Émile Goudeau
Les Polonais
Les Polonais
I
En ce temps-là, le duc Jean Soulografleski, Prince des Polonais et Ruthènes à qui Sa soif de Danaïde avait donné la gloire, Descendit longuement de son trône, et, sans boire Dit aux ivrognes vieux qui formaient son conseil : « L’heure est enfin sonnée au cadran du soleil, « L’heure où, sur les Gaulois, ces buveurs à vergogne « Devra prédominer l’étendard de Pologne, « L’étendard rouge et jaune et blanc, drapeau divin « Dont la forme est bouteille, et dont le fond est vin ». Et les vieux, inclinant leurs chevelures pâles, Dirent : C’est bien ! — Pendant ce temps, comme des râles, Et des plaintes de mort, montaient du fond des cours Des roulements inextinguibles de tambours.
II
L’armée était rangée au loin sous les bannières, On avait réuni des nations entières, Et tous les cultes — sauf le culte musulman — Avaient pris rendez-vous au lieu de ralliement. Une sainte fumée, un nuage d’ivresse, D’alcool et de tabac, tournait avec paresse Au-dessus des guerriers ivres, sous les pennons, Près des fûts-obusiers et des tonneaux-canons. Or, Soulografleski, le rude gentilhomme, Avait tari d’un coup de langue un vidercome Qui lui venait du vieux Noé Vigneron-Roi, Descendit vers la plaine au dos d’un palefroi, Célèbre entre tous les palefrois de Slavie, Pour son ardeur étrange à boire de l’eau-de-vie. Quand le duc arriva, les mirlitons et cors Sonnèrent, éveillant les guerriers ivres-morts. Mais lui, se redressant sur ses étriers doubles, Cria : « Salut à vous, lansquenets aux yeux troubles, « Templiers et sonneurs, soudards mal dégrisés, « Héroïques pochards aux ventres arrosés « Par tout ce que la terre a produit de liquides, « Salut ! J’ai réuni vos bataillons avides « Étincelants de tous les rubis de votre nez, « Pour guider votre rage aux combats forcenés ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Là, les guerriers, frappant leurs cuirasses vermeilles, Firent un cliquetis féroce de bouteilles ; Et, tous, ainsi qu’un bois que l’ouragan émeut, S’inclinèrent, criant : « Dieux le veut ! Dieu le veut ! »
III
Ils marchèrent pendant trente-quatre semaines, Par les vallons, par les coteaux, et par les plaines, Râlant des chants d’ivresse, et traversant les bourgs En tapant sur la peau d’âne de leurs tambours ! Les renforts arrivaient tout au long de la route. Et l’on ne s’arrêtait que pour boire la goutte ; Quand les gourdes étaient pleines, on le vidait ; Et l’on coupait la tête à quiconque rendait. Champagne, puis Bourgogne et Gascogne s’unirent Aux Normand, ces buveurs de cidre, et se soumirent. Rien ne résistait plus que Paris, où les purs Buveurs d’eau les voyaient venir du haut des murs.
IV
Les pâles buveurs d’eau, les reins ceints d’une corde, Étaient debout sur la place de la Concorde, Ayant, pour les guider aux suprêmes combats, Carémus, empereur des mauvais estomacs, Le prince de la Dhuys, et le duc de la Vanne, Oxyde d’hydrogène avec sa dame-Jeanne, Don Benito de Lourde, et plus loin — ô stupeur ! Le maréchal Pompier et sa pompe à vapeur. Or la terreur muette, aquatique et servile, Tenait sous ses genoux de cristal la Grand’Ville ! Et l’on n’y vivait plus, car on n’y buvait plus… Les mutins les plus fiers et les plus résolus Étaient domptés ! et l’Eau, cette artiste en naufrages, Avait rincé les cœurs et noyé les courages. L’Anglais s’étant rendu, Brébant capitula, Et d’un crêpe vert-d’eau le Riche se voila, Les mougicks d’omnibus, et les mougicks de fiacres Gosiers habitués aux liqueurs les plus âcres, Maintenant l’œil atone, et le nez presque éteint, Aller tuer le ver au gobelet d’étain De Wallace ! Ô canons transformés en seringues ! Et fades, ils songeaient aux défunts mannezingues ! Ô vin blanc du matin ! trois-six, et bock du soir ! L’eau maudite régnait sur Paris, Éteignoir !
V
Or, Soulografleski, là-bas, rangeait ses troupes. Ce n’était qu’ »un fouillis d’ivrognes et de coupes Que la marche forcée et titubante, hélas ! Faisait choir en désordre. On se remit au pas. — À droite était Bacchus, prince des Vignes-Fières, À gauche, Gambrinus qui gouverne les Bières ; Au centre, ce cadet de Gascogne, Cognac, Devant qui les géants eux-mêmes ont le trac. Le gros major Bitter était à l’avant-garde, Auprès de l’intendant supérieur Moutarde. Le petit colonel Vermouth serrait le frein À son grand cheval jaune arrivé de Turin : Il commandait le régiment d’Absinthe-Suisse, En éclaireur, ayant sa trompe sur la cuisse, Suivi de Radis-Beurre et du Vaillant Anchois. Oh ! l’armée homérique, oh ! les princes ! les rois ! Les noms des Crus, les noms de la Distillerie ! Le duc d’Ay-Mousseux tenant l’Artillerie ! Parmi les fantassins Sauterne, ce lion ; Grave, avec Chablis et Saint-Émilion, Chateaux-Margaux ! Pomard le rationicide. Yquem près de Vougeot, et l’Argenteuil, timide, Mêlant sa veste bleue aux rouges juste-au-corps Des massifs Roussillons et des puissants Cahors ; Johannisberg le reitre, et Tokay le burgrave, Et Lacryma-Christi, bouillant comme une lave ; Puis, fièrement, coiffé d’une large sombrero, Madère-y-Muscatel-y-Xérès-y-Porto ! — Rien que pour l’aile droite, ô Gloire ! — Pour l’autre aile Le duc Bock, avec Stout, Faro, Porter, Pale-Ale ! L’amiral Half-and-Half, neveu de ce dernier, Sir Scotch-Ale, Houblon, porté dans un panier Par Orge et Buis ; ailleurs Prechtel, la vieille croûte, Et le feld-maréchal Von Der Saucisse-Choucroûte, Avec Pipe-Kummer près de Royal-Tabac. — Vers le centre, et suivant ton panache, ô Cognac ! Un flot de combattants aux couleurs alarmantes : Mêlé-Cassis, Trois-Six, Armagnac, les deux menthes ; Raspail, ce convaincu ! Kakao, ce Shoking ; Kummel le nihiliste et Curaçao-Focking ; Et vos trois bataillons, Chartreuses-Amazones ; Les vertes au milieu des blanches et des jaunes. Parmi ce flot de durs et roides combattants, J’en passe des plus fiers et des plus éructants, Qu’importe ? On fit sommer la Ville de se rendre. Carémus répondit simplement : « Viens la prendre ! » |