Sans avoir pu le contacter, je m'autorise tout de même à reproduire l'article de Claude Guillon à partir de son site, puisqu'il a été repris au moins six fois par d'autres blogs. Je ne me doutais pas qu'en lisant La Terrorisation démocratique
dont il est l'auteur, je me retrouverais à en éprouver rapidement les effets qu'il y décrit si bien.
Je ne doute pas qu’il existe des « Charlie » sympathiques et
plein(e)s de bonnes intentions. Je suis inondé, comme tout le monde, de
leurs courriels indignés. Je n’en suis pas.
Je ne suis pas Charlie, parce que je sais que l’immense majorité de ces Charlie n’ont jamais été ni Mohamed ni Zouad,
autrement dit aucun de ces centaines de jeunes assassinés dans les
banlieues par « nos » policiers (de toutes confessions, les flics !)
payés avec « nos » impôts. Si je recours aux outils du sociologue, je
comprends pourquoi il est plus immédiatement facile pour des petits
bourgeois blancs de s’identifier avec un dessinateur connu, intellectuel
et blanc, qu’avec un enfant d’immigrés ouvriers du Maghreb. Comprendre
n’est ni excuser ni adhérer.
Je ne suis pas Charlie, parce que je refuse de me
« rassembler », sur l’injonction du locataire de l’Élysée, avec des
politicards, des flics et des militants d’extrême droite. Je ne parle
pas en l’air : une connaissance m’explique que sur son lieu de travail,
ce sont des militants cathos homophobes de la dite « Manif pour tous »
qui s’impliquent dans l’organisation d’une minute de silence pour
l’équipe de Charlie Hebdo.
Je ne suis pas Charlie, parce que je refuse de pleurer sur les cadavres de Charlie Hebdo
avec un François Hollande qui vient d’annoncer que l’aéroport de
Notre-Dame-des-Landes sera construit, autrement dit qu’il y aura
d’autres blessé(e)s graves par balles en caoutchouc, et sans doute
d’autres Rémi Fraisse.
Je ne suis pas Charlie, parce que je suis
viscéralement — et culturellement — hostile à toute espèce d’ « Union
sacrée ». Même les plus sots des journalistes du Monde ont
compris qu’il s’agit bien de cela ; ils se demandent simplement combien
de temps cette « union » peut durer. Se « rassembler » derrière François
Hollande contre la « barbarie islamiste » n’est pas moins stupide que
de faire l’union sacrée contre la « barbarie allemande » en 1914.
Quelques anarchistes s’y sont laissés prendre à l’époque ; ça va bien
comme ça, on a donné !
Je ne suis pas Charlie, parce que le « rassemblement » est l’appellation néo-libérale de la collaboration de classes.
Certain(e)s d’entre vous s’imaginent peut-être qu’il n’existe plus de
classes et moins encore de lutte entre elles. Si vous êtes patron ou
chef de quelque chose (bureau, atelier…), il est normal que vous
prétendiez ça (et encore ! il y a des exceptions) ou que vous puissiez
le croire. Si vous êtes ouvrier, ouvrière, contraint(e) à des tâches
d’exécution ou chômeur/chômeuse, je vous conseille de vous renseigner.
Je ne suis pas Charlie, parce que si je partage la
peine des proches des personnes assassinées, je ne me reconnais en
aucune façon dans ce qu’était devenu, et depuis quelques dizaines
d’années, le journal Charlie Hebdo. Après avoir commencé comme
brûlot anarchisant, ce journal s’était retourné — notamment sous la
direction de Philippe Val — contre son public des débuts. Il demeurait
anticlérical. Est-ce que ça compte ? Oui. Est-ce que ça suffit ?
Certainement pas. J’apprends que Houellebecq et Bernard Maris s’étaient
pris d’une grande amitié, et que le premier a « suspendu » la promotion
de son livre Soumission (ça ne lui coûtera rien) en hommage au
second. Cela prouve que même dans les pires situations, il reste des
occasions de rigoler.
Je ne suis pas Charlie, parce que je suis un
militant révolutionnaire qui essaie de se tenir au courant de la marche
du monde capitaliste dans lequel il vit. De ce fait, je n’ignore pas que
le pays dont je suis ressortissant est en guerre, certes sur des
« théâtres d’opération » lointains et changeants. De la pire manière qui
soit, puisque partout dans le monde et jusque dans mon quartier, des
ennemis de la France peuvent me considérer comme leur ennemi. Ce qui est
parfois exact, et parfois non. Au moins, sachant que la France est en
guerre, je n’éprouve pas le même étonnement que beaucoup de Charlie à
apprendre qu’un acte de guerre a été commis en plein Paris contre des
humoristes irrespectueux envers les religions.
Je ne suis pas Charlie, parce que faute de
précisions, et du fait même de l’anonymisation que produit la formule
« Je suis Charlie », cette formule s’entend nécessairement, et au-delà
des positions sans doute différentes de tel ou telle, comme un
unanimisme « antiterroriste ». Autrement dit : comme un plébiscite de
l’appareil législatif dit « antiterroriste », instrument de ce que j’ai
appelé terrorisation démocratique.
Je ne suis pas Charlie. Je suis Claude.
Révolutionnaire anarchiste, anticapitaliste, partisan du projet
communiste libertaire, ennemi mortel de tous les monothéismes — mais je
sacrifie à Aphrodite ! — et de tout État. Cela suffit à faire de moi une
cible pour les fanatiques religieux et pour les flics (j’ai payé pour
le savoir).
Je suis disposé à débattre avec celles et ceux pour qui la tuerie de Charlie Hebdo est une des horreurs de ce monde, auxquelles il est inutile d’ajouter encore de la confusion, à forme d’émotion grégaire.
Claude Guillon.
C'est la dernière fois avant longtemps que j'aborde le sujet sur ce blog, ne voulant pas participer à l’obscénité générale ni à la validation de ce que je réprouve : la guerre, la répression et le racisme entre autres. Mais la date du 7 janvier 2015 sera un marqueur, celui qui consacrera le retour d'un esprit critique que j'avais un peu trop tendance à mettre sous le boisseau, et sans doute, aussi, un engagement que j'ai trop différé par le passé.