On
a rassemblé ici une suite de billets publiés entre septembre et octobre
2008 sur le blog Feuilles d'automne. Le Tenancier réalise que la
plupart de événements relatés ici ont presque une vingtaine d'années,
désormais. Qu'importe, le souvenir est vivace et heureux.
Avant Internet, il y avait les catalogues. Ce qui était vrai pour les
3 Suisses
l'était également pour les libraires de tout poil, du libraire d’ancien
le plus huppé au pourvoyeur de ballots pornographiques. Tout le monde
rédigeait, annotait, collationnait, amendait, fichait, etc.
Voici, en gros comment cela se déroulait avant les ordinateurs :
Le
premier stade du catalogue, c’est la fiche. Et là, point de norme
propre au bibliothécaire, chacun faisait comme bon lui semblait. Mais
ces fiches avaient un minimum de points communs : Auteur, titre, sous
titre, date et lieu d’édition, description physique, commentaire,
référence bibliographique lorsqu’il y avait lieu, etc. A ce stade, il y
avait déjà une indication de prix, lequel serait éventuellement révisé
pendant la rédaction de la liste. A l’évidence, on travaillait avec ces
fiches pour des commodités de tri mais également comme trace d’une vente
passée. Ainsi, le libraire en faisant des fiches, forgeait également sa
propre bibliographie et ses cotes.
Ensuite, le libraire se mettait devant sa machine à écrire et commençait à transcrire le contenu de ses fiches dûment triées.
Après, cela partait chez l’imprimeur…
C’est tout ?
J’ai d’autres souvenirs.
Liés à ma propre expérience, cela va de soi, dans une librairie, qui, précisément, éditait des catalogues.
Précisons que cela se passait au milieu des années 80...
Le
fameux catalogue était donc tapé – par une machine mécanique, s’il vous
plaît - mais pas sur une feuille de papier. Cela ressemblait plutôt à
des stencils qui étaient utilisés sur des duplicateurs à alcool.
C’étaient, en quelque sorte des matrices pour offset de bureau. Ainsi,
nanti de cette matrice, je descendais dans le sous-sol frais de la
librairie, au milieu des éditions originales et m’attelais à ce méchant
cube vert sapin et orange qu’était l’offset de bureau. Il fallait fixer
cette matrice sur le cylindre, faire un tour avec celui-ci à l’aide de
la manivelle, retirer la feuille de papier glacé qui la protégeait,
remettre un coup de manivelle en engageant une feuille format 21 X 27
cm. - Eh oui, ce n’est pas une erreur de ma part. Il ne s’agissait pas
de format A4… - Une fois la première impression faite, il suffisait de
pousser l’interrupteur électrique et veiller à alimenter la machine en
papier. Opération qui se renouvelait autant qu’il y avait de pages au
catalogue. Le tirage était approximativement de 450 exemplaires et avait
une quarantaine de pages.
Venait, une fois l’ensemble tiré, le tri
des feuilles pour constituer le catalogue, utiliser toute la surface du
sous-sol et tourner dedans en classant les feuilles… j’en ai encore le
tournis. Il ne fallait pas oublier la couverture, imprimée, elle, en
véritable offset et portant la mention : "Vente à prix marqués" et puis
les écussons du SLAM (Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne),
etc.
Ensuite, il fallait constituer des paquets d’une trentaine de catalogues et les enfermer dans une presse à main, en grecquer
ce qui allait être le dos à l’aide d’un vieux coupe-papier, le
recouvrir de colle plastique et attendre que ça sèche. Alors, armé d’un
couteau de cuisine, je séparais chaque catalogue en tranchant les dos un
par un, tel un boucher impitoyable.
Ensuite, venait
l’affranchissement. Seule concession à la modernité, une machine à
affranchir permettait de reposer les papilles surmenées par l’atmosphère
sèche du sous-sol. Seulement, il fallait alimenter la machine à la
main, point de tapis roulant ou autre alimentation automatique, vous
rêvez, vous… J’avais donc établi un système un peu ergonomique, à base
de boîte en carton et de siège autour de la table où se tenait la
machine. De plus, il était nécessaire d’affranchir avant de mettre les
catalogues car cette machine refusait les plis trop épais. Ensuite
venait « l’ensachage », la fermeture des enveloppes, leur « liassage »
et leur « portage » jusqu’à la Poste dans mes petits bras musclés… Près
de 14 000 feuilles de papier partaient ainsi dans la nature, l’univers
entier et ses abords immédiats.
Deux ou trois jours après, le
téléphone n’arrêtait pas de sonner. Mais ceci est une autre histoire,
comme disait Rudyard, que je vous conterai dans un article prochain.
J’ai
le regret de signaler que le progrès fit rage dans cette librairie au
début des années 90. Tout d’abord, l’on passa du format 21 X 27 au
format A4. C’était le début de la fin. Après ce fut l’acquisition d’une
IBM à boule qui procura une frappe plus régulière et donc un catalogue
un peu plus lisible. Puis, ce fut l’abandon de l’offset de bureau et des
heures passionnantes passées dans le sous-sol à lire tout en
surveillant la machine. Celle-ci partit dans l’antre des éditions
Fornax, où il m’est arrivé de croiser sa présence sournoise. Le
catalogue contracta un format A5 et la seule chose qui le différencia de
ses congénère fut la couverture verte…
La librairie ferma vers 2000,
avant le saut fatal vers les ordinateurs de type 286, voire 386 ce qui
eût permis d’envisager des catalogues avec des mises en pages
sophistiquées. Si cela avait continué, je sens que – la révolution étant
en marche – nous aurions été, à l’heure actuelle, à la veille
d’acquérir notre premier ordinateur doté de Windows 3.1
Nous l’avons échappé belle !
Je
ne peux même pas vous montrer ces catalogues. Bêtement, je n’en ai pas
gardé un seul ! J’en ai une belle quantité, mais point ceux-là.
Alors,
à l’occasion, si vous retrouvez des catalogues (21 X 27, de préférence
!) de la Librairie Delatte. Ne le jetez pas, siouplaît !
Pensez à moi.
Je suis un nostalgique.
*
Le lecteur attentif s’en souviendra, je l’avais lâchement abandonné au
terme de l’impression d’un catalogue d’éditions originales. L’opération
durait plusieurs jours et occupait une grande partie du temps de
travail qui, d’ordinaire, était dévolue à la vente, au catalogage, à la
réception des ouvrages neufs ou d’occasion (cette librairie s’occupait
des deux) et toutes ces sortes de choses.
Les
brochures une fois constituées, triées, expédiées, il ne restait plus
que l’attente de la réception du catalogue par nos clients – temps de
latence qui ressemblait fort à une veillée d’armes au cours de laquelle
nous nous employions à préparer la logistique : carton ondulé, feuilles
de kraft, ficelle pour les paquets, ultime recouvrement des ouvrages du
catalogue avec du papier cristal pour ceux qui auraient échappé à notre
vigilance, ou dont la couverture précédente, à nos yeux, avait
soudainement par trop jauni.
La durée de notre attente était
relativement brève, malgré le fait que nous faisions l’expédition des
enveloppes du catalogue au tarif « lent » qui existait encore, à cette
époque où la Poste était un service public non soumis aux lois du marché
mais plutôt une sorte de modus vivendi entre le délai sourcilleux et le
festina lente, le tout régi,
vraisemblablement, par un Olympe poussiéreux habité par les dieux Afnor
et Cerfa. (Olympe, vraiment ? Plutôt le Walhalla, vu les noms).
Mais
cette attente quelque peu affairée était le prélude à un déferlement à
côté duquel la Horde d’Or n’était qu’un aimable rassemblement d’adeptes
du camping municipal.
En effet, les barbares allaient frapper à notre porte.
Ainsi,
le matin du jour J, nous guettions le téléphone et lancions des augures
sur celui qui appellerait le premier ou sur le livre qui partirait en
premier.
Le catalogue commençait toujours lentement - un ou deux
coups de fil, priant de mettre de côté telle originale de Gide, de
Maurois, de Mauriac ou, fantaisie inouïe, un beau papier de Martin Du
Gard, pas Roger, Maurice, le cousin, l’autre. Ensuite venait le « trou »
traditionnel, césure qui indiquait que le service postal du matin était
passé, certes, mais qu’il n’avait pas touché ceux qui étaient partis
travailler. Car, loin de l’image du rentier, le bibliophile a un emploi
dûment rémunéré, ce qui lui assure entre autres la provende de son vice…
Les livres réservés rejoignaient une table où devaient s’aligner les
piles. Chaque réservation comportait un bout de papier avec le nom du
client et la date de réservation. La Haute Autorité de la librairie
était sourcilleuse là-dessus : les réservations n’excédaient pas 48 h !
Cette disposition était appliquée avec rigueur et je dirais même avec
véhémence. On ne délivrait d’indulgence que pour des raisons
impérieuses. On ne plaisantait pas avec les réservations, ah mais !
Arrivait
l’heure du déjeuner où les premières salves sérieuses étaient lancées. A
pleines bordées, on recevait des mitrailles de commandes : un, dix,
quinze livres sortaient du rayon – large de 3,50 m sur 2,50 m de hauteur
– pour rejoindre la table des réservations. Arrivaient fugacement
quelques drames, pas les plus importants, un Gide déjà retenu, par
exemple. Rien n’était encore perdu, on escomptait sur le désintérêt du
client ou sur son retard, ce qui reporterait la réservation sur l’autre
client. Tout y était encore mousse et pampre, les manifestations de
déception ne dépassaient pas les bornes, car l’on était porté par
l’espoir.
La fin de l’après-midi voyait les premiers clients arriver ;
il sera utile par la suite que l’on revienne sur la typologie du
bibliophile. Mais à tout le moins, déjà, on pourrait déceler le
Déterminé qui après un bref examen du livre emportait son butin dans une
certaine économie de geste et de parole, le Dubitatif qui, après
quelques affèteries et manières, ne prendrait qu’une partie de la
réservation. Miracle : l’un de ces derniers a laissé le Gide convoité
par un autre. Nous téléphonons et sommes immédiatement parés de toutes
les vertus. Le soir tombe sur la librairie Delatte, sise au 15, rue
Gustave Courbet à Paris, dans le XVIe arrondissement, et sur son
catalogue. Demain, les journées dures commenceront.
Et les emmerdeurs, les atrabilaires et les goujats, me diriez-vous ?
Y’en avait aussi.
Et ceci, comme la suite, sera de la même histoire.
*
Ainsi donc, la Terre tourne autour du Soleil comme les jolies filles
tournent la tête des hommes. Tout ce beau monde tourne sur son axe. Cela
donne la nuit et le jour, et la tiédeur du matin, au fond du lit. Après
avoir dormi et goûté à quelques félicités, le libraire retourne à son
labeur. Et ce jour n’est point comme les autres. C’est la deuxième
journée du Catalogue !
Cette librairie – comme bien d’autres –
ouvrait à dix heures du matin. Ces jours-là, pas question de ménage ou
de réception de livres. Le téléphone sonnait déjà avant l’ouverture,
avant notre arrivée. Il me semble encore que le téléphone devait sonner
depuis huit heures du matin. Sonnerie vibrionnante, impérieuse qui
commandait comme lorsque l’on sonnait jadis un domestique. Et il fallait
bien répondre. Nous étions là pour cela.
J’étais désigné volontaire.
Je décrochais donc.
« — Bonjour, Librairie De…
— Allo ! Vous avez le numéro… mais pourquoi vous ne mettez pas de numéro à
votre catalogue, hein ? Ah la la. Attendez, hein ? C’est page… - bruit
de feuillets tournés fébrilement – voilà : page 5, c’est le Gide.
— Je regrette, Monsieur, mais le livre est parti, déjà.
— Comment, parti ? Mais je suis le premier à vous téléphoner, ça fait
plus de trois quart d’heure que je suis en ligne. Vous faites des
passe-droits, j’en suis sûr.
— Mais non, Monsieur, seulement des
personnes ont dû recevoir le catalogue avant vous, hier, et le Gide a
été vendu, voilà tout. D’ailleurs vous n’étiez pas le seul à le… »
Le
bruit de la tonalité m’a rendu muet. Le client m’a raccroché au nez.
Personne fort sympathique au demeurant lorsqu’elle passe hors des
périodes du Catalogue… J’ai tout de même noté sa demande. On ne sait
jamais. Il va falloir que je raccroche. Auparavant, je range
soigneusement le papier contenant la commande du Gide dans un dossier.
Je prépare une autre feuille. Je raccroche. Et cela sonne immédiatement.
Là,
il s’agit de l’amateur de littérature – uniquement des originales
impeccables – des années 50 & 60. Plutôt des Editions de Minuit.
Homme sérieux. Je note : un Robbe-Grillet, les deux Beckett (nous avions
mis ces livres dans le catalogue avec une nette arrière-pensée à son
égard, bien qu’il les boudât lorsque nous les lui avions proposés
directement !). Et puis… il serait très intéressé par le Gide que nous
proposons, vous savez le… Je lui dis de ne pas quitter et je cours
devant le rayonnage, en extrais les ouvrages et les rapporte à côté du
téléphone.
« — Ils sont en bon état ?
— Oh oui, comme nous l’indiquions, non coupés, extrêmement frais !
— Et le Gide ?
— Je regrette… » — etc.
Il
passe demain dans l’après-midi. Le lendemain est un samedi. Nous
préméditions l’envoi des catalogues afin que la plupart des clients
puissent accéder à la librairie, fort éloignée des contrées civilisées,
puisque nous sommes dans le XVIe arrondissement de Paris... le bout du
monde !
Le téléphone va sonner sans discontinuer pendant toute la
journée. Les clients de province entrent dans la danse. Là, il faut
donner le total des ouvrages, estimer le poids, indiquer le prix du port
recommandé. Le paquet sera expédié après réception du chèque.
Effet subtil et à la fois radical des 35h : la ruée vers la librairie commence en début d’après-midi de ce vendredi…
Ah
! Voici mon amateur d’Aragon. Homme à la retraite confortable, notre
bibliophile se rend acquéreur également de quelques originales récentes,
quelques fois, fraîchement sorties des presses. Généralement des «
Collection Blanche » de chez Gallimard – tirage sur Hollande, bien
évidemment. Invariablement revêtu d’un imperméable mastic pas très
frais, notre homme trimballe avec lui une sacoche noire comme mon prof
en troisième en avait. Il faudra emballer trrrrès soigneusement son
acquisition dans du papier kraft. Il surveillera l’opération avec un
regard quelque peu suspicieux à mon égard, me recalera éventuellement si
je ne le fais point dans les règles, ce qui est déjà arrivé. Ensuite,
il mettra son bien dans la sacoche, simple transit vers l’armoire
métallique. Éventuellement, il nous prendra le tirage ordinaire pour le
lire. Il va pour prendre congé… hésite. Heum, s’il pouvait voir le Gide…
A
peine ce client sorti, v’là le prof d’université, qui entre. Sale
type. M’a déjà menacé un jour parce que, par ordre de ma Bien Aimée
Direction, l’on interdisait l’accès du rayon du catalogue – qui se
situait dans l’arrière-boutique – à quiconque. Me l’a joué menaçant.
J’avais une certaine patience avec les désagréables. Toujours était-il
que je passais la main pour celui-là, à défaut de la consacrer à un
autre exercice…
Ainsi, je réponds à la question posée en première
partie : oui, il y avait des pignoufs et un ou deux individus que mes
pauvres ressources lexicales m’obligent à appeler des connards.
Ils
étaient rares et suffisamment dilués. L’exemple ci-dessus était le plus
outré, cador à talonnettes, fort avec les faibles, sirupeux avec qui
pouvait lui apporter un avantage comme les libraires – et non la
valetaille qui pouvait travailler avec ceux-là.
Il faut de tout pour faire un monde. Et le microcosme des clients du catalogue n’échappait pas à cette sentence prudhommesque.
Hélas.
Le
soir est tombé, la librairie ferme une demi-heure plus tard, parce
qu’un client ne pourra pas passer le lendemain. On l’aime bien, on reste
un peu.
Demain, c’est samedi…
*
L’homme se nourrit de
pain et d’eau et erre longuement dans les ténèbres de l’amour. Il ne lui
reste que la sourde insatisfaction des livres qu’il a déjà lus et la
mince idée que ces dits livres pourraient lui survivre. C’est pour cela
qu’il aime les éditions sur beau papier et qu’il a existé des catalogues
pour les vendre.
Et c’est ainsi que les samedis du Catalogue existèrent : acmé du bibliophile, marathon du libraire.
Ce
jour là, l’ouverture est symphonique. Clients et téléphone vous
interpellent, vous hèlent et se lamentent. Cinq ou six amateurs piaffent
à l’entrée, catalogue à la main, annoté dans tous les sens. Certains
viennent retirer des ouvrages déjà réservés au téléphone, d’autres avec
une liste et une infime partie n’a rien sinon qu’une idée fixe.
Au
premier de ces messieurs (sur 300 personnes à recevoir le catalogue, il
ne devait y avoir qu’une dizaine de femmes) : déclinaison du nom,
course à la réserve, pile réservée, rapportée et posée sur la table qui
occupe le centre de la librairie. On l’abandonne aussitôt pour le
suivant : même chose, pile plus importante. Celui-là en délaissera plus
de la moitié. Il a usé de son droit de réserver les ouvrages. N’avait
nulle envie de les acheter. Voulait les voir. On remballe ce qu’il n’a
pas pris et on recherche dans les demandes non assouvies ce qui pourrait
bien correspondre. On insère les livres dans les piles déjà réservées,
bonne surprise pour le client, ou l’on met de côté momentanément, dans
l’attente d’un moment clément ou l’on pourra enfin utiliser le
téléphone. Le premier client vous interpelle : « Et le Gide, alors ? ».
Vendu, trois fois vendu, dix mille fois vendu.
Pfff.
Au
suivant. « Ah ben, c’est bien dommage, pour le Gide ». Celui-là est
venu avec son catalogue, annoté à chaque page avec quelques signes
ésotériques. Il faudra décrypter, car il vous le confie. Charge à vous
d’éplucher le dit catalogue pour en retirer les ouvrages. On comprend
enfin la logique des signes une fois arrivé à la dernière page. On se
rend compte que les références marquées d’une croix n’étaient pas à
sortir, sauf si elles étaient entourées d’un cercle. Une dizaine de
livres à ranger, du coup. Et pas le temps : le premier amateur vous
hèle, il veut soit passer à la caisse ou bien veut voir un autre livre.
S’indigne presque que l’on se s’occupe pas exclusivement de lui. Pendant
ce temps là, un de ceux qui n’était pas encore servi, un nouveau venu
depuis l’ouverture, louche sur le tas d’un autre. Ce dernier interpose
un dos méfiant et presque rancuneux entre le curieux et son butin.
Au suivant. Un hotu, un monosyllabique. Ne vous confiera pas son catalogue. Ne vous donnera sa
commande que titre par titre. Après avoir examiné le bouquin, vous
renverra à la réserve du catalogue chercher l’ouvrage suivant. Et les
clients qui s’accumulent.
Au
suivant. Un libraire - Tiens, les voilà ! Celui-ci, jeune type, sympa,
grand amateur d’ouvrages du XIXe siècle, confectionne des catalogues qui
sont des petits chefs-d’œuvre d’érudition et d’humour. Oui ? On l’a
encore… Çui-là aussi. Le Gide ? Non. On se confie, on fait part de son
étonnement. Y’a-t-il une raison pour que l’on demande plus spécialement
ce titre ? Parce que Gide, hein, actuellement… L’interrogé ne sait pas.
Vous le dirait certainement, mais… Voulait le voir, comme ça, en
passant. Règle avec les 10% de remise confraternelle. Remet son casque
et repart sur sa rutilante moto.
Suivant.
Ah ! Le prof de Janson... Plutôt éclectique. Pas le temps de converser
comme nous le faisons habituellement et avec grand plaisir pour ma part,
lors de ses visites régulières.
Suivant.
Gros client de la librairie. Avocat féru de littérature, a déjà rédigé
plusieurs ouvrages autour de ses préoccupations, si je puis dire. Il va
rester longuement. L’un des rares à ne pas demander le Gide. Il l’a.
Règle. Son chauffeur prendra les ouvrages plus tard.
Suivant…
Suivant…
Et
encore, et encore : particuliers, libraires, bibliothèques, de tous
poils et de différentes humeurs, polis, affables ou revêches. Cette
journée va voir défiler toute une galerie de personnages, défilé qui se
renouvela trois fois par an pendant plus de treize ans passés à la
librairie.
Nous
avons vieilli ensemble, vu les goûts évoluer, vu certains amateurs
rentrer dans une discrète dèche, d’autres disparaître, vu des jeunes
cadors qui voulaient nous apprendre des choses, en avoir appris
beaucoup, avoir contredit aussi, un peu. Vu des drames en direct, des
exemplaires convoités, ratés de peu, et la désolation, la détresse et
parfois la colère.
Nous avons entendu le mot « merde » plusieurs fois au téléphone, et des compliments.
Avec
le recul, j’ai une affection toute particulière pour une espèce qui
fréquentait la librairie Delatte, les jours de catalogue : les acheteurs
de petite bibliophilie, les éditions originales sur papier d’édition ou
alors d’auteur tombés en disgrâce à un moment donné : Han Ryner,
France, Istrati, etc. C’était une règle de la maison : le catalogue
était également constitué de petites choses, destinées aux impécunieux,
aux jeunes loups dont les crocs n’avaient pas encore poussé ou bien aux
vieux lions qui dormaient à côté de leurs dents.
Il
reste désormais cette sorte de saveur amère que provoquent les
souvenirs, celle d’une époque révolue, dans un lieu précis, intense.
Et cette question lancinante : qu’est-ce qu’il avait de si spécial, ce Gide ?