Rouleur, s. m. Ouvrier
typographe qui roule d'imprimerie en imprimerie sans rester dans
aucune, et qui, par suite de son inconduite et de sa paresse, est
plutôt un mendiant qu'un ouvrier. Aucune corporation, croyons-nous, ne
possède un type aussi fertile en singularités que celui dont nous
allons essayer d'esquisser les principaux traits. Les rouleurs sont les
juifs errants de la typographie, ou plutôt ils constituent cet ordre
mendiant qui, ennemi juré de tout travail, trouve que vivre aux
crochets d'autrui est la chose la plus naturelle du monde. Il en est
même qui considèrent comme leur étant due la caristade que leur alloue
la commisération. Nous ne leur assimilons pas, bien entendu, les
camarades besogneux dont le dénuement ne peut être attribué à leur
faute : à ceux-ci, chacun a le devoir de venir en aide, dignes qu'ils
sont du plus grand intérêt.
Les rouleurs peuvent se diviser en deux
catégories : ceux qui travaillent rarement, et ceux qui ne travaillent
jamais. Des premiers nous dirons peu de chose : leur tempérament ne
saurait leur permettre un long séjour dans la même maison; mais enfin
ils ne cherchent pas de préférence, pour offrir leurs services, les
imprimeries où ils sont certains de ne pas être embauchés. Si l'on a
besoin de monde là où ils se présentent, c'est une déveine, mais ils
subissent la malchance sans trop récriminer. De plus, détail
caractéristique, ils ont un saint-jean, ils sont possesseurs d'un peu
de linge et comptent jusqu'à deux ou trois mouchoirs de rechange. Afin
que leur bagage ne soit pour eux un trop grand embarras dans leurs
pérégrinations réitérées, ils le portent sur le dos au moyen de
ficelles, quelquefois renfermée dans ce sac de soldat qui, en style
imagé, s'appelle azor ou as de carreau.
Un des plus industrieux avait imaginé de se servir d'un tabouret qui,
retenu aux reins par des bretelles, lui permettait d'accomplir
allègrement les itinéraires qu'il s'imposait. Ce tabouret, s'il ne
portait pas César, portait du moins sa fortune.
Mais passons à la
seconde catégorie. Ceux-là ont une horreur telle du travail, que les
imprimeries où ils soupçonnent qu'ils en trouveront peu ou prou leur
font l'effet d'établissements pestilentiels ; aussi s'en éloignent-ils
avec effroi, bien à tort souvent ; car le dehors de quelques-uns est de
nature à préserver les protes de toute velléité d'embauchage à leur
endroit. D'ailleurs, si les premiers ne se présentent pas souvent en
toilette de cérémonie, les seconds, en revanche, exposent aux regards
l'accoutrement le plus fantaisiste. C'est principalement l'article
chaussure qui atteste l'inépuisable fécondité de leur imagination.
L'anecdote suivante, qui est de la plus scrupuleuse exactitude, pourra
en donner une idée : deux individus, venant s'assurer dans une maison
de banlieue que l'ouvrage manquait complètement et toucher l'allocation
qu'on accordait aux passagers, étaient, l'un chaussé d'une botte et
d'un soulier napolitain, l'autre porteur de souliers de bal dont le
satin jadis blanc avait dû contenir les doigts de quelque Berthe aux
grands pieds. Des vestiges de rosette s'apercevaient encore sur ces
débris souillés d'une élégance disparue.
Au physique, le rouleur,
n'a rien d'absolument rassurant. La paresse perpétuelle dans laquelle
il vit l'a stigmatisé. Il pourrait poser pour le lazzarone napolitain,
si poser n'était pas une occupation. Sa physionomie offre une
particularité remarquable, due à la conversion en spiritueux d'une
grande partie des collectes faites en sa faveur : c'est son nez rouge
et boursouflé.
Lorsque, contre son attente, le rouleur est embauché,
il n'est sorte de moyens qu'il n'emploie pour sortir de la souricière
dans laquelle il s'est si malencontreusement fourvoyé : le plus
souvent, il prétexte une grande fatigue et se retire en promettant de
revenir le lendemain. Il serait superflu de dire qu'on ne le revoit
plus.
Il est un de ces personnages qu'on avait surnommé le roi des
rouleurs, et que connaissaient tous les compositeurs de France et de
Navarre. Celui-là n'y allait pas par trente-six chemins. Au lieu de
perdre son temps à de fastidieuses demandes d'occupation, il s'avançait
carrément au milieu de la galerie, et, d'une voix qui ne trahissait
aucune émotion, il prononçait ces paroles dignes d'être burinées sur
l'airain : « Voyons! y-a-t-il mèche ici de faire quelque chose pour un
confrère nécessiteux ? » Souvent une collecte au chapeau venait
récompenser de sa hardiesse ce roi fainéant ; souvent aussi ce cynisme
était accueilli par des huées et des injures capables d'exaspérer tout
autre qu'un rouleur. Mais cette espèce est peu sensible aux
mortifications et n'a jamais fait montre d'un amour-propre exagéré.
Pour terminer, disons que le rouleur tend à disparaître et que le typo
laborieux, si prompt à soulager les infortunes imméritées, réserve pour
elles les deniers de ses caisses de secours, et se détourne avec
dégoût du parasite sans pudeur, dont l'existence se passe à mendier
quand il devrait produire.
Eugène Boutmy - Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883