Il a existé un temps privé de
télévision où l'une des rares distractions réservées à la population
était la lecture à bon marché. Elle prenait place dans les canards, ou
les fascicules vendus par colportage, les bibliothèques populaires qui
firent florès dans la deuxième partie du XIXe siècle. Il y avait encore
la possibilité de se constituer une bibliothèque personnelle en se
procurant des petites brochures qui contenaient un récit complet, des
romans sur mauvais papiers et enfin d'autres fascicules qui proposaient
un récit à suivre que l'on complétait à chaque parution, hebdomadaire
ou mensuelle...
Cela ne vous dit rien ?
Ainsi les maisons Altaya ou Atlas ne font guère preuve aujourd'hui
d'originalité en proposant de leur côté des séries télévisées découpées
en plusieurs DVD - souvent en nombre supérieur à l'édition vendue dans
les circuits classiques et donc plus chères globalement. Le procédé
existait dans l'édition populaire et semble avoir été répandu. Sue,
Ponson du Terrail, Paul de Kock et bien d'autres encore furent
également publiés en livraisons, livraisons que l'on conservait parfois
précieusement à fins de reliures, pour ceux qui voulaient se constituer
une bibliothèque.
Pour cela, chaque livraison était numérotée, comme les cahiers d'un
ouvrage classique, puisque l'on en avait retiré les couvertures
provisoires. Les illustrations fournies à part comportaient parfois des
indications d'insertion pour le relieur, afin de lui faciliter le
travail. Souvent imprimées sur deux colonnes, ces brochures pouvaient
avoir un format respectable : in-4° ou grand in-8°. Le papier n'était
guère de bonne qualité car les ouvrages produits en grand nombre à un
prix réduit, précisément à une époque ou arrivaient les papiers qui
comportaient des fibres de bois (se reporter à l'article sur
l'acidité
du papier, pour en savoir un peu plus...). De plus, les conditions
de conservation des ouvrages n'étaient pas tout le temps idéales :
rousseurs, piqures, manques, épidermures, insolations... tous ces mots
- tous ces maux - et bien d'autres que j'ai négligés, qui marquent la
subtile ou plus directe sénescence d'un livre vinrent atteindre ces
productions populaires.
Ainsi, comme par une sorte de déterminisme dans la Sélection Naturelle,
le Livre Populaire avait choisi de survivre par la quantité de ses
représentants et non par leur capacité de résistance individuelle.
Mais ce n'est pas exactement de cela dont on voudrait parler ici.
Il reste encore des pages vierges pour raconter l'histoire de l'édition populaire.
En effet, si nous connaissons bien Féval, ou Souvestre et Allain, que
dire de leurs éditeurs ? Qui connait la biographie de Jules Rouff et de
Ferenczi. Et même, qui pourra nous donner sur la longueur d'un livre,
l'histoire de la collection Le Livre Populaire, chez Arthème Fayard ?
Certes quelques études ont été faites, mais guère de l'importance qui
fut portée à leurs contemporains comme Hachette, Calmann-Lévy, Hetzel,
etc.
Il aurait fallu explorer les pratiques éditoriales, les méthodes de
contrats, les relations qui régissaient ces éditeurs à leurs auteurs
(négriers, paternalistes, complices ?) et enfin les pratiques
commerciales. Ainsi ces méthodes de ventes par fascicules - qui ne sont
pas sans rappeler du reste la pratique des
exemplas au moyen âge -
trouve-t-elle, comme je disais plus haut, une résonance encore
actuelle.
On s'en convaincra en observant les images ci-dessous.
Ce n'est pas tant l'originalité du roman ni l'intérêt des illustrations
mais bel et bien la mention qui orne cette couverture conservée qui
attise notre attention. Eh oui, le premier fascicule était gratuit !
Gageons que le talent de l'auteur conjugué à l'habileté commerciale de
l'éditeur surent séduire nombres de lecteurs !
Signalons que ce lecteur s'embarquait pour une lecture de longue durée
puisque ce roman est contenu dans deux forts in-8° de plus de 2000
pages en tout.
La première brochure gratuite ou à prix réduit, rien de tel pour
appâter...
Progressivement, cette méthode de vente du livre va se marginaliser, le
livre populaire va réduire la voilure, se transformer en livre de poche
et ne plus raconter la même histoire, plus aux même personnes.
On a dit que « l'audiovisuel » tuerait le livre. C'est faux.
Il a tué le livre populaire.
Mais, curieusement, sa pratique commerciale va renaître sous les
oripeaux de son criminel, à votre kiosque, toutes les semaines.
Billet paru en novembre 2008 sur le blog Feuilles d'automne.