mercredi 6 mai 2015

Jours de catalogue

On a rassemblé ici une suite de billets publiés entre septembre et octobre 2008 sur le blog Feuilles d'automne. Le Tenancier réalise que la plupart de événements relatés ici ont presque une vingtaine d'années, désormais. Qu'importe, le souvenir est vivace et heureux.

Avant Internet, il y avait les catalogues. Ce qui était vrai pour les 3 Suisses l'était également pour les libraires de tout poil, du libraire d’ancien le plus huppé au pourvoyeur de ballots pornographiques. Tout le monde rédigeait, annotait, collationnait, amendait, fichait, etc.
Voici, en gros comment cela se déroulait avant les ordinateurs :
Le premier stade du catalogue, c’est la fiche. Et là, point de norme propre au bibliothécaire, chacun faisait comme bon lui semblait. Mais ces fiches avaient un minimum de points communs : Auteur, titre, sous titre, date et lieu d’édition, description physique, commentaire, référence bibliographique lorsqu’il y avait lieu, etc. A ce stade, il y avait déjà une indication de prix, lequel serait éventuellement révisé pendant la rédaction de la liste. A l’évidence, on travaillait avec ces fiches pour des commodités de tri mais également comme trace d’une vente passée. Ainsi, le libraire en faisant des fiches, forgeait également sa propre bibliographie et ses cotes.
Ensuite, le libraire se mettait devant sa machine à écrire et commençait à transcrire le contenu de ses fiches dûment triées.
Après, cela partait chez l’imprimeur…
C’est tout ?
J’ai d’autres souvenirs.
Liés à ma propre expérience, cela va de soi, dans une librairie, qui, précisément, éditait des catalogues.
Précisons que cela se passait au milieu des années 80...
Le fameux catalogue était donc tapé – par une machine mécanique, s’il vous plaît - mais pas sur une feuille de papier. Cela ressemblait plutôt à des stencils qui étaient utilisés sur des duplicateurs à alcool. C’étaient, en quelque sorte des matrices pour offset de bureau. Ainsi, nanti de cette matrice, je descendais dans le sous-sol frais de la librairie, au milieu des éditions originales et m’attelais à ce méchant cube vert sapin et orange qu’était l’offset de bureau. Il fallait fixer cette matrice sur le cylindre, faire un tour avec celui-ci à l’aide de la manivelle, retirer la feuille de papier glacé qui la protégeait, remettre un coup de manivelle en engageant une feuille format 21 X 27 cm. - Eh oui, ce n’est pas une erreur de ma part. Il ne s’agissait pas de format A4… - Une fois la première impression faite, il suffisait de pousser l’interrupteur électrique et veiller à alimenter la machine en papier. Opération qui se renouvelait autant qu’il y avait de pages au catalogue. Le tirage était approximativement de 450 exemplaires et avait une quarantaine de pages.
Venait, une fois l’ensemble tiré, le tri des feuilles pour constituer le catalogue, utiliser toute la surface du sous-sol et tourner dedans en classant les feuilles… j’en ai encore le tournis. Il ne fallait pas oublier la couverture, imprimée, elle, en véritable offset et portant la mention : "Vente à prix marqués" et puis les écussons du SLAM (Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne), etc.
Ensuite, il fallait constituer des paquets d’une trentaine de catalogues et les enfermer dans une presse à main, en grecquer ce qui allait être le dos à l’aide d’un vieux coupe-papier, le recouvrir de colle plastique et attendre que ça sèche. Alors, armé d’un couteau de cuisine, je séparais chaque catalogue en tranchant les dos un par un, tel un boucher impitoyable.
Ensuite, venait l’affranchissement. Seule concession à la modernité, une machine à affranchir permettait de reposer les papilles surmenées par l’atmosphère sèche du sous-sol. Seulement, il fallait alimenter la machine à la main, point de tapis roulant ou autre alimentation automatique, vous rêvez, vous… J’avais donc établi un système un peu ergonomique, à base de boîte en carton et de siège autour de la table où se tenait la machine. De plus, il était nécessaire d’affranchir avant de mettre les catalogues car cette machine refusait les plis trop épais. Ensuite venait « l’ensachage », la fermeture des enveloppes, leur « liassage » et leur « portage » jusqu’à la Poste dans mes petits bras musclés… Près de 14 000 feuilles de papier partaient ainsi dans la nature, l’univers entier et ses abords immédiats.
Deux ou trois jours après, le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Mais ceci est une autre histoire, comme disait Rudyard, que je vous conterai dans un article prochain.
J’ai le regret de signaler que le progrès fit rage dans cette librairie au début des années 90. Tout d’abord, l’on passa du format 21 X 27 au format A4. C’était le début de la fin. Après ce fut l’acquisition d’une IBM à boule qui procura une frappe plus régulière et donc un catalogue un peu plus lisible. Puis, ce fut l’abandon de l’offset de bureau et des heures passionnantes passées dans le sous-sol à lire tout en surveillant la machine. Celle-ci partit dans l’antre des éditions Fornax, où il m’est arrivé de croiser sa présence sournoise. Le catalogue contracta un format A5 et la seule chose qui le différencia de ses congénère fut la couverture verte…
La librairie ferma vers 2000, avant le saut fatal vers les ordinateurs de type 286, voire 386 ce qui eût permis d’envisager des catalogues avec des mises en pages sophistiquées. Si cela avait continué, je sens que – la révolution étant en marche – nous aurions été, à l’heure actuelle, à la veille d’acquérir notre premier ordinateur doté de Windows 3.1
Nous l’avons échappé belle !
Je ne peux même pas vous montrer ces catalogues. Bêtement, je n’en ai pas gardé un seul ! J’en ai une belle quantité, mais point ceux-là.
Alors, à l’occasion, si vous retrouvez des catalogues (21 X 27, de préférence !) de la Librairie Delatte. Ne le jetez pas, siouplaît !
Pensez à moi.
Je suis un nostalgique.
*
Le lecteur attentif s’en souviendra, je l’avais lâchement abandonné au terme de l’impression d’un catalogue d’éditions originales. L’opération durait plusieurs jours et occupait une grande partie du temps de travail qui, d’ordinaire, était dévolue à la vente, au catalogage, à la réception des ouvrages neufs ou d’occasion (cette librairie s’occupait des deux) et toutes ces sortes de choses.
Les brochures une fois constituées, triées, expédiées, il ne restait plus que l’attente de la réception du catalogue par nos clients – temps de latence qui ressemblait fort à une veillée d’armes au cours de laquelle nous nous employions à préparer la logistique : carton ondulé, feuilles de kraft, ficelle pour les paquets, ultime recouvrement des ouvrages du catalogue avec du papier cristal pour ceux qui auraient échappé à notre vigilance, ou dont la couverture précédente, à nos yeux, avait soudainement par trop jauni.
La durée de notre attente était relativement brève, malgré le fait que nous faisions l’expédition des enveloppes du catalogue au tarif « lent » qui existait encore, à cette époque où la Poste était un service public non soumis aux lois du marché mais plutôt une sorte de modus vivendi entre le délai sourcilleux et le festina lente, le tout régi, vraisemblablement, par un Olympe poussiéreux habité par les dieux Afnor et Cerfa. (Olympe, vraiment ? Plutôt le Walhalla, vu les noms).
Mais cette attente quelque peu affairée était le prélude à un déferlement à côté duquel la Horde d’Or n’était qu’un aimable rassemblement d’adeptes du camping municipal.
En effet, les barbares allaient frapper à notre porte.
Ainsi, le matin du jour J, nous guettions le téléphone et lancions des augures sur celui qui appellerait le premier ou sur le livre qui partirait en premier.
Le catalogue commençait toujours lentement - un ou deux coups de fil, priant de mettre de côté telle originale de Gide, de Maurois, de Mauriac ou, fantaisie inouïe, un beau papier de Martin Du Gard, pas Roger, Maurice, le cousin, l’autre. Ensuite venait le « trou » traditionnel, césure qui indiquait que le service postal du matin était passé, certes, mais qu’il n’avait pas touché ceux qui étaient partis travailler. Car, loin de l’image du rentier, le bibliophile a un emploi dûment rémunéré, ce qui lui assure entre autres la provende de son vice… Les livres réservés rejoignaient une table où devaient s’aligner les piles. Chaque réservation comportait un bout de papier avec le nom du client et la date de réservation. La Haute Autorité de la librairie était sourcilleuse là-dessus : les réservations n’excédaient pas 48 h ! Cette disposition était appliquée avec rigueur et je dirais même avec véhémence. On ne délivrait d’indulgence que pour des raisons impérieuses. On ne plaisantait pas avec les réservations, ah mais !
Arrivait l’heure du déjeuner où les premières salves sérieuses étaient lancées. A pleines bordées, on recevait des mitrailles de commandes : un, dix, quinze livres sortaient du rayon – large de 3,50 m sur 2,50 m de hauteur – pour rejoindre la table des réservations. Arrivaient fugacement quelques drames, pas les plus importants, un Gide déjà retenu, par exemple. Rien n’était encore perdu, on escomptait sur le désintérêt du client ou sur son retard, ce qui reporterait la réservation sur l’autre client. Tout y était encore mousse et pampre, les manifestations de déception ne dépassaient pas les bornes, car l’on était porté par l’espoir.
La fin de l’après-midi voyait les premiers clients arriver ; il sera utile par la suite que l’on revienne sur la typologie du bibliophile. Mais à tout le moins, déjà, on pourrait déceler le Déterminé qui après un bref examen du livre emportait son butin dans une certaine économie de geste et de parole, le Dubitatif qui, après quelques affèteries et manières, ne prendrait qu’une partie de la réservation. Miracle : l’un de ces derniers a laissé le Gide convoité par un autre. Nous téléphonons et sommes immédiatement parés de toutes les vertus. Le soir tombe sur la librairie Delatte, sise au 15, rue Gustave Courbet à Paris, dans le XVIe arrondissement, et sur son catalogue. Demain, les journées dures commenceront.
Et les emmerdeurs, les atrabilaires et les goujats, me diriez-vous ?
Y’en avait aussi.
Et ceci, comme la suite, sera de la même histoire.
*
Ainsi donc, la Terre tourne autour du Soleil comme les jolies filles tournent la tête des hommes. Tout ce beau monde tourne sur son axe. Cela donne la nuit et le jour, et la tiédeur du matin, au fond du lit. Après avoir dormi et goûté à quelques félicités, le libraire retourne à son labeur. Et ce jour n’est point comme les autres. C’est la deuxième journée du Catalogue !
Cette librairie – comme bien d’autres – ouvrait à dix heures du matin. Ces jours-là, pas question de ménage ou de réception de livres. Le téléphone sonnait déjà avant l’ouverture, avant notre arrivée. Il me semble encore que le téléphone devait sonner depuis huit heures du matin. Sonnerie vibrionnante, impérieuse qui commandait comme lorsque l’on sonnait jadis un domestique. Et il fallait bien répondre. Nous étions là pour cela.
J’étais désigné volontaire.
Je décrochais donc.
« — Bonjour, Librairie De…
— Allo ! Vous avez le numéro… mais pourquoi vous ne mettez pas de numéro à votre catalogue, hein ? Ah la la. Attendez, hein ? C’est page… - bruit de feuillets tournés fébrilement – voilà : page 5, c’est le Gide.
— Je regrette, Monsieur, mais le livre est parti, déjà.
— Comment, parti ? Mais je suis le premier à vous téléphoner, ça fait plus de trois quart d’heure que je suis en ligne. Vous faites des passe-droits, j’en suis sûr.
— Mais non, Monsieur, seulement des personnes ont dû recevoir le catalogue avant vous, hier, et le Gide a été vendu, voilà tout. D’ailleurs vous n’étiez pas le seul à le… »
Le bruit de la tonalité m’a rendu muet. Le client m’a raccroché au nez. Personne fort sympathique au demeurant lorsqu’elle passe hors des périodes du Catalogue… J’ai tout de même noté sa demande. On ne sait jamais. Il va falloir que je raccroche. Auparavant, je range soigneusement le papier contenant la commande du Gide dans un dossier. Je prépare une autre feuille. Je raccroche. Et cela sonne immédiatement.
Là, il s’agit de l’amateur de littérature – uniquement des originales impeccables – des années 50 & 60. Plutôt des Editions de Minuit. Homme sérieux. Je note : un Robbe-Grillet, les deux Beckett (nous avions mis ces livres dans le catalogue avec une nette arrière-pensée à son égard, bien qu’il les boudât lorsque nous les lui avions proposés directement !). Et puis… il serait très intéressé par le Gide que nous proposons, vous savez le… Je lui dis de ne pas quitter et je cours devant le rayonnage, en extrais les ouvrages et les rapporte à côté du téléphone.
« — Ils sont en bon état ?
— Oh oui, comme nous l’indiquions, non coupés, extrêmement frais !
— Et le Gide ?
— Je regrette… » — etc.
Il passe demain dans l’après-midi. Le lendemain est un samedi. Nous préméditions l’envoi des catalogues afin que la plupart des clients puissent accéder à la librairie, fort éloignée des contrées civilisées, puisque nous sommes dans le XVIe arrondissement de Paris... le bout du monde !
Le téléphone va sonner sans discontinuer pendant toute la journée. Les clients de province entrent dans la danse. Là, il faut donner le total des ouvrages, estimer le poids, indiquer le prix du port recommandé. Le paquet sera expédié après réception du chèque.
Effet subtil et à la fois radical des 35h : la ruée vers la librairie commence en début d’après-midi de ce vendredi…
Ah ! Voici mon amateur d’Aragon. Homme à la retraite confortable, notre bibliophile se rend acquéreur également de quelques originales récentes, quelques fois, fraîchement sorties des presses. Généralement des « Collection Blanche » de chez Gallimard – tirage sur Hollande, bien évidemment. Invariablement revêtu d’un imperméable mastic pas très frais, notre homme trimballe avec lui une sacoche noire comme mon prof en troisième en avait. Il faudra emballer trrrrès soigneusement son acquisition dans du papier kraft. Il surveillera l’opération avec un regard quelque peu suspicieux à mon égard, me recalera éventuellement si je ne le fais point dans les règles, ce qui est déjà arrivé. Ensuite, il mettra son bien dans la sacoche, simple transit vers l’armoire métallique. Éventuellement, il nous prendra le tirage ordinaire pour le lire. Il va pour prendre congé… hésite. Heum, s’il pouvait voir le Gide…
A peine ce client sorti, v’là le prof d’université, qui entre. Sale type. M’a déjà menacé un jour parce que, par ordre de ma Bien Aimée Direction, l’on interdisait l’accès du rayon du catalogue – qui se situait dans l’arrière-boutique – à quiconque. Me l’a joué menaçant. J’avais une certaine patience avec les désagréables. Toujours était-il que je passais la main pour celui-là, à défaut de la consacrer à un autre exercice…
Ainsi, je réponds à la question posée en première partie : oui, il y avait des pignoufs et un ou deux individus que mes pauvres ressources lexicales m’obligent à appeler des connards.
Ils étaient rares et suffisamment dilués. L’exemple ci-dessus était le plus outré, cador à talonnettes, fort avec les faibles, sirupeux avec qui pouvait lui apporter un avantage comme les libraires – et non la valetaille qui pouvait travailler avec ceux-là.
Il faut de tout pour faire un monde. Et le microcosme des clients du catalogue n’échappait pas à cette sentence prudhommesque.
Hélas.
Le soir est tombé, la librairie ferme une demi-heure plus tard, parce qu’un client ne pourra pas passer le lendemain. On l’aime bien, on reste un peu.
Demain, c’est samedi…
*
L’homme se nourrit de pain et d’eau et erre longuement dans les ténèbres de l’amour. Il ne lui reste que la sourde insatisfaction des livres qu’il a déjà lus et la mince idée que ces dits livres pourraient lui survivre. C’est pour cela qu’il aime les éditions sur beau papier et qu’il a existé des catalogues pour les vendre.
Et c’est ainsi que les samedis du Catalogue existèrent : acmé du bibliophile, marathon du libraire.
Ce jour là, l’ouverture est symphonique. Clients et téléphone vous interpellent, vous hèlent et se lamentent. Cinq ou six amateurs piaffent à l’entrée, catalogue à la main, annoté dans tous les sens. Certains viennent retirer des ouvrages déjà réservés au téléphone, d’autres avec une liste et une infime partie n’a rien sinon qu’une idée fixe.
Au premier de ces messieurs (sur 300 personnes à recevoir le catalogue, il ne devait y avoir qu’une dizaine de femmes) : déclinaison du nom, course à la réserve, pile réservée, rapportée et posée sur la table qui occupe le centre de la librairie. On l’abandonne aussitôt pour le suivant : même chose, pile plus importante. Celui-là en délaissera plus de la moitié. Il a usé de son droit de réserver les ouvrages. N’avait nulle envie de les acheter. Voulait les voir. On remballe ce qu’il n’a pas pris et on recherche dans les demandes non assouvies ce qui pourrait bien correspondre. On insère les livres dans les piles déjà réservées, bonne surprise pour le client, ou l’on met de côté momentanément, dans l’attente d’un moment clément ou l’on pourra enfin utiliser le téléphone. Le premier client vous interpelle : « Et le Gide, alors ? ». Vendu, trois fois vendu, dix mille fois vendu.
Pfff.
Au suivant. « Ah ben, c’est bien dommage, pour le Gide ». Celui-là est venu avec son catalogue, annoté à chaque page avec quelques signes ésotériques. Il faudra décrypter, car il vous le confie. Charge à vous d’éplucher le dit catalogue pour en retirer les ouvrages. On comprend enfin la logique des signes une fois arrivé à la dernière page. On se rend compte que les références marquées d’une croix n’étaient pas à sortir, sauf si elles étaient entourées d’un cercle. Une dizaine de livres à ranger, du coup. Et pas le temps : le premier amateur vous hèle, il veut soit passer à la caisse ou bien veut voir un autre livre. S’indigne presque que l’on se s’occupe pas exclusivement de lui. Pendant ce temps là, un de ceux qui n’était pas encore servi, un nouveau venu depuis l’ouverture, louche sur le tas d’un autre. Ce dernier interpose un dos méfiant et presque rancuneux entre le curieux et son butin.
Au suivant. Un hotu, un monosyllabique. Ne vous confiera pas son catalogue. Ne vous donnera sa commande que titre par titre. Après avoir examiné le bouquin, vous renverra à la réserve du catalogue chercher l’ouvrage suivant. Et les clients qui s’accumulent.
Au suivant. Un libraire - Tiens, les voilà ! Celui-ci, jeune type, sympa, grand amateur d’ouvrages du XIXe siècle, confectionne des catalogues qui sont des petits chefs-d’œuvre d’érudition et d’humour. Oui ? On l’a encore… Çui-là aussi. Le Gide ? Non. On se confie, on fait part de son étonnement. Y’a-t-il une raison pour que l’on demande plus spécialement ce titre ? Parce que Gide, hein, actuellement… L’interrogé ne sait pas. Vous le dirait certainement, mais… Voulait le voir, comme ça, en passant. Règle avec les 10% de remise confraternelle. Remet son casque et repart sur sa rutilante moto.
Suivant. Ah ! Le prof de Janson... Plutôt éclectique. Pas le temps de converser comme nous le faisons habituellement et avec grand plaisir pour ma part, lors de ses visites régulières.
Suivant. Gros client de la librairie. Avocat féru de littérature, a déjà rédigé plusieurs ouvrages autour de ses préoccupations, si je puis dire. Il va rester longuement. L’un des rares à ne pas demander le Gide. Il l’a. Règle. Son chauffeur prendra les ouvrages plus tard.
Suivant…
Suivant…
Et encore, et encore : particuliers, libraires, bibliothèques, de tous poils et de différentes humeurs, polis, affables ou revêches. Cette journée va voir défiler toute une galerie de personnages, défilé qui se renouvela trois fois par an pendant plus de treize ans passés à la librairie.
Nous avons vieilli ensemble, vu les goûts évoluer, vu certains amateurs rentrer dans une discrète dèche, d’autres disparaître, vu des jeunes cadors qui voulaient nous apprendre des choses, en avoir appris beaucoup, avoir contredit aussi, un peu. Vu des drames en direct, des exemplaires convoités, ratés de peu, et la désolation, la détresse et parfois la colère.
Nous avons entendu le mot « merde » plusieurs fois au téléphone, et des compliments.
Avec le recul, j’ai une affection toute particulière pour une espèce qui fréquentait la librairie Delatte, les jours de catalogue : les acheteurs de petite bibliophilie, les éditions originales sur papier d’édition ou alors d’auteur tombés en disgrâce à un moment donné : Han Ryner, France, Istrati, etc. C’était une règle de la maison : le catalogue était également constitué de petites choses, destinées aux impécunieux, aux jeunes loups dont les crocs n’avaient pas encore poussé ou bien aux vieux lions qui dormaient à côté de leurs dents.
Il reste désormais cette sorte de saveur amère que provoquent les souvenirs, celle d’une époque révolue, dans un lieu précis, intense.
Et cette question lancinante : qu’est-ce qu’il avait de si spécial, ce Gide ?

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