À vrai dire, je m’attendais à des réactions plus nombreuses
et plus véhémentes au billet produit dernièrement qui causait de la destruction
de livres politicards et que vous pouvez retrouver
ici. La faute m’en incombe,
car ce blogue part un peu en déshérence et incite peu à son suivi du fait de
son caractère erratique. J’ai éprouvé un double plaisir à lire l’unique
réaction (pour le moment) de Mikaël que nous n’avions pas lu dans les parages
depuis fort longtemps et également dans la teneur de son message qui reflète
l’idée que je me fais de lui. Pour les lecteurs pressés, voici son message ci-dessous :
« Cher Tenancier,
Un livre, me semble-t-il, est un livre. Il y a plutôt de bons ou de mauvais
livres ; ou plus justement encore de bons ou de mauvais lecteurs. Ne pas lire
un livre est le meilleur moyen d’accompagner son auteur vers l’oubli.
Détériorer publiquement un livre, c’est au contraire donner à son auteur l’importance
que l’acte voudrait nier. Je n’ai rien contre l’idée de renverser ma tasse de
café matinale sur un livre, à condition que ce livre me déplaise ou m’ennuie
profondément. Mais cela suppose que je l’aurai lu, intégralement ou
partiellement, en dépit de la personnalité de son auteur, et que je m’en serai
fait une opinion, en dépit toujours de la personnalité de son auteur. L’idée ne
me viendrait pas de gâcher du café sur le seul nom d’un homme. On publie trop
de livres — qui sont tous des livres — mais c’est parce qu’il y a trop de
mauvais lecteurs. »
En somme, Mikaël approuve la nature de
livre à cette production, parce que c’est sous cette appellation
qu’elle a été maltraitée. Je reprends ma question : a-t-on affaire à un
livre, vraiment ? Ce genre d’ineptie, forcément éphémère ne devrait-elle pas
être lié à un autre mode de reproduction, éphémère lui aussi : le
périodique, que ce soit sous forme de magazine, de quotidien. Pourquoi produire
une profession de foi sous forme de livre ? Notre mémoire se révèle souvent
courte et je ne saurais affirmer avec certitude que ce genre de pratique
existait avant-guerre. En tout cas, personne n’a l’air d’en avoir gardé la
trace. Si cela a existé, on aimerait bien le savoir, certaines perspectives en
seraient peut-être changées. Quoique…
Ce genre d’ouvrage, écrit par des nègres qui n’y croient pas
un seul instant, commandité par un politicard qui n’y croit pas plus, fait
partie de la panoplie habituelle de la propagande contemporaine. Ce secteur,
même s’il subit les mêmes avatars que l’édition (réduction des tirages, etc.),
se porte fort bien et quelques éditeurs sont friands de ce genre d’opération. Ils
recourent souvent à des équipes de marketing. Tout cela pour une durée de vie
en librairie qui se compte en semaines, parfois beaucoup moins. J’avais raconté
en son temps ma visite dans un entrepôt de livres, de la surface d’un millier
de mètres carrés et d’une épaisseur d’un mètre à peu près. Ces ouvrages
provenaient de récupérations après décès, les livres dataient tous à peu près
des années 1970 à 1980. Savez-vous, mon cher Mikaël le titre que je
croisais le plus souvent ? C’était
Le mal
français de Peyrefitte. Ce fut, curieusement, le seul livre de ce genre que
je voyais surnager au milieu d’autres insignifiances. Mais où se trouvaient
donc les livres de Valéry Giscard d’Estaing, de François Mitterrand et de toute
la cohorte des courtisans, porte-cotons et porte-flingues ? Même au milieu de
ce fatras sans intérêt (après quelques heures, je ressortais de ce stock
avec à peine deux caisses de livres relativement courants), ils restaient
introuvables. La raison s’en révélait fort simple : ils étaient balancés à
la poubelle dès la lecture accomplie, au lieu de traîner dans la bibliothèque
et,
ipso facto, dans l’Himalaya de
merdouilles de cet entrepôt. Lorsque l’on sait le contenu de ces ouvrages
politicard, nous nous accordons tous sur le fait qu’ils pourraient ne pas faire
autant de signes, se retrouver condensés de manière à ce qu’ils soient publiés
dans un quelconque organe de presse, parce que ce mode de production reste
approprié pour ce genre de communication. Il existe à l’heure actuelle une
autre alternative : la liseuse. Mais pourquoi donc, ces chers politicards,
toujours modernes,
si férocement modernes,
n’emploient-ils pas ce moyen ? Ce serait alors penser que le contenu de ce
qu’ils racontent possède une réelle importance ! Croyez-vous sérieusement que
c’est le cas, qu’il soit nécessaire de lire le contenu de ces trucs-là pour se
faire une opinion ? En fait, la liseuse interdit la pratique courante de la
signature en librairie, ou dans un autre lieu. Quel intérêt de signer avec un
stylet sur un écran numérique (allez-y, petits malins piquez l’idée, je m’en
fous !) ? Le livre édité sert principalement à exhiber l’auteur, à lui procurer
un prétexte de paraître dépouillé de ses attributs, afin qu’il soit rédimé après
une mauvaise passe. La signature prend alors la valeur d’une incarnation. Mieux
que « Vu à la télé », nous obtenons « Paraphera son livre chez Tartempion », à
la bonne franquette, plus efficace à l’heure actuelle que le toucher des
écrouelles. Mikaël, est-ce que le livre sert à ça ? Est-ce la véritable nature
d’un livre ? Ces productions procèdent d’un certain mimétisme :
couverture, pages, lieu de vente. Vous pensez croiser une fourmi innocente,
mais non, l’Évolution vous a mis devant une fourmi-araignée, ce n’est pas le
même animal, malgré des attributs similaires et grâce à des détails bien
cachés. Vous croyez tenir un livre, parce que vous pensez qu’il vous apportera
joie, tristesse ou culture, parce que vous admettez sa sincérité. Mais qu’y
a-t-il dans ces « livres » ? Peu importe qu’ils soient interchangeables, ce ne
sont que des prétextes et des machines à cash. Souffrez que je m’indiffère face
à cet épisode de « destruction » du bouquin de Hollande et surtout des
réactions de ceux qui ont pris cela pour un sacrilège. Je crois, au bout du
compte, que nous avons la même opinion, au fond, mais que vous avez encore la
naïveté de croire que ces productions ont une raison d’être (« s’en faire une
opinion » !), hors la propagande.
Votre mot arrive précisément où j’achève de relire
Les mémoires d’un traducteur, de
Maurice-Edgar Coindreau (1974). Le rapport ne paraîtrait pas si évident si nous
ne partagions pas, en de nombreux points, une certaine mystique du livre (votre
bibliophilie fait partie des nombreux charmes de votre personnalité). Je n’ai
pas pu m’empêcher de rapprocher ce passage à nos propres croyances pour le
livre et à ce que vous avez écrit :
« Elle (Flannery O’Connor) n’avait même jamais entendu
prêcher un évangéliste. Et cependant on aurait pu penser qu’elle se fourvoyait
dans tous les mauvais lieux et qu’elle y coudoyait la pire engeance armée d’un
magnétophone pour ne rien perdre de ce qu’elle entendait. Mais remarquez bien
qu’elle n’a pas lancé ses dards sur les fidèles de religions sérieuses autres
que la sienne. Cela, J.-M.-G. Le Clézio l’a tout de suite compris comme le
prouve le début de l’excellente préface qu’il écrivit pour ma traduction de Et ce sont les violents qui l’emportent :
“Pour l’être religieux, dit-il, il y a pire que l’athée : c’est le faux
prophète. La superstition, le mensonge, l’exploitation de la crédulité sont
véritablement l’œuvre du diable, tandis que l’indifférence est le fait des
hommes… Ce n’est donc pas la foi que nous devons juger mais plutôt ceux qui la
portent.” »
Ces productions (notez que j’évite d'écrire « livre» autant que
possible), seraient donc les déchets produits par ces faux prophètes du
livre et
pour dire les choses comme elles sont : de la merde.
Je voudrais poursuivre ma longue digression par une remarque
à votre propos : je crois que vous croyez à la bonté native de l’homme,
que si vous étiez un religieux — puisque l’on y fait allusion abondamment ici —,
votre pensée se rapprocherait du quiétisme et de la consolation qu’il contient.
Tel n’est pas mon cas, bien que j’apprécie Fénelon. Mon scepticisme m’empêche
souvent d’obéir à mes premières émotions. Je me rappelle vous avoir ennuyé par
le fait que, soudainement, « je n’étais plus Charlie », m’apercevant des
petites manœuvres dégoûtantes qui se déroulaient dans les arrière-cuisines politiciennes
sur le dos des victimes. Vous ne les regardiez pas, non par volonté délibérée,
mais parce que je crois que votre éthique, votre indignation, votre douleur
réelle à ce moment, vous empêchaient de vous en apercevoir. Quel rapport avec
notre sujet ? Il se situe dans vos
scrupules.
Scrupules à penser que le mal s’insinue, que son règne emprunte des attributs
banals. Pensez-vous que tout livre mérite un examen approfondi avant de décider
de l’éliminer ? Je vous raconte une dernière histoire et je vous laisse
tranquille, mon cher Mikaël :
Vous savez comme beaucoup ici que j’ai été libraire en
chambre, vendant mes bouquins principalement par correspondance. Un jour, une
personne que j’aime bien, qui avait l’habitude de vendre pas mal de choses sur
le net m’apporte un lot de livres. « Je ne sais pas trop quoi en faire, toi qui
vends aussi des livres d’histoire, ça pourrait t’intéresser. Je te les file. »
J’avoue ne pas avoir pris garde à ce geste de générosité et j’ai mis le petit
carton de livre en attente d’être catalogué. J’ai compris le jour où j’ai
ouvert ce carton, constituée d’une dizaine de saloperies révisionnistes. Ce
copain d’origine juive polonaise avait renoncé à les détruire (et cette
attitude est compréhensible si l’on garde en mémoire l’importance du livre et du
traumatisme de sa destruction dans cette culture). Je n’ai pas eu la même
hésitation, bien sûr. Ils furent démembrés, déchirés et dispersés même dans
plusieurs sacs-poubelle, presque comme une pratique antique de
défixition, de « dispersion du corps »
du délit afin qu’ils ne reviennent pas hanter les lieux. J’ai détruit des
livres sur leur simple nom et je ne le regrette pas un seul instant. Parce que
je n’avais pas besoin d’en approfondir le contenu. Vous voyez bien qu’il existe
des cas impératifs où l’éthique penche aussi pour la destruction. Certes, cette
anecdote fait état d’un paroxysme et je ne crois pas (à part les fachos, mais je
les emmerde) que cela empêche quiconque de dormir. Bonus, même, puisque je me
conformais à la loi en ne diffusant pas de la propagande nazie. Mais a-t-on
besoin de celle-ci pour se conformer à une morale dont les premiers préceptes
résident (nous nous y essayons sans grâce) dans l’harmonie et la beauté ?
Bien évidemment, la piteuse affaire de la dégradation des
livres de Hollande reste une vaguelette, un phénomène marginal, mais ce
monde-là vient parfois empiéter sur le nôtre et semer le trouble dans les
consciences. Nous croyons assister à un sacrilège (l’autodafé !) sur un livre
et au fond l’on assiste à un triste épisode de surproduction marchande au
service d’une propagande médiocre (vous savez, cette fameuse
médiocritas bourgeoise…)
Mon cher Mikaël, je vous envoie mes amitiés et vous présente
mes excuses pour le style hâtif de ma réponse, mais je ne voulais pas traîner.