Les coïncidences en matières littéraires abondent,
elles se
font parfois insistantes, à moins qu’au lieu d’évoquer le hasard on
accuse un
inconscient soudainement devenu réceptif à certaines stimulations. Tout
à coup,
des connexions s’opèrent, des substances chimiques dans le cortex sont
libérées, des paramètres exotiques se font jour dans le psychisme.
Autant
penser à cela plutôt qu’à un message divin ou de la CIA, ce qui me
porterait
fâcheusement à porter une calotte confectionnées avec du papier alu sur
ma
calvitie désormais triomphante. J’aurais l’air fin. Généralement, les
injonctions sont subtiles. On se dit « Tiens, c’est marrant, je
viens à
l’instant de finir son bouquin et voilà qu’il y a une émission sur
Tartempion » ou bien le coup de fils d’un pote inquiet :
« Ça
fait la deuxième fois qu’on apprend la mort de quelqu’un après que tu
ais
acheté son livre ». Mais pour cette dernière remarque, on se
réserve le
plaisir de vérifier une troisième fois à propos d’écrivaillons. J’ai
mes
listes.
Parfois, aussi, l’insistance se fait lourde, au point qu’on
pourrait se prendre pour le héros de Rencontre
du troisième type obsédé par une montagne…
Moi, c’est Trieste.
Au départ, l’allusion débute avec une habitude plaisante
mais pas tellement assidue, celle de l’écoute de l’émission Ville-mondes
sur France Culture. Le
hasard du butinage sur le site de la station m’avait fait aboutir à
l’écoute de
l’émission en deux parties avec le sentiment diffus d’être tombé dessus
déjà
(le passage sur le karst ne m’était pas étranger). Pour le plaisir de
vos
esgourdes on vous convie à l’écouter :
Jusque là nous ne sommes pas dans le domaine de la
coïncidence mais de l’heureuse rencontre. Ignare des écrivains de
Trieste, de
la ville même, l’appât est suffisant en y entendant l’évocation de
Joyce ou de
Stendhal pour que j’en fasse mon profit.
Peu de jours passent et je retrouve Trieste sur un écran de
télévision, une émission d’Histoire relatant la difficile scission des
habitants lors du rattachement de la ville à l’Italie au sortir de la
guerre
mondiale. Je passe rapidement car, pris par des obligations diverses, je
ne
pouvais m’y arrêter. Mais j’ai commencé à me dire « Tiens, c’est
marrant… »
L’affaire se corse lorsque, exhumant quelques Magazine
littéraire d’une caisse je
feuillette le n° 227 consacré à « La France Fin de Siècle ». Quel
rapport, me rétorquerez-vous ? Aucun si ce n’est que ce numéro
contient
également un article de quatre pages intitulé « Trieste, dernière
escale »… aussitôt lu avec un intérêt flambant neuf. Eh bien, l’on
note de
nouveau la présence d’Umberto Saba ou de Quarantotti-Gambini, voire de
Svevo,
tous écrivains italiens que je connais fort mal pour ne pas dire pour
certains
pas du tout ! J’y apprends l’origine triestine de Leonor Fini, le
passage
des ombres de Larbaud ou de Rilke, la dèche de Joyce. Je m’inquiète
surtout de
ces signes répétés en si peu de temps. Pourquoi donc Trieste ? Non
que j’y
sois rétif mais quitte à m’intéresser à une ville italienne, ce serait
plutôt
Naples, par exemple…
Mais, de ces maigres connaissances, je perçois à
quel point
le lieu est une limite, une frontière cosmopolite et indécise une rencontre intéressante. Cependant
rien ne me permet de m’inquiéter encore : trois coïncidences
successives
peuvent arriver, le codage du simulateur de réalité dans lequel nous
vivons
n’est pas à l’abri d’accidentelles réitérations… J’ai bien vu, une
fois, des
dizaines de nuages identiques se côtoyer.
Il est des moments où on finit tout de même par jeter un
coup d’œil par-dessus son épaule avec inquiétude. Ainsi, alors que
j’allais
chercher un ouvrage commandé chez mon nouveau libraire de neuf, je
tombais sur
une pile de livres de chez Allia en promotion. Si Les
mémoires d’un travesti (attribuées à Erik Losfeld !) avaient
attiré mon immédiate attention, la couverture d’un autre ouvrage dont
le titre
est — bien sûr — Trieste, par Roberto
Balzen n’a pu que me saisir. Que faire sinon l’acheter et le
lire ?
J’avais rencontré Balzen dans l’article du Magazine
littéraire, avec cette suite de notes qui emprunte le ton du
tutoiement,
évoquant le vent de Trieste, la Bora, qui rend fou, et puis aussi le
souvenir
des fonctionnaires austro-hongrois et de leur probité… On retrouve
cette même
nostalgie un peu désolée à propos de ces fonctionnaires dans l’émission
de
France Culture. Le texte est doté du charme déchu d’une miette
d’empire, doté
d’un humour exquis. Un livre qui reviendra de temps en temps sous mes
yeux.
Est-ce que je cherche la petite bête,
dites-moi ? Est-ce
la soudaine fécondité de mon inconscient qui me met à l’affût de toute
allusion
à la ville ? Je décide de forcer le destin et commande — d’après
le même
article du Magazine littéraire — un
ouvrage de Svevo, un de Saba et celui de Franck Venaille sur la ville.
Il y a de
quoi conjurer le sort.
Les livres sont arrivés depuis peu (mon bouquiniste à Redon,
curieusement, n’avait rien sur le sujet) et je n’ai pas encore eu le
temps de
les lire. Cela va venir forcément.
Visiblement cela n’a pas suffit. Le lendemain de la réception
du petit colis (ouvrages payés à prix fort modique, d’ailleurs, mais je
ne
recommande pas ce site qui vient de me décevoir), ma fille me téléphone
et me
fait part de ses projets estivaux, dont celui de venir voir son heureux
géniteur. Quel plaisir ! Et puis, juste après sa visite, elle ira
faire
une petite balade en Italie. « Ne me dit pas que… » Et
si :
Trieste, encore Trieste, toujours Trieste !
La répétition est devenue inquiétante et puis aussi un petit
peu rassurante. Cette insistance ne peut être de mon fait à moins
d’être un
grand télépathe (ce qui m’étonnerait fort, vu mes fins de mois). Il y a
certes
l’empathie qui règne entre ma fille et moi, mais elle réside surtout
dans
l’appétence pour les films bourrins.
On finirait par trouver tout banal. Alors que je cherchais
pour le travail quelques informations sur la vie de Casanova dans la
biographie
de Rives Child, je n’ai pas sourcillé cet après-midi même en croisant
le
chapitre intitulé « Errances qui le conduisent à Trieste ».
Cela fait trois mois que cela dure.
Je gage que la série n’est pas encore terminée, quoique le
fait d’écrire un billet ici aura peut-être le don d’éventer toutes
velléités du
destin.
Mais on ne sait jamais, la Bora souffle peut-être jusque
dans mes contrées.