La personnalité infantile de Bécassine dessine en creux le
paysage fantasmé de la domesticité au XIXe siècle, celle d’une
classe à la limite de la classe
dangereuse, une sorte de passerelle, poreuse, facile à traverser pour ceux
qui en font partie et une confrontation presque sans risque pour la
bourgeoisie. Seul le dévoiement individuel peut opérer une rencontre effective,
comme ce qu’il arrive à Georges Randal dans Le
Voleur de Georges Darien. Il nous suffit de renverser le moindre caractère
de la domestique bretonne pour trouver les craintes et les menaces qui pèsent
sur le foyer. L’apparentement de l’état de domestique à la prostitution, même
s’il doit beaucoup à une fantasmatique liée à la littérature n’est pas si éloigné
que cela. De même l’éventualité d’un débordement ancillaire, allant jusqu’au
crime alimente la presse à sensation, comme — certes plus tardivement — le cas
des sœurs Papin…
Faut-il alors vouer la lecture de Bécassine à une sorte de bannissement, comme certains ont voulu
faire interdire la publication de Tintin
au Congo ? Mais pourquoi faire ? Ce serait même l’aveu d’un échec
pour ceux qui entreprendraient une telle démarche. La meilleure réponse est
très certainement le désintérêt généré par la reconnaissance de ce que
recouvrait les histoires de Bécassine, renvoyant tout cela à l’histoire d’un
type de narration (la BD) et à une technique (la Ligne claire), parce
qu’éliminer un livre, un terme ou une idée de l’espace publique ne les a jamais
empêchés d’exister, le désintérêt si.
On ne saurait quitter le sujet sans évoquer de nouveau le
destin de nombreuses jeunes femmes atterrissant à Paris et qui se retrouvent
rapidement dans les réseaux de prostitution. La pute bretonne est aussi célèbre
que la domestique de la même origine, elle ne réside pas qu’à Paris et navigue,
comme toutes ses consœurs issues des autres provinces, dans toute la France au
fur et à mesure de ses réaffectations dans les bordels. Cette imagerie est véhiculée
par Carco, Charles-Louis Philippe et de nombreux autres auteurs, bien éloignée
de la description de la prostituée mondaine telle qu’on la retrouve dans Nana de Zola ou Le troupeau de Clarisse de Paul Adam…
Cette prostitution-là revêt des atours tragiques, même si
des chansonniers comme Georgius parodient volontiers les goualantes sur les
pierreuses (On l’appelait « Fleur des Fortifs »), on la retrouve
également dans le même décor — les Fortifs — au cinéma et notamment dans
certains passages de Fantômas ou des Vampires, illustrant par ailleurs la
perméabilité entre la condition de domestique et de prostituée… A l’image
lénifiante de Bécassine, on opposera enfin le destin d’une de ses
compatriotes littéraires :
« On l’appelait Marie la Nèfle, parce qu’elle manquait
de fraîcheur. Si les surnoms étaient toujours inspirés par la sympathie, on
l’aurait nommée Marie la Douce ou Marie Bon-Cœur.
Elle avait le teint plombé, les cernes bistres des
noctambules, la bouche très triste, et ses épaules tombaient. Les passants
acceptaient volontiers ses offres de bonheurs pervers. A ne réaliser que
l’indispensable de ses promesses, elle gagnait de quoi mal se nourrir, payer sa
logeuse, renouveler sa jupe brune, son tablier noir et les rubans qui étaient
le luxe de sa parure. Elle les choisissait du bleu le plus céleste : celui
des bannières de la Vierge au Grand Pardon de Sainte-Anne-la-Palud. Ses yeux
d’enfant n’avaient rien contemplé d’égal à leur magnificence. On eût dit que
ses yeux de femme en gardaient un reflet dans leur couleur délavée. Malgré les
souillures, ils conservaient devant Paris l’expression surprise qu’ont les
regards des toutes petites filles en Bretagne.
L’année de sa confirmation, elle avait quitté Douarnenez
pour être bonne d’enfant, aux gages de parisiens modestes venus là tremper
d’iode et de sel marins les scrofules des jumeaux nés de leur œuvres.
Il y avait peu de joie dans ce ménage. Marie se réveillait
en larmes, à l’étroit d’un cabinet sans air où elle étouffait la nuit, rêvant
de la baie, des landes, d’espaces dorés par les ajoncs fleuris. Son maître vint
la consoler. Il accompagna ses paroles paternelles de gestes qu’elle ne détourna point, tant elle était ingénue, par
effroi du diable dont il avait menacé ses timides résistances. Quand il la
laissait, elle priait en breton et elle attendait le sommeil, étonnée un peu
qu’il lui fallût contenter les caprices du père après ceux des enfants. Elle
remplissait ce devoir étrange avec l’humilité d’une servante naïve encore,
comme elle participait aux jeux des petits, lavait le linge ou la vaisselle.
Son incroyable candeur la fit tout avouer à sa maîtresse
qu’un doute travaillait. Et elle se trouva sur le pavé de Grenelle, un soir
pluvieux de novembre, honteuse pour la première fois d’avoir « obéi à
Monsieur », embarrassée du paquet de ses hardes, et riche d’une pièce de
cinq francs au lieu du quintuple qu’on lui devait. La tête bourdonnante des
invectives, des prophéties, des vœux détestables dont l’épouse trahie l’avait
accablée avant de la mettre dehors, — elle restait sous l’averse froide.
Quelqu’un l’emmena. Il en alla de même, le lendemain et
ensuite, sauf qu’elle avait loué une chambre d’où elle regardait le puits
artésien, les tramways et les gens, du matin au soir. Elle noua des amitiés,
parmi les femmes qu’elle rencontrait dans ses promenades. Leurs avis l’armèrent
contre la mauvaise foi des hommes et elle acquit de l’assurance. Une
« payse » acheva de lui signaler les risques de la profession, et
elle lui enseigna la coquetterie agréable aux civils et aux militaires, l’art
de les apprivoiser, les parages de bonne chasse, et le goût de boire. Un agent
des mœurs, enfin, compléta son éducation ; car la mansuétude d’un État
démocratique s’étend aux plus humbles.
Rien ne la rebutait, de cette vie qu’elle n’avait pas
désirée ? Elle oubliait la face des inconnus dont les vifs transports ne
l’émouvaient guère, et elle semblait toujours les reconnaître, par courtoisie.
Pourtant, à voir ses pareilles aimer, toutes, l’élu entre mille, qui les
rançonnait et les frappait, un immense besoin de chérir couvait en elle. Il
partageait son cœur, avec le regret du port natal et la mémoire des fêtes
religieuses. Parfois, dans la puanteur, le tohu-bohu et la désolation d’un
cabaret, elle retrouvait des parfums d’encens, l’hymne des cloches et la vision
d’un paysage maritime. Elle aspirait à l’amour avec cette passion mystique qui
maintenait son âme au-dessus des nécessités malpropres de son existence basse.
Un dimanche, elle marcha tout l’après-midi derrière un
quartier-maître de la flotte, fascinée par le béret et le large col bleu,
espérant toujours qu’il abandonnerait pour la suivre le vieux couple dont il
était flanqué ? Elle manqua défaillir, de demeurer toute seule sur le
trottoir, quand ils furent entrés dans une maison qu’elle guetta jusqu’à la nuit
close, sans déplacer ses pieds.
Elle se donna à plusieurs, dans l’espoir d’une liaison
durable, de violences qui lui permettraient, en les racontant, d’apitoyer ses
amies, et augmenteraient la saveur des caresses prochaines. Ils la volaient et
ne revenaient plus. La plupart la raillaient durement, si l’occasion d’une
rencontre l’amenait à formuler des reproches.
— On t’a assez vue, La Nèfle, disaient-ils.
Ou bien :
— T’es trop moche, la rouquine, pour qu’on y retourne à te
faire boum ! C’est bon quand on est sur le sable, fauché de sa largue et
dans la mouise, à claquer des dominos à vide !
Néanmoins, elle renouvelait ses tentatives, avec
l’obstination de sa race. Le soldat, l’ouvrier, les commis imberbes et des
collégiens barbus, luis passaient les taches de rousseur dont elle était
masquée, pour l’attrait de sa chevelure fauve où des mèches pâles avivaient les
lueurs éclatantes de la masse. Elle connaissait d’ailleurs l’influence de sa
peau fine sur la sensibilité des clients et que les moins délicats admiraient
la teinte laiteuse de son corps.
[…]
Elle parvint à s’attacher un apprenti, gouailleur et
dégingandé, qu’elle détourna facilement de l’atelier où il aidait au
raccommodage de bicyclettes. Il l’aima deux longs mois. Ce furent les meilleurs
jours de Marie : ses sacrifices à l’ardeur des citoyens avait un but, dans
la personne du cher petit homme aux joues roses, pareilles à des pêches. Elle
était fière de l’exhiber dans les bals, la kermesse des Invalides et chez les
restaurateurs où le cercle de ses relations fréquentaient.
Il la meurtrit de coups, au retour d’une échappée à Clamart,
sous prétexte de jalousie, l’accusant de complaisance envers un zouave qu’il
avait invité à leur table, par politesse et par amour de la cocarde. Le zouave,
après boire, avait galamment assailli la femme et nargué son chevalier dont le
rire sonnait faux, parce qu’il se devinait trop faible pour frapper. Il égara
l’importun dans le bois et, bousculant Marie, hargneux, muet, il l’avait
ramenée jusqu’en leur chambre où des sévices immédiats préludèrent à
l’explication qu’elle réclamait depuis des heures :
— Ah ! Rouchie ! te faudrait la carotte d’Afrique
et je tourne en poire jaune !... Après le turbin, t’es à moi, mets-toi
bien ça dans la citrouille !... Les michetons, faut qu’y gantent... ou tu
prendras la pipe !...
Les joues cuisantes, les côtes sensibles, elle l’écoutait en
pleurant, et heureuse. Son corset, brisé dans la lutte, lui pinçait les chairs.
Elle accueillit cette épreuve nouvelle comme une autre marque du grand amour qu’elle
provoquait enfin ! Une tendresse infinie l’alanguissait et jamais elle
n’adora autant son maître, que jaloux et brutal. Elle vit avec joie se former
des taches violettes ou il l’avait frappée, songeant que leur vue exciterait la
pitié de ses amies ; et la certitude d’en être plainte à son tour lui
était précieuse et douce.
Mas la fatalité pèse sur quelques êtres avec une
invraisemblable persévérance. Une mauvaise toux secoua ce joli amant de cœur et
l’emporta en moins de rien, pâle, mince et grave. Ses yeux étincelants de
lumière gaie, l’incarnat de ses pommettes plus appétissantes que des cerises,
Marie les revoyait sans cesse et elle croyait l’entendre gouailler entre deux
quintes ou faire de projets. Retenue par ses sentiments religieux, elle abandonna
Grenelle pour Reuilly, au lieu de suivre dans la mort le cher fantôme de ses
premiers amours. »
(Charles-Henry Hirsch :
Le Tigre et Coquelicot, 1904-1905)
Correspondance amusante, ce roman a également cent dix ans et, pour ma
part j’y trouve infiniment plus d’intérêt que le vide installé par Bécassine.
Pour lire dans l'ordre :
Chapitre 1 | Chapitre 2 | Chapitre 3