étaient a peu près comme avant.
Je parcourus le pâté de maisons dans les deux sens, en marchant d’un côté de la rue, puis de l’autre, et quand un gamin noir me demanda « Envie de fumer ? », au lieu de l’envoyer promener en secouant négativement la tête, j’indiquai du doigt l’entrée d’un immeuble et je m’y rendis. Il m’y suivit aussitôt, et ses lèvres remuèrent à peine quand il me demanda ce que je voulais.
— Je cherche TJ, répondis-je.
— TJ, fit-il. Ben, si j’en avais, c’est sûr que je vous en vendrais. Je vous ferais même un bon prix.
— Tu le connais ?
— Parce que c’est quelqu’un ? je croyais que c’était une marchandise, vous savez.
— Ça ne fait rien, dis-je en me détournant pour m’en aller. Son bras m’arrêta.
— Hé doucement. On est en pleine conversation. Qui c’est ce TJ ? C’est un disc-jockey ? TJ le DJ, c’est pas chouette, ça ?
— Si tu ne le connais pas…
— Quand on parle de TJ, ça me fait penser à ce vieux qui était lanceur de l’équipe des Yankees. Tommy John ? Il a pris sa retraite. Si vous voulez quelque chose de la part de TJ, vous feriez mieux de me le demander.
Je lui donnai ma carte.
— Dis-lui de m’appeler.
— Hé, de quoi j’ai l’air, mec, d’un putain de garçon de course ?
J’eus une demi-douzaine de variantes de cette conversation avec une demi-douzaine d’autres citoyens modèles. Certains me dirent qu’il connaissaient TJ, d’autres qu’ils ne le connaissaient pas, et je n’avais aucune raison de croire les uns ou les autres sur parole. Aucun d’entre eux ne savait avec certitude ce que j’étais vraiment, mais j’étais forcément un exploiteur potentiel ou une éventuelle victime, quelqu’un qui essaierait de les mettre au pas ou quelqu’un qu’ils pourraient faire marcher.
L’idée me vint que je ferais peut-être aussi bien d’engager quelqu’un d’autre, plutôt que de m’efforcer à trouver TJ — qui n’était après tout qu’un autre petit voyou débrouillard puisqu’il s’était débrouillé pour soutirer cinq dollars sans effort à un vieux type aguerri et madré de mon espèce. Si je voulais distribuer des billets de cinq dollars, la rue était pleine de gamins qui seraient ravis de prendre mon argent.
En outre, ils étaient tous plus faciles à trouver que TJ qui pouvait très bien ne pas être libre. Cela faisait six mois que je ne l’avais pas vu, et six mois, ça faisait très longtemps dans ce petit bout de rue. Il avait pu décider d’exercer ses talents dans un autre quartier. Il avait peut être trouvé un emploi. A moins qu’il ne soit en train de faire un séjour en taule.
Il se pouvait aussi qu’il soit mort. Quand cette possibilité m’apparut, j’observai les jeunes dans la rue et je me demandai combien d’entre eux fêteraient leur trente-cinquième anniversaire. La drogue en tuerait certains, la maladie en tuerait d’autres, une bonne partie du restant trouveraient le moyen de s’entre-tuer. Je ne m’attardai pas sur cette pensée qui avait de quoi vous ficher le cafard. La 42e rue était suffisamment déprimante quand on considérait les choses au présent. Y penser au futur était intolérable.
 
Lawrence Block : Une danse aux abattoirs — 1991
(Trad. Rosine Fitzgerald)