Donc nous partîmes en avant, au-delà, sans nous soucier de
la marée, ni s’il y aurait plus tard un passage pour gagner terre. Nous avions
besoin jusqu’au bout d’abuser de notre plaisir et de le savourer sans en rien
perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous courions sans fatigue,
sans obstacle, une verve de corps nous emportait malgré nous et nous éprouvions
dans les muscles des espèces de tressaillements d’une volupté robuste et
singulière. Nous secouions nos têtes au vent et nous avions du plaisir à
toucher les herbes avec nos mains. Aspirant l’odeur des flots, nous humions,
nous évoquions à nous tout ce qu’il y avait de couleurs, de rayons, de
murmures : le dessin des varechs, la douceur des grains de sable, la
dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la
frange des vagues, les découpures du rivage, la voix de l’horizon ; et
puis, c’était la brise qui passait comme d’invisibles baisers qui nous
coulaient sur la figure, le ciel où il y avait des nuages allaient vite,
roulant une poudre d’or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient.
Nous nous roulions l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en
repaissions nos yeux ; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les
oreilles ; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-mêmes, sans
doute à l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous et, s’y assimilait,
faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les
sentions plus en avant, grâce à cette union plus complexe. A force de nous en
pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous diffusions en elle,
elle nous reprenait, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions
une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle
ou l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports, on souhaite plus de mains
pour palper, plus de lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour
aimer ; nous étalant dans la nature dans un ébattement plein de délire et
de joies, nous regrettions que nos yeux ne pussent aller jusqu’au sein des
rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir comment
poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos
oreilles ne pussent entendre graviter dans la terre la fermentation des
granits, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes
de l’Océan. Et dans la sympathie de cette effusion contemplative, nous aurions
voulu que notre âme, irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie pour
revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours
pousser au soleil de l’éternité ses métamorphoses !
Mais l’homme n’est fait pour goûter chaque jour que peu de
nourriture, de couleurs, de sons, de sentiments, d’idées. Ce qui dépasse la
mesure le fatigue ou le grise ; c’est l’idiotisme de l’ivrogne, c’est la
folie de l’extatique. Ah ! que notre verre est petit, mon Dieu ! que
notre soif est grande ! que notre tête est faible !
Gustave Flaubert : Par les champs et par les grèves. —
1881