Brillat-Savarin affirme que les médecins, les magistrats,
les hommes de lettres, les ecclésiastiques, les financiers sont généralement
des gourmets accomplis et d’éminents gastronomes.
En y réfléchissant un peu, on pourrait n’être pas de son
avis. A l’époque où il écrivit sa
Physiologie
du goût, les médecins de campagne avalaient une omelette et une tranche de
jambon sur une table de cuisine dans la
ferme où ils avaient été appelés ; les curés qui n’étaient pas riches,
menaient le petit train des vieux célibataires gouvernés par une servante
canonique et les écrivains arrivaient assez tard à la célébrité qui apporte à
ceux qu’elle comble la fortune, sans laquelle il est difficile de vivre
largement.
Certains avaient connu la misère, les basses ratatouilles qui
délabrent l’estomac, et les plus grands artistes ne sont pas forcément
sensibles à l’art de cuire. On peut penser que le prodigieux auteur de la
Comédie Humaine ne fut pas un gastronome
émérite, et il y a de bonnes raisons à cela.
Souvent à court d’argent, son ménage devait être assez mal
tenu et sa façon de vivre eût sans doute déconcerté la cuisinière la plus
dévouée. Il se couchait le soir à l’heure où les gourmets en sont à peine au
rôti, vers huit heures, n’ayant pris qu’une légère collation et, quittant son
lit à quatre heures du matin, il revenait à sa table de travail où il demeurait
jusqu’à midi, se soutenant de nombreuses tasses de café qu’il buvait sans
sucre.
Son déjeuner, au milieu de la journée, se composait d’un œuf
ou d’une côtelette, de fruits, d’un verre d’eau et encore de café.
Nous savons par Léon Gozlan la recette de ce dernier. Balzac
allait acheter lui-même le
Bourbon
rue du Mont-Blanc, le
Martinique rue
des Vieilles Haudriettes au Marais, et le
Moka
chez un épicier de la rue de l’Université.
Le thé qu’il aimait aussi beaucoup était, à l’en croire, une
chose merveilleuse qui avait sa légende. On le cultivait dans une sorte de
domaine enchanté, uniquement pour l’Empereur du Céleste Empire ; des
filles de mandarins à boutons de cristal et de corail, belles et vierges, le
cueillaient à l’aurore et l’ambassadeur du Czar à Paris en offrait quelques
poignées au romancier dont on ne peut pas sourire et qu’il faut croire en tout,
car il était de la même étoffe que ses songes, selon le mot de Shakespeare.
A la fin du vieux monde qui n’en avait plus que pour quatre
ans, en 1936,
Grandgousier publia une
photographie, celle de la cafetière de Balzac qui doit être toujours rue
Raynouard, à Passy, dans la maison à peu près vide où les fidèles du maître
gardent pieusement quelques objets qui lui ont appartenu.
Elle porte sur sa porcelaine deux lettres gothiques :
H.B.
et une couronne de comte ou de marquis. Peut-être le pauvre
grand homme avait-il fini par croire à sa noblesse héréditaire !
Sa sœur, Mme Laure Surville, y croyait bien ! J’ai
acheté autrefois sur les quais un roman,
Le
Compagnon du Foyer, qu’elle publia en 1854, non pas pour le lire mais parce
qu’elle écrivit sur la page de faux-titre une dédicace :
Hommage de l’auteur L. Surville, née de
Balzac.
Le même bouquiniste me laissa pour quelques sous un petit
in-12 qui contenait
La Meilleure
Complainte Sur Le Licenciement de la Garde Nationale, par deux tambours,
qu’on vendait trente centimes en 1827.
Je le pris parce qu’on y lisait au bas de la deuxième page
en caractères minuscules :
Imprimerie
de M. Balzac, rue des Marais-Saint-Germain.
A cette époque, Balzac ne faisait pas encore timbrer d’une
couronne sa cafetière, et sans doute vivait-il comme tous les petits bourgeois
de son quartier qui, à la fin du règne de Charles X, déjeunaient à onze heures,
dînaient à six et se couchaient à dix…
*
A cause de sa carrure et de sa bedaine, certains l’ont
imaginé à peu près pareil au gourmand que Boilly peignit sur l’enseigne de
Corcellet.
Un caricaturiste le représentait même en train de fumer un
de ces gros cigares qui parfument de Havane la fin des bons repas commençant
par une bisque d’écrevisses, finissant pas un foie gras truffé de Tivolier de
Toulouse et arrosé généreusement de Vouvray, de Chambertin et de Champagne. En
réalité, il abominait le tabac et il ne fuma jamais qu’un cigare que lui offrit
Eugène Süe et qui le rendit fort malade.
La Vérité n’est pas souvent l’amie de l’Histoire.
Balzac était un buveur d’eau, un amateur de café et il ne mettait
rien au-dessus d’une poire du Doyenné ; seulement, après des semaines de
travail nocturne, de sobriété, de fruits, de verres d’eau et de tasses de moka,
il avait de temps en temps de magnifiques fringales qu’il allait satisfaire
chez un traiteur en renom. On le voyait alors attablé au Palais-Royal,
chez » Véry, chez Véfour, ou aux Frères Provençaux, dans ce paradis de la
noce, de la bombance, des tripots et de l’amour qu’était ce coin de Paris.
On conte qu’un jour, après s’être ouvert l’appétit par six
ou sept douzaines d’huîtres, il vint à bout d’une sole normande, d’un caneton
aux navets, d’un perdreau rôti, et Léon Gozlan parle d’une déjeuner qu’ils
firent ensemble dans un cabaret de Saint-Cloud.
Balzac demanda du gigot braisé !
— On vient de servir la dernière tranche à une Anglaise,
répondit-on, et comme il ne restait ni fricassée de poulet ni rien de ce qui
était sur la carte du menu, Léon Gozlan réclama du
sphinx.
— Je vais voir à la cuisine s’il en reste encore, dit le
garçon.
Il revint en s’excusant :
— Monsieur, il n’y en a plus.
« Je vois encore, dit Gozlan, le visage de Balzac,
comprimé d’abord par l’étonnement, se détendre tout à coup et atteindre aux
proportions lunaires d’un épanouissement produit par une irrésistible
hilarité… »
Le garçon avait ordre de répondre toujours aux
clients :
— « Il n’y en a plus », et jamais « Il n’y en
a pas ».
Que ne servit-il aux deux amis une escalope de veau en
affirmant que c’était du sphinx ? Balzac eût été ravi. Aux Jardies, il
écrivait au charbon, sur ses murs vides : Ici un revêtement en marbre de
Paros, là une tapisserie d’Aubusson, et dans un cadre vide : ici une
peinture de Rembrandt ! Il se meublait à bon compte, mais les trésors
qu’il imaginait prenaient corps pour l’éternité humaine.
A quelqu’un qui lui contait ses malheurs et qui avait perdu
sa femme, sa belle-mère et son gendre, il répondit, naturellement :
« Revenons à la réalité… Rastignac… » Ce héros du roman était plus
vivant pour lui que ses voisins de Passy, et à part les belles poires, l’eau
pure et le café très fort, le sorcier de la Comédie Humaine n’a probablement
aimé que les côtelettes de Sphinx, le pot-au-feu de Phœnix et les ragoûts de
Chimère qu’aucun traiteur ne pouvait lui servir.
Léo Larguier
in :
Grandgousier, Avril-Mai 1949