lundi 27 septembre 2021

Une historiette de Béatrice

« Non mais vous comprenez madame payer 5 ou 10 euros pour le livre d'un écrivain mort, c'est n'importe quoi !
— Pardon ?
— C'est vrai quoi, un écrivain vivant, on l'aide au moins, mais un écrivain qui est mort il y a 100 ans... »

samedi 25 septembre 2021

Les bibliophiles

Le bibliophile royal
   
  M. Laroue vend des chaussures et il faut nous en féliciter, puisque les Percepteurs ne nous forcent pas encore à marcher pieds nus. Le père de M. Laroue tenait une boutique de gniaf(1) dans une rue populeuse ; M. Laroue vend des chaussures qui portent son nom aux quatre coins du globe. Mais cela ne suffit pas au bonheur de M. Laroue. Tout comme son collègue le Roi de la Margarine, M. Laroue subventionne une vedette de music-hall et une écurie de course ; il possède également une galerie de tableaux modernes qui, si elle flatte son amour-propre, trouble un peu ses digestions. M. Laroue ne connut de pures joies que du jour où il s’est promu Bibliophile de première classe. Alors vraiment il a senti que le monde était à sa merci. M. Laroue donne des dîners qui en imposent aux plus solides estomacs et lorsque ses inégalables Romanée ou les quenelles de feuilles de vigne de son chef vous ont mis la tête un peu à l’envers il vous pousse dans sa bibliothèque et là il « vous a », comme on dit dans le militaire. De sa grosse main, que la plus experte manucure n’a pu rendre aristocratique, il attrape au hasard un petit coquin de livre du XVIIIe siècle et il le dépose dans votre main tremblante.
  — J’ai eu ça à la vente du Duc de La Tremblade… une misère…mille louis, je crois.
  (Il est absolument persuadé de ce détail.)
  — Quel joli livre, hein ?
  (L’instinct professionnel ne le quitte jamais.)
  Puis il atteint une « première de Stendhal — pardonne moi, divin Beyle.
  — Et ça ??... On m’en a offert une fortune. Quelle reliure !... C’est du veau.
  (M. Laroue n’a jamais pu s’expliquer pourquoi les relieurs se refusaient à employer le box-calf — il aurait pu leur faire faire des affaires d’or), etc., etc…
  La bibliothèque de M. Laroue a permis à son fournisseur de s’acheter une quatre-cylindres Schayé. Elle est un peu disparate la bibliothèque de M. Laroue ; un incunable voisine avec une « grand papier » de Georges Ohnet, parce que M. Laroue s’en rapporte à son fournisseur. Quelques fois M. Laroue répète à cet honnête commerçant de sévères commentaires qu’un dîneur résistant s’est permis malgré la générosité du Romanée ; mais l’honnête commerçant a réponse à tout.
  — Quand on paye comme vous savez le faire, Monsieur Laroue, on n’a pas à craindre les remarques imbéciles des curieux.
  L’amour-propre de M. Laroue est pansé ; et à ceux qui s’aventureront encore à critiquer la composition de sa bibliothèque il répond, à l’aise du haut de sa fortune bien assise :
  — Que voulez-vous, je suis éclectique, moi !
  Ah ce moi ! il est d’une éloquence ! Et depuis qu’il a connu l’usage du mot éclectique, je crois qu’on ferait porter à M. Laroue de ces bottines à élastiques comme en rapetassait son digne homme de père.
  Les livres ont vraiment permis à M. Laroue de faire peau neuve. Il ne redoute plus la compagnie de ces gens jadis redoutables qu’on nomme les intellectuels. Sur le turf il ne se risque pas à prononcer les termes du métier qui lui vaudrait les regards ironiques d’un véritable homme de sport ; mais dans sa bibliothèque il vous parle de Baudelaire ou de Rousseau comme s’il les avait personnellement protégés. Il s’est annexé la littérature, comme l’Angleterre s’est approprié le Transvaal. Il impose même à son fournisseur des idées personnelles. C’est ainsi que récemment il a fait relier superbement 300 billets de mille francs, qui constituent un volume d’une valeur que le cours des changes conteste seul parfois.
  — De ces volumes-là, toutes les pages sont numérotées, souligne-t-il finement, c’est un exemplaire vraiment unique.
  En effet et ce trait porte si bien que les privilégiés admis à feuilleter ce rarissime objet n’éprouvent aucune envie ni de le lire, ni même de le posséder. M. Laroue guérit des livres : c’est un gâcheur et il justifie les excès bolcheviques.
  Sa dactylographe assure qu’il compte admirablement mais sait à peine lire.

André Delpeuch : Bibliophiles ? (1926)
(À suivre)

(1) Un gniaf désigne un cordonnier en argot. (Note du Tenancier)

lundi 20 septembre 2021

Une historiette de Béatrice

Elle flâne, feuillette, repose un livre, puis un autre, et lit encore. Nous parlons de Bachelard. Elle flâne encore, puis s'éclipse avec un grand sourire.
« Merci pour ce moment d'évasion. »
Merci à elle.

samedi 18 septembre 2021

Les bibliophiles

Le spéculateur
 
   On affirme que la Bourse a été cruelle pour Goutte ; il pourrait tapisser son élégant appartement de la rue Marbeuf de toutes les valeurs qu’il a achetés à des cours tels que, prises du mal des montagnes elles ont dégringolé aussi bas que l’on peut dégringoler. Goutte s’est ressaisi ; il a abandonné ce sport dangereux et peu à peu s’est laissé aller à un genre de spéculation de tout repos.
  Il vous reçoit en pyjama rose et à peine vous a-t-il offert la cigarette de l’arrivée qu’il cueille sur la table un petit in-16 pudiquement enchemisé de papier cristal.
  — Dans dix ans cela vaudra vingt-cinq louis.
  Et preste il escamote l’objet. Goutte vend donc des livres ? Certes, mais il n’en fait pas commerce. Chez lui les livres ne font que passer. Il achète une « première » de Maurras. Le temps qu’elle prenne un peu de valeur et il la revend pour acquérir une « première » de Paul Valéry qu’il rétrocédera pour une « première » de Tartempion… etc., etc. Vous direz que c’est un gourmet, qu’il prend plaisir à déflorer une édition, tel Don Juan, vite lassé d’une conquête ? Erreur. Goutte voudrait bien lire, il aimait lire naguère, mais la vue d’un coupe-papier le met dans la critique situation de saint Laurent sur son gril. La mention « n.c. » (non coupé) est le brevet de virginité dont il se grise et qu’il respecte en amoureux fervent, mais discipliné. Une « première » n’est une vraie « première » que n.c. Le livre devient pour lui une sorte d’objet de transaction, complètement dévoyé de son but qui est d’offrir aux honnêtes gens — aux philistins — de saines émotions. Ce n’est qu’une pièce qui a son cours, son tarif. Goutte lit assidûment les catalogues des librairies de seconde main ; il note le renchérissement de tel ou tel titre, mais pour ce qu’il contient de potentiel émotif il est ignorant comme une armoire à glace.
  Depuis vingt ans il ne cesse d’acheter, de vendre et de troquer. C’est un des premiers bibliophiles en date ; il a su deviner l’essor de la brocante livresque. Il ne possède pas plus d’un millier de volumes, mais ce capital s’accroît sans cesse. Sa bibliothèque qui se renouvelle infiniment représente maintenant une fortune. On le presse de consentir à une vente qui ferait du bruit. Mais sa Bibliothèque, réalisée, que ferait-il ? À quoi emploierait-il son argent ? Acheter des livres anglaises ou des Rio Tintos ? Il se souvient de ses anciens déboires. Et puis ce titre de bibliophile le flatte ; il préfère rester en état de perpétuel devenir et il jouit d’avance de l’éclat de sa vente posthume. Il serait même prêt pour cela à imiter Charles-Quint qui assista à ses propres funérailles. Mais après ? Cette pensée l’empêche seule de commettre une folie…

André Delpeuch : Bibliophiles ? (1926)
(À suivre)

jeudi 16 septembre 2021

Gotham

... et comme le Tenancier n'est pas rancunier, l'on vous présente ici l'épisode d'une série qui fut diffusée sur France Culture il y a quelques années.

mercredi 15 septembre 2021

Le Tenancier ronchonne

  Outre qu’elle se fait le porte-voix d’une certaine béatitude technophile globalisée et où ses animateurs se déclarent des « lovers » lors de jamboree radiophonique consacrées aux « industries culturelles », france culture(1) s’adonne au recyclage d’anciennes émissions ou d’invités —, pas forcément les mêmes, mais interchangeables — où le conceptuel people s’adonne à l’entre-soi des marchands de primeurs. Étrange phénomène qui déprécie la bourgeoisie sans qu’il soit besoin de lui donner un coup de main, comme si, tout à coup, le vieux réac ou la conscience de gôche se diluaient dans une sorte de libéralisme vaguement orienté « droit-culture/patrimoine ». Pourquoi pas ? Tout cela se veut efficace. Malheureusement, l’on se trouve bien court, quand bien même l’on rabâche, et il faut meubler d’autant qu’après avoir viré la création, l’on compresse le personnel depuis des éons. Le miracle des redifs reste à cet égard une providence, entre deux émissions de variété déguisées et après quelques estimables léchouilles et quelques prudhommeries. On recycle et ce qui distingue l’industrie d’une création réside justement dans cette réutilisation ad nauseam de vieux machins sans que la qualité s’améliorât (au moins dans le cinoche, nous sommes passés au parlant et au Technicolor, le son FM pour la radio devenant un très médiocre progrès pour les logorrhées). Doit-on jeter la pierre à ceux qui affectionnent ces rediffusions ? Ah mais non, d’autant que le soussigné en fait partie! Mais il fatigue, aussi. Il aimerait bien rêver un peu, qu’on l’enchante avec de l'imagination. Et là, on peut estimer que votre Tenancier peut toujours courir.
  — Mais pourquoi ronchonnez-vous, Tenancier ?
  — Parce que c’est mon plaisir.
(1) Des caps., vous croyez ?

mardi 14 septembre 2021

Dispositions ante mortem

   Toujours est-il qu’Archibald Rapoport lorsqu’il entre dans sa trente-sixième année vit seul, occupe ses loisirs à philosopher, exerce le métier de malfaiteur, pratique le vol à main armée. Il aime, dans sa condition de voyou, qu’elle ne soit pas conforme à sa nature, qu’elle y soit étrangère. Je hais la violence, pense-t-il et les humiliations que j’inflige m’écorchent et me bouleversent. Je suis fait pour l’étude et le silence, la science, et j’ai passé ma vie à violer, à meurtrir en moi les intimes tendances qui me poussent aux plaisirs paisibles du savoir et du bonheur, j’en ai constamment étranglé les nostalgiques sursauts. Mais il jouit du contraste incongru qui oppose ses inquiétudes philosophiques et les préoccupations criminelles attachées à son existence de bandit professionnel : il est dans une absurdité palpable, un déchirement concret qui l’extasie d’une voluptueuse amertume.
  Mais il advint qu’un jour il fut saisi d’une frayeur profonde, métaphysique : il désira qu’on sût ce qu’il avait été. Il désira qu’on le connût, enfin, après sa mort : il fallait qu’il meure pour que cette connaissance publique ne le violât point. Il forma le projet d’écrire, et de périr pour que le récit de sa vie pût être publié. L’écriture regarde la mort, pensait-il, l’idée de la mort, sa vision, la pénètre et transperce de toutes part, et le nom des écrivains sur la couverture des livres, préfigure leur pierre tombale : je donnerai un sens à cette image. Il avait toujours connu le désir endeuillé d’écrire et, parmi les raisons qui avaient empêché qu’il le fit, il y avait surtout la sensation qu’écrire était une lâcheté, une façon d’assouvir désirs, fantasmes et rêves dans une fiction susbtitutive, au lieu de les accomplir. « J’aime trop vivre, disait-il, pour pouvoir écrire. » (« J’écrirai quand je ne banderai plus », disait-il aussi.) Et la publicité de l’écriture, qui abolit l’anonymat, supposait, lui semblait-il, le désir terrifié d’échapper aux signes funèbres de la solitude. Mais il n’écrirait qu’au moment où il serait dans une confrontation inévitable et cristalline avec la mort — qui inclurait une contemplation constante —, il écrirait quand sa vie consisterait exclusivement à mourir, il ferait seulement le récit de sa vie et son livre ne paraîtrait qu’il eût, lui, disparu : il avait décidé qu’en vertu des multiples articles du Code pénal relatifs au châtiment du meurtre, il serait condamné à mort et exécuté. (Ainsi il n’aurait pas sépulcre manifeste et son corps scindé pourrait, dans une fosse commune, au carré des suppliciés de quelque cimetière parisien, pourrir. Et il éviterait ainsi l’insupportable attente de la mort naturelle qui, telle un fondamental cancer, le dévorait.) Je tuerai un policier, chaque jour, six jours durant, avait-il résolu et pensé un matin, les yeux figés sur le suave roulement de hanche d’une capiteuse courtisane qu’il avait séduite.
  Alors commence vraiment l’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, l’aventure cassée d’un penseur qui tue pour écrire, meurt pour être lu et défini. Il va pourtant de soi qu’Archibald possédait quelques autres raisons diverses, de vouloir mourir et d’œuvrer en faveur de cette mort.

Pierre Goldman : L’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport (1977)
(Réédition en 2019, éditions Séguier)