Le
Tenancier n'est plus libraire. Fini, a plus ! N'empêche il ne l'a pas
été pendant 35 ans pour rien. Donc il a encore raison de remettre ce
billet qui fut publié sur le blogue Feuilles d'automne en juin 2012...
— « Bon, on s'résume : vous vendez des livres anciens ?
— Euh... non.
— Vous vendez des livres neufs alors ?
— Non plus. Je vends des livres modernes.»
A ce stade, certains interlocuteurs ont déjà décroché. Pour la plupart, le livre ancien est une chose qui n'est plus disponible.
Un point, c'est tout.
Mais,
ce genre de généralisation finit toujours par froisser quelqu'un, parce
que vraiment pas conforme à la réalité du commerce de livres en France.
Comme nous sommes emplis de cette longanimité qui fait les grands
buveurs ou les grands mystiques, nous allons vous débroussailler un peu
tout cela. Notons, pour les puristes, que nous allons travailler à la
hache, instrument qui résoud les conflits dynastiques en Angleterre, les
déviances trotskistes au Mexique et fait très bonne figure dans Shining. On le voit, c'est un outil dialectique puissant mais guère nuancé.
Charge, donc, à ces puristes de finir aux ciseaux de couture ce que nous aurons déjà essarté.
Qu'est-ce qu'un livre ancien ?
Eh
bien, c'est un livre qui présente quelques singularités, dont la
principale est d'avoir été imprimé avant la Révolution, ce qui
représente tout de même une période extrêmement longue. Pour autant, on
ne peut confondre les premiers livres imprimés (dénommés "incunables"
pour tout ce qui précède 1500) et les oeuvres du Marquis de Saint
Evremond publiées en 1714 à Londres, par exemple : différence de
formats, de techniques et de contenus, bien évidemment. Et donc,
différence de valeur. Le commerce de livres anciens ne s'improvise pas.
Il faut une solide culture classique, la maîtrise du latin est la
bienvenue. On travaille assez souvent sur des pièces plutôt
exceptionnelles. La raison en incombe au temps qui décime les rangs des
tirages, à ces mêmes tirages assez réduits (à raison de
l'alphabétisation des époques concernées, et des techniques
d’impression). Même dans le livre ancien, il existe des spécialités bien
déterminées, liées aux périodes : incunables et un peu après, ouvrages
du XVIIe et XVIIIe, ouvrages scientifiques (pensons à l'Encyclopédie, à
Buffon, à Linné, etc., ouvrages souvent superbement illustrés, du reste
!), ouvrages reliés "aux armes", etc.
Précisons brièvement que ces
armes constituent en quelque sorte le blason que le propriétaire fait
apposer sur ses ouvrages. A défaut de connaissances approfondies, le
libraire concerné se devra de posséder nombre d'ouvrages d'héraldique
pour identifier tel ou tel ouvrage. Du reste, certains de ces ouvrages
ont un pedigree, une "traçabilité", pour parler comme les cadres de
l'agroalimentaire, qui permet de retracer leur pérégrination de
propriétaire en propriétaire. Souvent, devenus précieux - encore plus
précieux qu'ils ne le furent à l'origine pour quelques-uns - ils ont
figuré dans les inventaires d'héritages, de dispersions, dans les
catalogues de vente. On devine donc le caractère chaque fois
exceptionnel de ce type d'ouvrage et l’on comprend qu'il fasse l'objet
de la plus grande attention des bibliophiles concernés, la valeur
ajoutée étant dans ces cas précis le fait que ces ouvrages furent en
possession de personnes connues, voire célèbres.
Il est tout de même
encore possible d'accéder à des livres anciens à des prix raisonnables, à
ces petits in-16° modestes et cependant curieux et attachants. L'état
de ces livres, hélas, n'est pas souvent de la première fraîcheur. Il
reste cette sensation du toucher du papier ancien, de la façon dont le
livre même s'ouvre sous nos yeux, et le texte, cela va de soi !
La
période révolutionnaire va bouleverser l’ancien monde et aussi apporter
quelques changements au livre. On assiste aux premières tentatives
d'impression à bon marché et en quantité avec des techniques telles que
la stéréotypie. Les reliures vont changer d'aspect, les ornements et
l'architecture des reliures va évoluer. Peut-on parler encore de livres
anciens ? Pré-modernes ? « Anté-romantiques »? Voici une question à
laquelle j'aimerais avoir un éclaircissement satisfaisant. Si quelqu'un
parmi vous... Bien sûr, je répercuterai la réponse !
Pour brève que
fut cette période intermédiaire, elle va être une période de mutations
intenses : quelques dynasties de libraires (en ce temps-là, la notion
d'éditeur n'existe pas vraiment, c'est le libraire qui se charge de la
publication des livres) vont développer une véritable politique de
production, telle la dynastie des Lebel pour des ouvrages religieux, par
exemple.
En matière de livre, tout est pratiquement en place pour
une révolution industrielle : essor de l'alphabétisation, mobilisation
de capitaux importants pour des entreprises de presse ou d'édition et
enfin la capacité technique sous la forme de presses à vapeur (Koenig et
Bauer en 1813)
Ainsi, cet essor technique qui allait favoriser la
presse populaire des deux côtés de l'océan (Greeley et Gordon Bennett à
New York, Girardin à Paris) va provoquer la naissance de plusieurs
phénomène éditoriaux :
La naissance du feuilleton dans la presse, bien sûr.
L'individuation (1) de la notion d'auteur - La société des gens de lettres est un paraphénomène de ce changement de statut.
L'apparition de dynasties d'éditeurs : Mame à Tour, Hachette, Firmin Didot à Paris, etc.
On
abandonne la reliure en cuir traditionnelle pour l'emploi de
cartonnages polychromes illustrés - souvent des récits édifiants pour ce
qui concerne les ouvrages de chez Mame.
Cette période du Livre
Romantique va également connaître les débuts ou la systématisation de
nombreux procédés de reproductions graphiques : gravures sur acier,
eaux-fortes, etc., favorisant ainsi la diffusion des images.
Arrive
enfin le livre moderne. Datons sa naissance vers 1848. A ce moment,
l'univers éditorial se met en place. Nous voyons la disparition
progressive du libraire comme commanditaire d'édition, la notion de
droit d'auteur est amplifiée, l'édition devient un métier à part
entière. A côté de Didot et Hachette, l'on voit apparaître ou bien se
confirmer des noms qui vont perdurer très longtemps : Hetzel,
Calmann-Lévy, etc. Le livre se diversifie, l'ouvrage broché - avec une
couverture papier - remplace de plus en plus la reliure destinée
désormais aux ouvrages de luxe sur les étals de librairies.
Le livre
moderne, sa disparité, son abondance, va aussi galvaniser la création
littéraire. C'est l'impression en masse à un coût relativement réduit
qui va favoriser l'essor de jeunes écoles littéraires et de créations
marginales. C'est aussi cette production de masse qui va favoriser
l'apparition du "Best Seller", de l'auteur comme "Monstre Sacré" et de
son ombre, qu'est "l'Écrivain Maudit". C'est aussi l'essor de la
production bibliophilique qui va créer des essais originaux qui
perdurent avec quelque éclat de nos jours en matière de création de
livres. Cette explosion du livre pourrait être, par analogie, comparée à
l'explosion du Cambrien, commentée par Stephen Jay Gould...
Evidemment,
dans le Livre Moderne, il n'est pratiquement pas de frein à celui qui
voudrait se spécialiser : Histoire, Philosophie, Littérature, Sciences,
Belles Lettres, Illustrés, etc.
Ces spécialités feront l'objet d'une autre blogueuse promenade.
On résume :
Livres Anciens : avant la Révolution
Livres Romantiques : Avant 1848
Livres Modernes : Après 1848.
Les
amateurs éclairés constateront plusieurs lacunes et imprécisions.
N'ayant en aucune manière prétention à tout connaître de son métier (2), le soussigné serait enchanté qu'on lui communique précisions et corrections.
En tout cas, je ne vends pas de livres anciens. Où alors, qu'exceptionnellement.
Vous voilà prévenus.
(1) - Ce terme est utilisé notamment par Sartre à propos de Baudelaire...
(2)
- Pour corriger toutes les sottises que j'ai pu proférer, le lecteur
qui voudra en savoir plus et qui a du temps devant lui consultera avec
bonheur l'Histoire de l'édition française en
quatre volumes publiée par Fayard et le Cercle de la Librairie. Il
existe d'autres ouvrages plus spécialisés et plus précis encore. On les
citera à l'occasion.