[...] « Prendre la place d'un bonhomme
dont on ignore les motifs de son déplacement, requiert infiniment de
prudence, et un don très poussé du point de suspension. Fort
t'heureusement, je suis un suspensionniste spontané. Dès que l'on
m'enseigna, à l'école, les règles mouvantes de la ponctuation, je
reconnus le point suspensif ! Il était déjà en moi ! A travers le
fourmillement des virgules, des points-virgules, et autres points en
tout genre, je fus subjugué par ces trois petites crottes de mouche en
ligne. Cet élan n'avait rien de maçonnique. Il procédait d'un besoin de
me blottir. C'est le refuge de l'inexprimable ! Le point de suspension,
c'est ce qui vous reste à dire quand vous avez tout dit, donc
l'essentiel ! Une manière d'en finir avec sa pensée ! Et aussi de la
préserver. On peut s'y réfugier à tout instant de la conversation. Il
est toujours disponible, d'une efficacité constante. Je crois que s'il
n'avait pas existé, Georges Simenon l'aurait inventé ! Il est
simultanément évasif et précis puisqu'il permet au lecteur d'emboîter sa
pensée à celle de l'auteur. Moi, c'est bien simple : si un
gouvernement totalitaire venait à proscrire le point de suspension, je
n'écrirais plus qu'en braille ! »
San Antonio
Ça ne s'invente pas
(1972)
(Cet extrait fut déjà publié en avril 2009 sur le blog Feuilles d'automne)